Structuralisme et psychiatrie

Structuralisme et psychiatrie

Le structuralisme est un courant de pensée issu de la linguistique qui marqua la psychanalyse (à travers l’œuvre de Jacques Lacan notamment), la philosophie et l’anthropologie françaises des années 60-80. Si le mouvement apparaît dans les années 1950 à la suite de la thèse de l’ethnologue Lévi-Strauss « Les structures élémentaires de la parenté », il est précédé par le « Cours de linguistique générale » de Ferdinand de Saussure (1916) qui propose d’appréhender toute langue comme un système dans lequel chacun des éléments n’est définissable que par les relations d’équivalence ou d’opposition qu’il entretient avec les autres, cet ensemble de relations formant la structure. Toute langue constitue un système au sein duquel les signes se combinent et évoluent d’une façon qui s’impose à ceux qui la manient. S’inspirant de cette méthode, les « structuralistes » cherchent à expliquer un phénomène à partir de la place qu’il occupe dans un système, suivant des lois d’association et d’opposition supposées immuables.

Le structuralisme est marqué par les noms de Lévi-Strauss, Althusser, Foucault, Derrida, Vernant et Lacan. Malgré leur extrême diversité, les pensées de ces auteurs ont en commun de privilégier la structure aux dépens des phénomènes et des événements. Les processus sociaux sont ainsi issus de structures fondamentales, le plus souvent non conscientes. Ils génèrent des pratiques et des croyances propres aux individus qui en dépendent. Ainsi que l’écrit Lévi-Strauss : « Si l'activité inconsciente de l'esprit consiste à imposer des formes à un contenu, et si ces formes sont fondamentalement les mêmes pour tous les esprits, anciens et modernes, primitifs et civilisés, comme l'étude de la fonction symbolique, il faut et il suffit d'atteindre la structure inconsciente, sous jacente à chaque institution et à chaque coutume, pour obtenir un principe d'interprétation valide pour d'autres institutions et d'autres coutumes. »[1]

Lévi-Strauss montre que les relations de parenté au sein des sociétés dites primitives sont régies par des lois d’association et de dissociation comparables à celles qui régissent les sons au sein d’une langue. Il énonce ainsi que les structures élémentaires de la parenté ont pour fonction de déterminer quels conjoints sont interdits et de prescrire la catégorie d’individus à épouser selon les trois types de relations de parenté propres aux sociétés humaines : consanguinité, alliance, filiation. La prohibition de l’inceste apparaît être la condition primordiale de l’échange. En renonçant à la consanguinité, l’homme s’astreint à pratiquer des échanges (dont la femme est le plus important) avec autrui. Les types d’arrangements matrimoniaux fixent les limites entre lesquelles jouent les choses individuelles, les considérations sociales et économiques inconscientes.

Lévi-Strauss, lui-même, consacra quelques articles à la découverte freudienne. Il comparait la technique de guérison chamanistique à la cure analytique. « Dans la première, disait-il en substance, le sorcier provoque l’abréaction, c’est-à-dire la libération des affects du malade, alors que dans la seconde ce rôle est dévolu au médecin qui écoute à l’intérieur d’une relation où c’est le malade qui parle. »[2] Dans les sociétés occidentales, la psychanalyse, pour Lévi-Strauss, fait office de système d’interprétation collective : « On voit apparaître alors un danger considérable : que le traitement, loin d’aboutir à la résolution d’un trouble précis, toujours respectueuse du contexte, se réduise à la réorganisation de l’univers du patient en fonction des interprétations psychanalytiques. »[3] Si, reprend E. Roudinesco, « la guérison survient ainsi par l’adhésion d’une collectivité à un mythe fondateur, celui-ci agissant comme un système de réorganisation structurale, cela signifie que ce système est dominé par une efficacité symbolique. D’où l’idée avancée dans l’Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss que ce qu’on appelle inconscient ne serait qu’un lieu vide où s’accomplirait l’autonomie de la fonction symbolique : « Les symboles sont plus réels que ce qu’ils symbolisent, le signifiant précède et détermine le signifié. »[4] »[5] 

Lacan

Lacan retient de sa lecture de Lévi-Strauss cette primauté du signifiant (au sens linguistique du terme) sur le signifié. La prohibition de l’inceste, décrite par Freud, n’est plus fondée sur une « peur naturelle » mais sur l’existence d’une fonction symbolique comprise comme loi de l’organisation inconsciente des sociétés humaines. E. Roudinesco note que la première étape de l’élaboration par Lacan d’un système de pensée qualifié de relève orthodoxe du freudisme commence par l’exposé « Le mythe individuel du névrosé » dans lequel est utilisée pour la première fois l’expression « nom-du-père ». Elle se poursuit le 8 juillet 1953 dans la conférence sur le « Symbolique, le Réel et l’Imaginaire ». Elle s’épanouit enfin à Rome, le 27 septembre, dans « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse ». Lacan fonde un structuralisme imprégné d’un retour critique aux sources de la psychanalyse freudienne. L’inconscient est structuré comme un langage. La structure du sujet est régulée par l’intrication de trois fonctions : le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire (R.S.I.). Lacan représente cette intrication des trois fonctions par le nœud borroméen. En mathématiques, les anneaux borroméens constituent un entrelacs de trois cercles qui ne peuvent être détachés les uns des autres même en les déformant, mais tels que la suppression de n’importe quel cercle libère les deux cercles restants. Ce « tripode R.S.I », comme il sera appelé par Lacan lui-même, fait partie des quelques concepts à ne pas être abandonné en route ou profondément remanié. Il est une intuition fondamentale de Lacan, et il lui sert de grille de lecture pour comprendre les phénomènes psychiques. Lorsque Lacan avance la théorie des trois ordres (Réel, Symbolique, Imaginaire), il le fait en s'appuyant sur ses réflexions concernant la nature, non du langage en général, mais de l'humain, l'être parlant (qu'il nomme le parlêtre). Le fait d'apprendre le langage nous coupe en quelque sorte du monde : ainsi naît le Réel, ce qui ne peut être nommé, ce qui ne relève pas du langage. Le langage dans lequel nous naissons contient des valeurs, il organise le monde dans lequel nous vivrons avant même que nous soyons nés, cette dimension organisatrice et de distribution de la valeur, Lacan l'appelle le symbolique. Quant à l'imaginaire, il désigne la manière dont le sujet se perçoit par le truchement des autres et du langage dans lequel il se trouve. La théorie lacanienne est à ce point tournée vers le langage qu'on peut en déceler l'importance dès son travail sur le stade du miroir. Lorsque l'enfant fait la différence entre l'image et la représentation, qui est exactement ce que décrit le stade du miroir, il ne fait rien d'autre que découvrir le signe, c'est-à-dire ce qui est mis là pour autre chose, qui désigne cette chose et qui pourtant ne l'est pas.

Nous ne saurions, ici, présenter l’ensemble des concepts développés par Lacan qui a dominé la psychanalyse en France pendant une trentaine d’années. Il l’a marquée de son style et a laissé une trace que ne peuvent désavouer même ceux qui s’opposèrent et s’opposent à lui ou à sa pensée. Pour les psychanalystes comme pour les psychiatres, son œuvre et sa pensée sont incontournables, quelles qu'en soient les contraintes, les difficultés, voire les limites. « Il n'a pas seulement, comme les élèves de Freud puis les analystes de la seconde génération tels Melanie Klein, Donald W. Winnicott et Wilfred R. Bion, enrichi la psychanalyse d'un apport original et personnel. Il a été le seul à reprendre et refondre dans son ensemble l'œuvre du fondateur, et à lui rendre l'hommage de la cohérence des voies et des rigueurs auxquelles elle dut se plier pour produire et imposer l'existence de l'inconscient. Il fut le seul à se donner la double ambition de faire revivre une parole à ses yeux oubliée et trahie, et de tenter d'y égaler la sienne. »[6]

Dans les années 70-90, de nombreux psychiatres et soignants allèrent s’allonger sur le divan de Lacan ou de ses élèves. Les concepts lacaniens étaient discutés en équipe, contribuant à modifier la façon de percevoir le soin, et le sujet notamment psychotique. L’apport le plus important de Lacan à la pratique des soins en psychiatrie, à notre sens, concerne la psychose qu’il ne traite pas sur un mode déficitaire. Lacan invite le soignant à aller chercher les moindres signes du savoir singulier du sujet, et à donner valeur d’enseignement à son témoignage. L’analyste (et le soignant) ont la possibilité de « se faire le « compagnon » du sujet psychotique […] au sens de ne pas incarner le savoir et de se mettre à l’abri de la jouissance. La position du compagnon exclut celle du maître, et surtout celle du jouisseur possible du sujet. C’est une présence en creux, incarnant le silence de la langue, qui peut être tout à fait compatible avec une activité certaine. »[7]  

 

Dominique Friard 


[1] LÉVI-STRAUSS (C), Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 28.

[2] ROUDINESCO (E), Jacques Lacan. Esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée, Fayard, Paris, 1993, p. 282.

[3] LEVI-STRAUSS (C), Le sorcier et sa magie, in Anthropologie structurale, op. cit., p. 202.

[4] Ibid., p. 202.

[5] ROUDINESCO (E), Jacques Lacan. Esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée, op. cit., p. 282.

[6] GUYOMARD (P), Jacques Lacan, in Encyclopédie Universalis, 

[7] BORIE (J), Le psychotique et le psychanalyste, Editions Michèle, Paris, 2012, p. 54.

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