Pourquoi prendre la chambre d'isolement comme "objet" d'étude ?
Pourquoi prendre la chambre d’isolement comme objet d’étude ?
Qu'est-ce qui a conduit un groupe d'infirmiers, en 1993, à choisir de mener une recherche sur la chambre d'isolement, thème alors tabou ? Quelles étaient les motivations conscientes et inconscientes du soignant qui en fut le principal maître d'oeuvre ?
Le groupe de travail dont nous faisons partie a été un des premiers à publier sur le concept de Chambre d’Isolement. Le médecin-chef de notre secteur, rendu sensible à cet objet par le décès d’une jeune anorexique en chambre d’isolement, avait proposé de remplacer le terme chambre d’isolement par celui moins connoté péjorativement de chambre de soins intensifs. Nous n’avons eu de cesse de soutenir qu’il ne servait à rien de changer le nom de la CI si les pratiques n’évoluaient pas.
Après avoir évalué la qualité de l’information donnée au patient psychotique sur son traitement, le Groupe de Recherche en Soins au sein duquel nous travaillons, a souhaité, en novembre 1993, explorer d’autres pistes de travail. Si tous les soignants s’accordent globalement sur la nécessité d’informer les patients psychotiques sur leur traitement, de nombreux soignants s’interrogent sur le déni de la pathologie et sur le refus des soins. Comment informer le patient agité qui refuse les soins ?
Ces remarques nous ont conduit à nous interroger sur l’agitation et sur sa prise en charge, donc sur l’isolement.
Seul infirmier homme du groupe, je suis souvent appelé en renfort pour contenir des patients agités et pour les accompagner dans la chambre d’isolement (CI). J’ai parfois été témoin, pour ne pas écrire complice de pratiques qui n’avaient rien à voir avec une quelconque éthique professionnelle.
“ Lorsque je suis arrivé dans l’unité voisine, j’ai effectivement compris que M. Forget s’agitait. Le ton de voix, la chaise qu’il bousculait, tout montrait qu’il n’était plus maître de lui-même. Il refusait notamment d’être en pyjama. Le médecin présent a prescrit 50 gouttes de tercian®. L’infirmière a fait une grimace en me regardant et m’a dit en passant : “ Et pourquoi pas du pipi de chat ? ”. Elle lui a tendu son verre en espérant très fort qu’il refuserait, ce qu’il a eu la bonté de faire. Le médecin insistant sur le port du pyjama, les infirmières présentes attendant que la situation dégénère, tout était prêt pour que ça se passe mal.
M. Forget a quitté le bureau médical en claquant la porte, et je me suis retrouvé à lui interdire de quitter l’unité. Je ne savais évidemment pas pourquoi il était là. Les seuls mots qu’il m’a dit ont été : “ Je veux rentrer chez moi ”. J’ai essayé de lui expliquer que ça n’était pas possible. Mais au fond je n’en savais rien. J’ignorais même son mode d’hospitalisation. La seule chose que je savais était que trois heures plus tôt, à son arrivée à l’hôpital, il avait l’air calme et que là il était agité. Il disait qu’il n’était pas malade, qu’on n’avait pas le droit de l’obliger à rester à l’hôpital. Comme il a essayé de me bousculer pour passer et qu’il était vraiment hors de lui, je lui ai fait un croc-en-jambe et l’ai immobilisé. J’y ai mis le plus de douceur et le plus de lenteur possibles. N’empêche qu’un croc-en-jambe, c’est un croc-en-jambe. Ca doit être fait rapidement pour être efficace et ça n’est pas une manifestation de tendresse. Je me suis dit qu’une fois à terre, bien immobilisé, il pourrait laisser éclater toute sa colère et que je le contiendrais en lui parlant doucement jusqu’à ce qu’il se calme. J’ai souvent procédé de cette manière. Le corps du soignant sert alors de pare-excitation. Il suffit d’une dizaine de minutes pour que l’excitation retombe. C’est ce que j’ai dit à mes collègues lorsqu’elles sont arrivées. Mais elles n’avaient pas le temps. Il avait refusé son traitement oral, il aurait son injection ! J’ai alors interrompu l’étreinte et tous se sont saisis de lui pour le traîner dans une chambre transformée pour l’occasion en chambre d’isolement. Arrivé dans sa chambre, le lit s’est disloqué dès qu’il l’a bousculé. Il s’est donc retrouvé “ piqué ”, enfermé avec un simple matelas par terre, sans seau hygiénique, sans points de repères temporels.
J’en ai su ensuite un peu plus. Ce brave M. Forget était venu voir son médecin qui lui avait donné rendez-vous à l’hôpital. Il s’agissait en fait d’une “ ruse ” pour l’hospitaliser. Le chauffeur de taxi, partie prenante de cette “ tromperie ” avait discrètement emporté sa valise et l’avait laissée à l’équipe.
Dans cette histoire, tout le monde était en porte-à-faux : le médecin de garde mis devant le fait accompli, l’équipe convaincue que le médecin ne voulait pas “ sédater ” ce patient agité, le patient qui dans un tel contexte ne pouvait pas consentir à l’hospitalisation et s’agiter.
Combien de temps est-il resté isolé ? Certainement plus de 48 heures. Il est resté constamment en Hospitalisation Libre. L’équipe n’utilisant pas de fiche spécifique, le médecin ne prescrivant l’isolement qu’oralement, à quel rythme aura-t-il reçu des visites infirmières ? Nul ne peut le dire.
Je l’ai revu quelques jours plus tard alors qu’il fumait une cigarette. Nous avons évidemment reparlé de cette hospitalisation musclée. Il m’a dit que j’avais eu de la chance qu’il ne soit pas en forme parce qu’autrement il m’aurait mis en pièce et que même à quatre nous n’y serions pas arrivé. Je lui ai répondu que s’il avait été en forme, nous n’aurions pas été contraint d’en arriver là et que nous en reparlerions quand il irait encore mieux. ”
Nous nous sommes très vite rendus compte que ne participaient au groupe de travail que les soignants dont la pratique permettaient une distance avec la MCI (Hôpital de Jour, Dispensaire, Accueil Familial Thérapeutique) comme si, sans cette distance, il n'était pas concevable de réfléchir sur ce thème. Nous avons pu également repérer que si nous avions une certaine distance par rapport à la MCI, nous étions nous-mêmes isolés par rapport à nos collègues.
“ Cadre-infirmier à l'Accueil Familial Thérapeutique, seul membre permanent d'une équipe composée d'infirmiers détachés de leur unité pour les VAD , j'avais la sensation d'être isolée au sein de mon institution. L'audit clinique de l'ANDEM, présenté comme une formation à la prise en charge de l'agressivité et de la violence a été une occasion de m'interroger sur l'agressivité qui régnait dans cette équipe. La mission ANDEM m’a a donné l'occasion de rejoindre le Groupe Recherche et donc de participer à un travail d'équipe. Parallèlement, un magnifique bureau, totalement perdu au bout du couloir m'était attribué. Je me suis alors sentie totalement isolée. L'obligation de passer devant le bureau de la surveillante-chef empêchait les infirmiers, et donc les patients de me rejoindre, et interdisait tout travail de liaison contribuant à augmenter les tensions déjà existantes. Cette cage dorée m'a permis de comprendre ce que pouvait être l'isolement dans une chambre fermée. ”
Ces mots écrits par l’une d’entre nous traduisent assez fidèlement le ressenti des différents membres du groupe. Il nous semblait également qu'autour de l'isolement se résumait toutes les questions relatives à la psychiatrie et à sa place dans la société. Nous pouvons bien disserter sur le soin communautaire, sur le retour à domicile, sur la création de nouvelles structures, si nous ne sommes pas capables d'affronter les questions soulevées par l'isolement, tout cela ne sera que du bruit fait avec la bouche.
Un certain nombre de principes guident notre réflexion. Soins et mise à l'index s'excluent mutuellement, ce n'est qu'en rompant l'isolement, qu'en établissant un dialogue avec un patient considéré comme sujet qu'on peut lui permettre de se soigner. La mise en chambre d'Isolement ne saurait donc être considérée d’abord comme une mesure thérapeutique. Elle est la manifestation d'une limite, d'un intolérable, d'un insupportable. Elle est une privation de liberté rendue nécessaire par l'état du patient et par la sécurité de l'environnement humain. Cet isolement ne deviendra thérapeutique que si nous mettons en place un dispositif d'accompagnement qui permette au patient et à l'équipe de faire retour sur ce qui s'est passé, sur ce qui a motivé l'isolement, que si nous substituons à un acte imposé par la situation une parole qui permette à chacun d'exprimer sa vérité, son ressenti.
J’ai quitté ce Groupe de Recherche et le Centre Hospitalier Esquirol en septembre 1998.
Au Centre Hospitalier de Laragne (05) où je travaille, et notamment dans l’unité “ Provence ” où j’exerce comme infirmier, il n’y a pas de chambre d’isolement. Les patients agités ne sont pas enfermés. L’unité, l’hôpital sont ouverts. J’ai, dans un premier temps, été confronté, au paradoxe d’être considéré comme un des spécialistes de l’isolement (ce qui est extrêmement désagréable) et de travailler dans un lieu de soin qui n’utilise pas cette technique de contention. Il m’a fallu digérer cette modification de ma pratique. Dans un deuxième temps, en m’intégrant à la vie institutionnelle, j’ai observé puis ai été acteur du dispositif mis en place pour soigner sans enfermer. Aujourd’hui, je peux affirmer qu’il est possible de soigner sans isoler. J’en ai la preuve quotidienne. On pourra certes m’objecter que nous sommes dans un hôpital rural et que les agressions auxquelles nous sommes confrontés n’a rien à voir avec celle des villes. Les hospitalisations sous contrainte représentent tout de même 12 % des hospitalisations : 10 % d’hospitalisations sur demande d’un tiers et 2 % d’hospitalisations d’office. Les patients hospitalisés sous contrainte le sont pour avoir agressé des représentants de l’ordre ou des services publics (police, pompier, etc.) ou le maire de leur commune, dans la plupart des cas la politique médicale est de ne pas confirmer les hospitalisations sous contrainte.
La durée moyenne de séjour tourne autour de quinze jours soit quinze jours de moins que nombre d’unités qui utilisent l’isolement.
Rappelons nous que c’est lors de leur retour des camps de prisonniers en 1945 qu’infirmiers et psychiatres ont pris conscience des conditions d’hospitalisation des malades mentaux, réalisant qu’il n’y avait pas tant d’écart que cela entre le quotidien des patients dont 40 000 étaient morts de malnutrition pendant la guerre et ce qu’ils venaient de vivre.
Je n’ai pas fait la guerre, je n’ai pas connu les camps de prisonniers. Non. J’ai travaillé comme élève infirmier dans une de ces unités d’agités où sont parqués les patients susceptibles d’être dangereux. Cela fera bientôt vingt ans que j’ai quitté cette unité, je ne sais toujours pas si les patients étaient réellement dangereux. Les infirmiers, eux, l’étaient. Livrés à eux-mêmes par l’incompétence d’un psychiatre plus féru d’architecture que de clinique, les infirmiers se comportaient en despotes, en tortionnaires. Agacer un patient chronique pour qu’il s’agite n’était pas leur jeu le moins pervers. Brutaliser un patient réticent, en traîner un autre sur plusieurs mètres, enfermer des patients, nus, dans des chambres sans rideau par lesquels on entrait par deux portes, laisser des situations dégénérer pour pouvoir intervenir énergiquement, étaient des incidents quasi quotidiens. Tout cela et ma relative passivité m’a appris qu’il était trop facile de considérer qu’il fallait être nazi pour être gardien de camps. Il suffit de donner à des hommes un pouvoir sans contrôle pour qu’ils s’en servent au mépris de tout respect humain, qu’ils soient militaires, gardiens de prison ou gardiens de fous. Résister à cette pression d’un groupe “ malade ” implique un effort de tous les instants.
Tout cela a été le moteur d’une révolte qui n’a cessé de me stimuler tout au long de ma carrière d’infirmier. Cette révolte, apaisée, mais toujours présente, s’exprime dans le choix de ce DEA (Droit médical) et par le sujet choisi.
Mais les raisons profondes de ce choix sont ailleurs. Je ne crois pas au désintéressement absolu, à la vocation. A travers l’autre, on ne soigne que soi. Et mieux on le sait, moins on emprisonne l’autre dans nos fantasmes de toute puissance.
A l’origine de cette réflexion, un enfant de six ans et son père. L’enfant quitte ses parents pour séjourner dans un orphelinat qui s’appelle La providence. Les raisons de ce placement importent peu. C’est une histoire de bûcheron qui abandonne ses enfants parce qu’il ne peut plus les nourrir. Il ne les perd pas en forêt mais les laisse en dépôt, en attendant. L’enfant qui passe chaque jour devant la maison de ses parents pour se rendre à l’école avec le groupe d’enfants de l’orphelinat n’y comprend rien. Il a des parents mais vit avec des enfants sans parents. C’est comme s’il n’avait plus de parents. Alors, la révolte gronde. Une révolte d’enfant. Elle se ponctue par des séjours de plus en plus fréquents dans le cabinet noir, pour le punir. Son père, tout aussi malheureux, guette son fils et ne supporte pas son regard de chien battu. C’est comme une histoire de petit Poucet, çà finit bien. La famille va être de nouveau réunie et on oubliera bien vite cette période de disette.
Çà l’a tellement marqué cet enfant qu’il s’en souvient à peine. Les images de ce séjour se confondent avec celles de Chiens perdus sans collier qu’il a lu beaucoup plus tard. Il n’identifie pas ce qu’il a vécu, ressenti et les images qu’il a tissées à partir de sa lecture.
C’est cet enfant et son père en moi qui ne supportent pas l’isolement. Ils sont indirectement à l’origine de cette réflexion. Même après élaboration, il en reste toujours le cabinet noir, et cette perception d’un temps sans limite qui est le temps de l’abandon.
Dominique Friard, L'isolement en psychiatrie : séquestration ou soin ?, 2ème Ed. Masson, Paris, 2002. (Extrait)
Date de dernière mise à jour : 28/12/2024
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