Kijek D., Psychiatrie désemparée
« Psychiatrie désemparée
Un héritage »
Dimitri Kijek
L'humanisme porté par le "traitement moral" et "l'abolition des chaînes" fut une mythologie médicale qui a forgé un idéal professionnel qui n'est jamais parvenu à s'imposer face à l'option scientifique (ou scientiste) voulue par Pinel, son fondateur. KIjek en déplie les étapes et montre comment elle rejoint la crise de la modernité suscitée par l'avènement du numérique et de l'Intelligence Artificielle qui se traduit par une désertification de la psychiatrie.
« Les psychiatres quittent l’hôpital, ou ne s’y engagent plus. Les infirmiers et les psychologues également. On est devant un phénomène d’ampleur considérable et totalement inédit, résultat de la conjonction de plusieurs facteurs, eux-mêmes reliés à des causes plus profondes. L’un d’entre eux peut être considéré comme naturel, mais il marque surtout la fin d’une parenthèse essentielle de l’histoire psychiatrique qui aura duré moins d’un demi-siècle. Il s’agit du départ à la retraite de la génération d’après-guerre, celle qui avait apporté un souffle nouveau à une profession jusqu’ici cantonnée à l’approche positiviste de ses origines, centrée sur l’organogénèse des troubles mentaux et les classifications nosographiques. C’est de cette révolution qu’est née la psychiatrie de secteur ainsi que la psychothérapie institutionnelle, une innovation majeure qui permit l’ouverture de l’asile sur la société et la mise en suspend des méthodes répressives qui avaient gouverné cent cinquante ans de pratiques. » (p.7)
L’auteur
Après une formation de psychiatre des hôpitaux puis de linguiste à Paris VII, Dimitri Kijek intègre l’Ecole lacanienne de psychanalyse. Il est responsable de Centre de Psychothérapie institutionnelle à l’hôpital psychiatrique de Clermont de l’Oise et de l’Intersecteur du couple et de la famille à Chantilly. Parmi ses ouvrages, on peut noter une « Critique de la raison asilaire » publié chez Epel en 2017.
« […] la psychiatrie n’a jamais pu se fonder sur une étiologie consensuelle et bien établie des troubles observés avec, pour résultat des critères de sélection éminemment fluctuants et soumis aux aléas d’impératifs administratifs, gestionnaires, politiques et sociétaux, ainsi que l’a amplement démontré Hervé Guillemain. Le discours de la science est resté constant sur le fond mais a erré sur la forme au gré de l’évolution des sociétés.
C’est pourtant selon les principes de cette définition du déviant que le fou est devenu un objet d’observation et d’expérimentation dont on a pu disposer à sa guise. On ne doit pas ignorer ce que cette démarche a parfois induit. Outre ses effets sur l’organisation institutionnelle, sur lesquels on reviendra, elle eut très tôt pour fonction de départager les curables des incurables, ceux-ci prenant la direction de communautés pouvant les accueillir, selon des modalités très proches de la déportation, c’est un fait maintenant attesté. » (pp. 61-62).
L’ouvrage
L’auteur débute son livre en reprenant le constat, hélas banal, de la destruction de la psychiatrie et en particulier de la pédopsychiatrie, « une pratique de conflit armé où les patients sont triés en fonction de l’urgence vitale et des effectifs disponibles ». Il se propose, pour expliquer ce désastre, de revenir aux origines de la psychiatrie en reprenant la lecture, souvent inattendue, des textes qui ont érigé ses fondations et ainsi décidé de notre actualité, et en particulier les écrits de Philippe Pinel, maintes fois commentés et critiqués.
Kijek en présente deux facettes. La première concerne le fameux « traitement moral », à partir duquel s’est fondé un certain imaginaire collectif sur ce qu’allait être la psychiatrie. Il allait enfin permettre de porter un nouveau regard sur la déviance mentale, désormais considérée comme une souffrance psychologique accessible à la bienveillance du personnel soignant alors qu’il était jusque-là assujetti à la tâche de maintenir l’insupportable difformité à l’écart des préoccupations du citoyen ordinaire. Il se concrétisa par « abolition des chaînes », deuxième aspect du mythe. Idéal toujours revendiqué mais jamais tout à fait mis en œuvre et toujours remis en cause par les réalités économiques. La deuxième facette repose sur l’alliance avec la pensée positiviste du début du XIXème siècle qui permit un déploiement de la science et qui oriente l’œuvre théorique de Pinel et celle de ses continuateurs. La psychiatrie devient ainsi elle-même une science médicale extrêmement objective et suffisamment établie pour la rendre résistante à toute transformation de ses procédés d’action sur l’individu.
Kijek situe Pinel dans son époque puis relate son parcours. Dans un deuxième temps, il déconstruit la mythologie pinélienne et retrace les différentes étapes de sa fabrication qui conduit à l’oubli voire à l’effacement de Jean-Baptiste Pussin, le gardien qui supprima les chaînes. « Il faut en tout cas se déprendre de cette croyance que le traitement moral aurait été une forme de psychothérapie avant l’heure. Jamais, dans ses écrits, Philippe Pinel ne se départait de cette démarche scientifique qui constate, agit, mais ne cherche pas de sens aux faits observés. Les causes de l’aliénation ne sont pas dans la pensée du sujet, mais extérieures à lui-même, c’est-à-dire environnementale, familiale, organique, héréditaires, relationnelles, sociales. L’individu est vide de tout contenu, simple surface réfléchissante d’évènements fâcheux qu’il vit avec trop d’intensité. C’est en le contraignant à s’adapter à la norme sociale, via l’institution, que son comportement allait pouvoir se redresser. » Le traitement moral bâti sur le projet d’une nosographie scientifique n’avait rien d’une utopie. Si l’enfermement est de plus en plus encadré mais nullement aboli pour la grande majorité des psychiatrisés en institution, celui qui découle de la contrainte symbolique exercée par la nosographie n’est jamais évoqué par les psychiatres et échappe à toute réglementation. Une résistance est à l’œuvre dès qu’une démarche critique s’adresse à une communauté scientifique. Le consensus qui définit le savoir vrai du point de vue de la science possède un caractère négocié, contingent et construit qu’il est difficile de remettre en cause.
Cette psychiatrie héritée du Siècle de Lumières se fracasse contre la société du XXIème siècle qui indique que nous sommes aujourd’hui confrontés à une crise de la modernité. La psychiatrie de grand-papa, d’un côté s’est trouvée brutalement impactée par le numérique devenu persuasif et de l’autre a cessé de fonctionner comme principe unificateur, tel que la tradition l’envisageait. Nos relations, nos actions, nos préférences (l’expression de notre désir) sont désormais tracées et reliées à des services de collecte et de traitements des données via des entités connectées qui se démultiplient, la miniaturisation aidant, et se disséminent dans notre environnement. « Ce Big Data est orchestré par des dispositifs qui fuient massivement et transmettent tout, parfois malgré eux, au point qu’il est quasiment impossible de prétendre gouverner de tels systèmes « qui prolifèrent et génèrent une couche d’entités numériques qui nous enveloppe à peu près aussi sûrement que la couche d’ozone et qui sont aussi invisibles qu’elle. » L’auteur liste quelques-uns des changements générés par le numérique : la génétique est réinventée. Les algorithmes implémentent directement le personnel hospitalier dans le système d’exploitation informatique. Les situations cliniques et donc humaines peuvent être minutieusement répertoriées par fragmentation de « l’entité » ciblée en éléments secondaires, mis ainsi à disposition de chaque corps de métier pour lui permettre d’exercer son action particulière. Ce progrès coûte de plus en plus cher, tellement cher en fait qu’il serait ruineux que les hypothèses ne soient pas vérifiées.
L’auteur conclut qu’il y a la possibilité d’aménager des pratiques discursives qui se rapprocheraient du traitement moral, « du moins pour ce qui relève de l’éthique de Jean-Baptiste Pussin et de sa discrétion. » « Elles ne sont aujourd’hui envisageables que pour un nombre restreint de professionnels motivés, s’exercent de manière confidentielle dans de petites unités, et moyennant une résistance de tous les instants face à l’ingérence numérique et institutionnelle. Elles essaient de retrouver le sujet dans son interaction avec cet « autre monde ».
« On a le sentiment que la psychiatrie paraît bien loin, à ce jour, d’être en mesure de faire face à ces nouveaux enjeux de société. Le jeune malade hospitalisé n’est plus le « vieux schizophrène », ainsi dénommé, et qui habitait l’asile, passif et résigné. Il est maintenant sujet de sa souffrance et sera de moins en moins disposé à tolérer la violence symbolique d’une institution qui voudrait lui imposer une identification à un statut fixé par la science. »
Intérêt pour les soignants
Revisiter le passé à nouveaux frais pour tenter de comprendre le présent et d’imaginer un futur, éviter de succomber à la surenchère scientiste qui apparaît dans l’EBM ou l’EBN, rester ouvert comme un Jean-Baptiste Pussin contemporain. Un ouvrage pour lanceur d’alerte.
Dominique Friard
Date de dernière mise à jour : 17/09/2024
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