Penser les médiations thérapeutiques

Penser les médiations thérapeutiques

Existe-t-il un groupe, demande le psychanalyste René Kaës, qui quel que soit son statut (thérapeutique, formatif ou « naturel ») ne soit pas de médiation ? « Tout groupe, poursuit-il, peut être considéré sous l’angle où il est le moyen et le lieu d’un travail psychique qui fabrique des médiations entre les espaces psychiques, entre les objets, les processus et les formations qu’il contient. »[1] Lorsque le terme de médiation apparaît à propos d’un groupe, il qualifie la plupart du temps une technique destinée à mobiliser explicitement des processus psychiques, des moyens ordonnés à une finalité. Dans ce cas mettre en œuvre une médiation consiste à choisir et à utiliser un objet ou une activité comme un moyen par l’intermédiaire duquel il est possible d’obtenir un certain effet de travail psychique chez les personnes qui y participent, ou pour établir entre elles un certain type de relation. Parmi les objets possibles on citera dessin, modelage,  jeu, sports, psychodrame, conte, revue de presse, activité d’écriture, photographie, théâtre, etc., la liste est quasi-infinie qu’elle décrive des objets relevant de la sphère artistique ou non. Le recours à ces médiations s’effectue souvent là où la parole s’avère insuffisamment disponible pour ses membres, et spécialement lorsque plusieurs modalités d’expression (le corps, la sensorialité, le geste) sont mobilisables dans leurs rapports avec la parole, celle-ci restant la visée suprême de la médiation.  

Le soignant qui utilise ces techniques doit bénéficier d’une double formation ; il doit non seulement être capable de se repérer au niveau relationnel, identifier ce qui se vit au niveau du groupe, mais également maîtriser a minima la technique utilisée. Si l'infirmier n'est pas parfaitement à l'aise dans la réalisation d'une pièce de poterie, s'il ne possède pas l'alphabet que la poterie suppose, il ne pourra être vigilant quant à ce qui se passe au niveau relationnel. Lorsqu’Olivia me demande de recoller la tête de la figurine de terre qu’elle modèle, il ne suffit pas que je sache qu’elle ne l’a pas suffisamment humidifiée pour éviter que sa tête ne se sépare du corps, il ne suffit pas que je connaisse la technique pour recoller cette tête à  ce corps, il faut aussi que j’entende ce qu’Olivia me dit de sa tête à elle, à ce moment de son histoire, des voix qui lui prennent littéralement la tête et qui ne se calment qu’en poterie, il faut aussi que je sache où le groupe de six patients en est, dans ce moment où  la  psychologue qui a créé le  groupe et l’anime est en arrêt maladie.

Toutes ces activités supposent au moins quatre temps :

  1. un temps de préparation de l'activité, temps de rencontre des différents soignants mobilisés par l'activité (ce temps peut être plus ou moins long en fonction de l'activité : un groupe de lecture supposera la lecture du livre choisi par le groupe et un échange des soignants autour de ce livre, une activité de peinture sur soie ne réclamera que la préparation de la salle, un groupe de musicothérapie réceptive impliquera de sélectionner des œuvres et la préparation d'une bande enregistrée), ce temps est un temps de mise en œuvre des processus préconscients du soignant et de l’équipe d’animateurs, une sorte de sas qui les prépare au groupe et à l’animation de la séquence de soins qui va suivre ;

  2. le temps de l'activité elle-même auquel on ne saurait limiter l’effet thérapeutique ;

  3. un temps de post-groupe où les cothérapeutes font ensemble le bilan de la séance, bilan individuel, bilan du groupe, prise en compte des interrelations entre les cothérapeutes, prise en compte du ressenti de chacun. Le post-groupe dont la durée peut être supérieure à celle de la séance elle-même est un temps d'évaluation mais  il n’est pas que ça, il est aussi un temps où  l’on se déprend de ce qui s’est passé au cours de la séance, un temps où ces interactions deviennent un peu plus intelligibles, lisibles ;

  4. un temps de restitution après synthèse à l'équipe concernée (synthèse, supervision, etc.), c’est aussi un temps de construction, à travers les remarques et observations de ceux qui n’ont pas participé à la séance, quelque chose de l’ordre d’un sens partagé se construit, qui permettra que ce qui a été engagé au cours de la séance puisse se poursuivre dans les autres soins et dans les autres activités proposées aux patients.

Il est souhaitable de s'interroger régulièrement sur la pertinence de l'activité proposée (qu'apporte-t-elle aux patients ? Peut-on considérer leur évolution comme satisfaisante ? Répond-elle encore aux besoins des patients ? etc.). Il nous paraît non seulement souhaitable d'animer des séminaires de réflexion sur ces activités, mais également de rédiger des articles et de les publier. On pourra donc ainsi compter jusqu’à six temps  différents.

On distingue deux sortes de médiations dans le champ thérapeutique : celles qui sont trouvées toutes faites et celles qui sont à construire.

Le conte, les jouets, les images ou les photos, les musiques enregistrées, l’actualité confrontent le sujet à sa capacité de réagir face à des objets concrets mis en sa présence. Ces objets suscitent une dimension active de sa part, ne serait-ce que par la simple manipulation. Ce sont des embrayeurs d’imaginaire. Ils servent à activer ce, qui, chez le sujet, est resté en panne du fait d’un blocage interne ou qui n’a jamais dépassé le stade embryonnaire.

Peinture, pinceaux, crayons, feutres et feuilles de papier, instruments de musique sont des matières premières proposées au sujet pour qu’il en fasse quelque chose.

La créativité est mobilisée de deux façons différentes. Soit elle se manifeste dans la façon dont sont mis en jeu les objets, soit elle est à l’œuvre dans la réalisation d’un dessin, d’une peinture, d’un air de musique ou d’un collage qui a valeur d’objet. Dans un cas l’objet est le point de départ du travail thérapeutique ; dans l’autre il en est le point d’arrivée.

Constater une telle différence permet de mieux cerner ce qui est mis en avant dans le soin pour savoir plus précisément ce qui est mobilisé psychiquement par le patient dans le travail psychique réalisé avec et par la médiation. Ainsi, certains patients peuvent être angoissés par l’effet « page blanche ». Comment partir de rien ? Le vide initial est source d’anxiété s’il n’est pas accompagné de jalons et de repères pour sécuriser la démarche. La contrainte ou proposition d’écriture constitue un déjà-là qui peut diminuer cette angoisse.

Médiation et effet transférentiel

Ce qui est thérapeutique dans la médiation, c’est la rencontre entre deux niveaux de sens : un dispositif pensé, construit et encadré par des thérapeutes, et une matière capable de susciter envie et désir qui serve de médiateur. Le point de contact entre les deux niveaux n’est rien d’autre que le relationnel. La matière, l’objet concret présenté médiatisent la relation entre le soignant et le patient, relation qui risquerait sinon d’être persécutrice ou intrusive si elle était trop frontale.

« Ah ! Te  voilà, toi ? Regarde, la voilà la Pomponnette … Garce, salope, ordure, c’est maintenant que tu reviens ? Et la  pauvre Pompon, dis, qui s’est fait un mauvais sang d’encre pendant ces trois jours ! Il tournait, il virait, il cherchait dans tous les coins … Plus malheureux qu’une pierre qu’il était. Et elle, pendant ce temps-là, avec son chat de gouttière … Un inconnu, un bon à  rien … Un passant du clair de lune … Qu’est-ce qu’il avait, dis, de plus que lui ? »[2] Qui ne connaît cette scène où Aimable, le  boulanger joué par Raimu apostrophe la Pomponnette devant sa femme Aurélie (Ginette Leclerc)  qui vient de partir trois jours avec un berger et qui rentre au domicile conjugal, penaude. Marcel Pagnol nous montre, Aimable, qui fait fête à  sa femme. Il l’aime, il ne veut pas être brutal. Il veut tout de même  lui montrer ce qu’il a enduré pendant son absence, sa colère. Il va utiliser une médiation, un medium malléable, ce sera Pomponnette. La chatte est là, entre eux, ni du côté d’Aurélie, ni du côté d’Aimable, entre eux. A la fois dedans par l’investissement de chacun, et dehors, justement parce que chacun l’investit, mais dans le couple. Aimable, qui pour une fois, ne mérite pas son prénom, peut alors projeter sa colère sans risque de détruire Aurélie, ni ce qui les rassemble. Aurélie, en retrait, écoute, ne reformule pas, ou alors, à peine,  à la marge. Quelque chose se reconstruit là autour de Pomponnette : leur relation. Entre idéal et réalité.

Bernard Chouvier explique ça tout autrement :

« Dans les religions traditionnelles, celui qui officie car il est le tenant du sacré, le prêtre donc, est un bricoleur du divin. L’une de ses tâches est de configurer un espace du sacré accessible aux hommes. Il est chargé de construire de petites divinités intermédiaires (des dieux portatifs en quelque sorte) images sculptées, statuettes de bois ou vagues formes pétries de boue, d’argile et de sang mêlés. Ces modèles réduits ont pour rôle de présentifier la divinité aux yeux des hommes, cette divinité qui resterait, sans cela, totalement inatteignable, perdue dans le monde de la spiritualité et de l’intelligibilité. Le dieu vient habiter le médium, s’il le veut et quand il le veut. Ou bien il ne s’y manifeste que sur l’invocation du prêtre, à travers une ritualisation dont le codage reste secret bien qu’en relation indirecte avec son caractère particulier et son histoire. »[3]

Au fond, les médiations ne sont qu’une sorte de bricolage initié par des soignants dans le but de configurer un espace de symbolique accessible aux patients psychotiques ou borderline. Le symbole peut être défini comme un accordeur qui réalise le passage du monde du dedans au monde du dehors. Les soignants construisent des petites figurines, un cadre qui a pour but de présentifier le symbolique aux yeux de ces patients. Le médium peut être ou non investi. Il peut l’être grâce aux invocations, à travers une ritualisation. Si les dieux étaient invités à se manifester n’importe quand, n’importe où, ce serait la panique sur terre. Il en va de même avec les médiations. Le groupe « Sous presse les [mo] », c’est le mardi de telle heure à telle heure et dans telle pièce. Si n’importe qui pouvait invoquer les dieux, ils ne s’y retrouveraient pas et finiraient par se mettre en grève. Il faut donc être autorisé pour les invoquer, autorisé par une pratique, par un savoir, par un mandat collectif et rendre compte de ce mandat. Si les rituels changeaient constamment, les dieux et les hommes seraient perdus, et la divinité se manifesterait n’importe quand, n’importe comment, ce qui serait le chaos. Dans l’espace et le temps défini, le soignant propose une action et une seule : la lecture en commun des nouvelles du jour et leur discussion puis la transformation de ces nouvelles en un texte produit par les membres du groupe.

L’objet médiateur est un facilitateur de l’expression verbale individuelle au sein d’un groupe. Il permet de ne pas être dans une relation frontale avec les mots et en face à face avec un thérapeute. La médiation dans ce cadre tend vers la recréation d’un espace de communication inexistante ou interrompue. Il est un temps de rencontre co-construit par les membres du groupe et l’animateur (ou les animateurs). Les interactions au sein du collectif thérapeutique font fonctionner ces temps de rencontre tout autant que l’objet médiateur. L’objectif est de renforcer la cohésion du groupe autour d’un objet commun, pour permettre à chaque individu d’occuper une place non figée mais évolutive à l’intérieur du cadre. Le groupe joue tour à tour le rôle d’enveloppe, de miroir, d’appui par le biais de ce qu’il représente de façon fantasmatique. Par conséquent, les positionnements du sujet dans le groupe et par rapport à l’investissement de l’objet proposé sont porteurs de sens. Ils peuvent être interprétés par les animateurs et partagés avec les membres de l’équipe soignante.

Eloignées de la prise en compte stricto sensu des processus de création et de leur accompagnement, les médiations thérapeutiques travaillent avec le groupe à la création d’une histoire ou d’une fiction picturale, à la fois transverse à tous les participants et unique pour chacun. La redynamisation impliquée par le dispositif est à trouver dans ce qui a pu être mobilisé et réactualisé au cours de la séance, puis partagé au sein du collectif. Ces séquences vécues par chacun et par le groupe en portent la mémoire et protègent chacun d’un possible envahissement de l’extérieur. La production s’il en est une, est présentée aux autres participants qui la commentent sans la juger, y attachant leurs propres émotions, sentiments ou références pour en débattre. L’introduction du regard de l’autre et l’acceptation des commentaires font partie intégrante du travail thérapeutique.   

Le cadre, ainsi précisé, n’est rien d’autre qu’une coquille vide s’il n’est pas habité.  Il ne reste, dans ce cas-là, que des règles et des consignes abstraites et dépourvues d’affect si elles ne sont pas investies et incarnées par les soignants. De même la pure mise en œuvre de la créativité du sujet, sans appui, ni limitations, risque d’aller vers des débordements dommageables et une excitabilité accrue qui aboutit aux effets inverses de ceux désirés. Ce qui soigne, c’est d’abord et avant tout la rencontre avec un soignant et la mise en jeu d’un champ transférentiel. L’objet a pour fonction essentielle de favoriser et de faciliter l’ouverture à l’intersubjectivité. L’autre devient le mentor (le maître ?), l’objet d’identification, l’objet d’amour ou l’initiateur. C’est en déclinant toutes ces figures de l’intersubjectivité à partir de l’investissement dans un objet à créer que s’amorce et se développe le travail thérapeutique avec les médiations.

(A suivre !)

Dominique Friard


[1] KAES (R), Médiation, analyse transitionnelle et formations intermédiaires, in Les processus psychiques de la médiation, Chouvier (B) (dir),  Dunod, Paris, 2002.

[2] PAGNOL (M), La femme du boulanger.

[3] CHOUVIER (B), Le médium symbolique, in Les processus psychiques de la médiation, Dunod, Paris 2002, p. 4.

 

 

Date de dernière mise à jour : 15/07/2020

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