De rencontres en rencontres

  • Par serpsy1
  • Le 01/04/2024 à 11:19
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De rencontres en rencontres

Flânerie aux 8ème Rencontres pour la recherche en soins en psychiatrie

Les jeudi et vendredi 28 et 29 mars avaient lieu les  8ème Rencontres pour la Recherche en Soins en Psychiatrie organisées par l’ADRpsy et le GRIEPS, une promenade subjective dans les allées et contre-allées d’un colloque très riche.

J’en suis un habitué. Présent depuis les premières Rencontres, je n’en ai raté aucune. De la première où nous n’étions qu’un grosse centaine à ces huitièmes où nous nous sommes retrouvés à largement plus de deux cents. Le lieu n’a pas changé : Valpré à Ecully. C’est important le lieu. Il signifie. Un havre de paix à quelques kilomètres du centre de Lyon, on y abandonne pendant deux jours tous les soucis d’un quotidien hospitalier hélas parfois si misérable. On le met entre parenthèses avant de repartir, plus fort peut-être, mieux assurés dans nos valeurs, riches de rencontres avec des collègues, des confrères qui vivent (ou pas) les mêmes contraintes que les nôtres mais qui les interrogent sans trop de faux semblant et nous inspirent.

« On le vaut bien »

C’est important le lieu. Les collègues de Laragne (05) qui venaient pour la première fois et qui ont le projet de reprendre les journées de l’AFREPSHA (Association de Formation et de Recherche des Personnels Soignants des Hautes-Alpes) en 2025, ont été impressionnés par l’accueil, par le cadre verdoyant, par l’atmosphère qui règne. Pendant plus de trente ans, l’AFREPSHA a organisé deux jours de rencontres sur le soin en psychiatrie à Laragne puis à Gap dans les Hautes-Alpes. On y croisait Bonnafé, Oury, Baillon et beaucoup d’autres. On y entendait les soignants du cru décrire une psychiatrie respectueuse, innovante. Les différents partenaires locaux issus du médico-social y faisaient état de leurs avancés et de leurs questions.  L’accueil, comme à Ecully, n’y était pas un mot creux. Les fondateurs ont vieilli, sont partis, sont morts parfois. La deuxième génération est partie elle aussi. L’association est entrée en dormition. Justine, Frédéric, Sylvain, c’est la troisième génération. Ils vont reprendre le flambeau avec Sarah Le Baron, une jeune infirmière qui publie un joli texte dans le numéro de la revue Santé Mentale dédié à la contention et à l’isolement. Sarah et quelques autres.  

Les Rencontres commencent dès les tous premiers instants, la veille au soir, avant même que le Colloque ne débute. Comme à Laragne avec l’AFREPSHA. Terrain de connivence. Le lieu signifie. Il dit quelque chose comme : « On le vaut bien ». Nos établissements nous malmènent, nous manquent de respect, chefs et petits-chefs s’ingénient à nous faire comprendre que nous valons à peine plus que des déchets, au sens baumanien du terme, ici tout est fait pour que nous nous sentions chez nous. Jean-Paul Lanquetin, le maître de cérémonie, l’hôte, et ses collègues de l’ADRpsy (Association pour le Développement de la Recherche en Soins en Psychiatrie) et du GRIEPS (Groupe de Recherche et d’Intervention pour l’Education Permanente des Professions Sanitaires et sociales) y tiennent. « Nous sommes chez nous ». Et peu importe que nous soyons psychiatres, aides-soignants, IPA, psychologues ou neuropsychologues, infirmiers chercheurs, trouveurs, cliniciens ou défricheurs, enseignants d’IFSI ou professeur d’université canadien, usagers, pairs ou médiateur de santé, cadres ou directeurs des soins, sociologues ou ergothérapeutes, chevronnés, confirmés, débutants ou amateurs nous sommes ici chez nous, au sein d’une communauté qui a la recherche en soins en commun. La Recherche au fond, c’est une maison commune. La Recherche en soins et pas simplement les « sciences infirmières ».  

L’association Serpsy (Soin Etudes et Recherche en Psychiatrie) est du réseau depuis l’origine et même bien avant. Nous sommes en terrain de connaissance, de connivence. Nous avons signé un partenariat en bonne et due forme, pour les administrations, les archives mais nous n’en avions pas réellement besoin. Nous étions là quand ces journées s’organisaient sous la pesante férule de Saint-Cyr-Au-Mont-d’Or et de son ancien directeur, entretemps devenu lanceur d’alerte comme certains pyromanes deviennent pompiers pour éteindre les incendies qu’ils ont contribué à allumer. Nous avons vu naître le partenariat avec le GRIEPS qui porte aujourd’hui ces journées avec Jean-Paul et l’ADRpsy. Il est aujourd’hui devenu fluide et signifie lui aussi. De nouveaux visages sont apparus, certains sont sortis de l’ombre : Céline, Tristan, Nathalie, Guillaume, Yvonne et pardon à ceux dont je ne cite pas les prénoms. Une nouvelle génération apparaît et contribue au succès de ces journées. Ils ne sont plus liés à Saint-Cyr-Au-Mont-d’Or. Ils sont IPA (ou en voie de le devenir), formateurs, IDE, tous membres de l’ADRpsy. La recherche est de fait indépendante de ces établissements dits hospitaliers qui parfois, en même temps, vampirisent le chercheur et lui coupent les vivres dès que le vent néolibéral change de sens ou que leur stratégie de pouvoir se modifie. Les idées n’appartiennent à personne et l’activité de recherche non plus. C’est en pleine guerre mondiale, à Dresde, que le philologue Victor Klemperer, sans accès à aucun document ni bibliothèque, du fait de son statut de Juif, a  écrit « LTI », une magistrale étude sur la Langue du Troisième Reich qui éclaire encore aujourd’hui, ce que les politiques (et les économistes et le néolibéralisme) font à la langue.  

Dès l’accueil, ça commence

Dès le mercredi soir, dès l’arrivée des participants, ça démarre : à peine le temps de croiser Benjamin Villeneuve le président de l’ADRPsy, on salue un collègue Luxembourgeois rencontré cinq ans plus tôt aux mêmes Rencontres, on s’étreint avec Dave Holmes, le Canadien, que l’on n’a jamais vu mais avec lequel on a beaucoup échangé par messagerie électronique, on est ému de retrouver Marcel Jaeger que l’on a eu comme professeur en 1990. On reprend des conversations interrompues des années plus tôt comme si l’on s’était quitté la veille. Je salue Stéphane Tregouet, cadre de santé à Muzillac, déjà en train d’échanger avec une collègue de Clermont-Ferrand. Cela fait quelques années que nous ne nous sommes pas vus autrement qu’en Visio et pourtant nous sommes tous deux membres actifs de l’association Serpsy. On a kické le varech ensemble, c’est dire si nous sommes proches.

C’est un bouillonnement. On prend des nouvelles des recherches des collègues comme on prendrait des nouvelles des enfants. Ce qui se passe dans les couloirs, aux repas, lors de la soirée festive est aussi important que le contenu même du colloque. L’informel des rencontres, des voisinages de table se superpose au formel des interventions, des PowerPoint, et du jeu des questions-réponses. Le hasard joue sa partition. On voit passer parfois un petit Dieu chauve qui ne porte qu’une mèche de cheveux sur le devant de la tête. Parfois on la saisit, parfois non. Kairos.

C’est un bourdonnement. Une ruche. Les chercheurs abeilles butinent les fleurs, en recueillent le nectar, les pollinisent et ramènent le nectar à la ruche. Ecully, deux jours par an, c’est une forme de ruche où se développe le devenir abeille du chercheur et le devenir chercheur de l’abeille. Une analyse quantitative des rencontres effectives de chacun épuiserait la plus perfectionnée des machines à calculer. Si chaque congressiste échange avec trente à quarante personnes, combien cela fait-il de rencontres effectives au cours de ces deux jours ? Au secours !  C’est plus complexe encore que l’anecdote liée au jeu d’échec et des grains de riz déposés sur chaque case.

Le chercheur est-il un soignant comme les autres ? Le soignant est-il un chercheur comme les autres ?   

« Az-samt », azimut. L’angle horizontal entre le sens d’un objet et une direction de base

Il commence à faire tard. Je sors fumer un cigarette. Je repère deux trois personnes qui font de même. Certains veulent rentrer mais ignorent le code de la porte coulissante. Un long jeune homme maigre le leur donne : « J’ai une appétence naturelle pour les chiffres » commente-t-il. Je lui demande ce qu’il fait. Il me répond : « Oh sûrement rien de ce que les gens font ici. Je suis en dehors, j’accompagne Cello Muse, la poétesse. » Piqué par la curiosité, je lui dis : « Mais encore ? ». Il me répond : « Je suis bénévole dans un Gem, un Groupe d’Entraide Mutuelle ». J’ajoute : « Mince alors, moi aussi ! » Qui de nous deux est le plus surpris, je l’ignore. Nous échangeons autour de notre expérience des Gems.  Le sien c’est l’Azimut, à Haguenau (67), une « association de citoyens aux prises avec le trouble psychique », « C’est un lieu du faire ensemble où chacun a à cœur de laisser l’autre être ce qu’il peut, comment et quand il le souhaite selon les principes de solidarité et d’émancipation ». C’est ce genre de Gem que j’aime. L’empowerment, l’autonomie sont des pratiques avant d’être des slogans. Rien à voir avec le projet de Gem Rehab dont une autre congressiste, une Diane chasseresse, poursuiveuse même, m’a parlé qui est la négation de ce qu’est un Gem que ses promoteurs nomment, d’une façon un peu pincée, « occupationnel ». C’est la liberté qui soigne (éventuellement) et les prises de responsabilité qu’elle implique. Un Gem (con)descendant ce n’est pas un Gem c’est l’asile même si on l’habille aux couleurs de le réhabilitation ou du rétablissement. Calme-toi Dominique.

A chacun son PowerPoint

Je ne tenterai pas de faire un compte-rendu exhaustif de ces deux jours. Aucun lecteur n’y survivrait et moi non plus. Et puis d’abord je fais ce que je veux. Comme chercheur, comme personne. En plus, nul ne me demande rien.

Il y eut plus d’une trentaine d’interventions tout au long de ces deux jours. De durées, d’intensités, d’intérêts très différents. Avec ou sans PowerPoint, avec toutes les sortes possibles de PowerPoint : des illisibles, des exhaustifs où l’on se noie, des colonnes vertébrales qui permettent à l’orateur de guider son propos, des poétiques, des émouvants comme celui de Jean-Marie Revillot évoquant son livre avec les photos de ceux qu’il aime et qui l’ont influencé. Son père. Sous la forme d’un livre d’histoires. Il était une fois le soin. Il y en eut même au moins un qui décida de tout changer au dernier moment.

Il y eut des orateurs ordonnés qui commencent par le début et finissent par la fin, qui j’en suis sûr, perfectionnistes, ont répété et se sont chronométrés, des perdus qui égarent leurs pages, des persécutés par la montre qui essaient de faire rentrer une thèse entière dans une intervention de trente minutes, des qui me réveillent, d’autres qui m’endorment et même quelques-uns qui me font rêver. Certaines interventions m’ont donné l’illusion que j’étais un intellectuel engagé et d’autres m’ont fait me sentir très con. Certaines ressemblent à des tours de passe-passe tels les retours des tables thématiques. Il y en eut même une malhonnête qui se borna à raconter son histoire aux dépens de l’échange avec sa tablée, mais pour m’être fait avoir une fois dans sa vallée, cela ne m’étonna pas. Il y eut de la langue de bois, des slogans, des publi-reportages, des fulgurances qui vous emportent, qui même parfois, au moins une fois, changent votre regard sur le monde (en tout cas le mien). Il y eut les poèmes de Véronique Friess, dite Cello Muse, si sensibles et percutants.

Et qu’importe que la qualité des interventions soit inégale. Un chercheur, ça murît. Au départ c’est un peu timide, ça veut faire bonne impression, ça parle très vite pour ne rien perdre. Certains se réfugient dans les chiffres ; les stats ça ne peut pas être contesté, ça fait de jolis tableaux pleins de couleurs. Et puis si, justement ça peut être contesté. Tu les as obtenus comment tes chiffres, auprès de qui ? et les usagers concernés, ils ont participé à la recherche ?

Petit chercheur deviendra grand pourvu qu’on lui prête vie. Et justement les Rencontres pour la Recherche en Soins en Psychiatrie, c’est ça aussi : un vivier de chercheurs. C’est pour ça qu’ils reviennent. Pour parler de leurs recherches, de là où ils en sont, mais aussi pour montrer leur devenir chercheur. Et ça, c’est un régal. Une aubaine, une jouvence pour les vieux comme moi. Chacun son style. Les bien habillés, élégants, tirés à quatre épingles, les exubérants, ceux qui jouent du micro debout et ceux qui s’installent à la table, tout près du modérateur ou de la modératrice. Certains se tiennent chaud et interviennent à plusieurs, d’autres non. Il y a les débits lents (tous ne sont pas suisses) et les débits rapides.

Et puis tout ne nous intéresse pas. Il y en a qui ne supportent pas le quali (qualitatif rien à voir avec la déesse à six bras, quoique), d’autres qui exècrent le quanti (quantit-hâtif). Ça ne signifie pas que le travail présenté soit de moindre qualité, c’est juste une histoire de goût. Certains ne supportent pas le petit déjeuner salé et d’autres le sucré. En réalité, c’est quand même un peu plus complexe. Il y en a qui ne jurent que par l’action et d’autres qui se délectent avec la théorie. A mon avis, comme quali et quanti, il faut des deux. Un peu. C’est une histoire de dosage. Trop salé c’est immangeable et parfois idéologique, trop sucré c’est pas mieux, le sirupeux donne des caries et provoque des haut-le-coeur.  

Il y a des sujets qui nous intéressent soit parce qu’à un moment donné, ils ont été importants dans notre pratique, soit parce que l’on a travaillé soi-même dessus. Je suis évidemment hypersensible à tout ce qui touche à l’isolement et à la contention pour avoir publié le premier ouvrage dédié et les tous premiers articles soignants français sur la question. Cette année j’ai été gâté. D’abord les premières analyses de l’étude plaid-care qui reprennent l’approche sans contention de deux établissements que je connais bien dont un où j’ai travaillé, j’avais les oreilles qui traînaient par terre, directement collées sur l’ampli. J’écoute les collègues et je prolonge, j’analyse à partir de mes propres résultats. Je dialogue avec les auteurs, les orateurs dans ma tête, je modifie mon rangement, je risque d’autres hypothèses. Ensuite avec le modèle de prévention de l’utilisation des mesures de contrôle de Marie-Hélène Goulet. J’apprécie ses travaux, je peux en suivre la logique mais son modèle en cinq niveaux me fait grincer les dents. Peut-être est-ce le lien entre macrosystème et chronosystème. Déjà quand je l’avais lu pour la revue Santé Mentale j’avais douté. Ou l’absence apparente des représentations de la folie dont toutes les pratiques me semblent découler. C’est trois fois rien, j’en suis sûr. Peut-être uniquement une histoire de rangement. Peut-être quelque chose sur lequel Yvonne Quenum a mis le doigt lorsqu’elle a présenté le réseau Fostren, quelque chose qui renvoie à la proxémie et à E.T. Hall. M-H Goulet m’a fait toucher du doigt qu’il y avait une ambivalence du côté de l’Etat canadien. La définition de la contention ouvre à la porte à tous les abus. Si c’est une personne qui est isolée, si la contention chimique est imposée également à  une personne, la notion de personne, de sujet est totalement absence de la définition de la contention mécanique qui découle des effets du handicap, ce qui est par ailleurs une aberration si l’on se réfère à Wood et à sa classification. Le handicap relève du social et ne saurait justifier la moindre contention. Si l’Etat canadien balbutie, le nôtre ne le fait-il pas également ? D’une manière que nous ne savons percevoir vu que nous sommes du coin et que ça nous pense comme dit Kaës ?

En tout cas, ça me nourrit, ça m’interroge, ça m’enrichit. Peut-être est-ce l’idée qu’il ne faut pas isoler l’isolement, qu’il faut, au contraire s’en décentrer, observer le commun entre toutes les formes de claustration (celle du moine dans sa cellule, du prisonnier politique, de l’enfant bulle, du spéléologue, etc.). On verra qu’au bout d’un certain temps, tous finissent par avoir des troubles de l’image du corps et un sentiment de déréalisation.

En matière de contention peut-être est-il nécessaire de faire un pas de côté. Est-ce d’être attaché à son lit le problème ou d’être enfermé à l’intérieur de soi, de son propre corps ? D’être mis dans l’impossibilité d’extérioriser physiquement sa souffrance, tout ce qui déborde à l’intérieur de soi, d’être prisonnier de ces contenus délétères ? Au fond, n’est-ce pas aussi de la non-assistance à personne en péril ? La personne attachée est prisonnière d’un cauchemar sans pouvoir s’en réveiller. L’approche phénoménologique ne permettrait-elle pas d’en rendre mieux compte ?

Les chercheurs français en sciences infirmières appuient leurs « réflexions » sur des théories, des conceptions, des philosophies issues du monde anglo-saxon qui souvent tournent court et s’avèrent impuissantes à penser le soin en psychiatrie. Que fait un chercheur aussi brillant et reconnu que le canadien Dave Holmes (considéré en 2020 comme l’un des meilleurs scientifiques au monde) ? Qu’enseigne-t-il à ses 52 étudiants de thèse ? La french theory. Déconstruire. Foucault, Derrida, Deleuze et Guattari.

En octobre 1966, un autre chercheur français, non moins reconnu, René Girard, le père de la théorie mimétique, organise à Baltimore un colloque international sur Les langages de la critique et les sciences de l’homme qui réunit les plus grands noms de la critique  française de l’époque : Roland Barthes, Jacques Lacan, Jean Hyppolite, Lucien Goldmann, Guy Rosolato, Tzvetan Todorov et Jean-Pierre Vernant. Je ne cite que les plus connus. L’objectif était de faire découvrir les structuralistes aux universitaires américains mais c’est un jeune philosophe, jusqu’ici inconnu, qui accapare l’attention avec une communication qui a pour effet de dynamiter le structuralisme et d’établir la déconstruction comme la nouvelle théorie dominante. Jacques Derrida vient de faire irruption dans le champ de la philosophie. Pourquoi penser petit ? Pourquoi penser en rond ?

Concernant Dave, je ne saurais être objectif, il s’en est fallu de trois fois rien pour que je sois un de ses étudiants.  La crise des subprimes en fait. Aussi quand il a dit dans une de ses deux interventions qu’il s’était inspiré de mes travaux et qu’il les a cités, disant que depuis « Séquestration ou soin ? » rien n’avait bougé, j’ai bu du petit lait. Mon narcissisme de chercheur a grimpé en flèche. Je n’en suis pas fier mais c’est humain. « Ça fait du bien, merde ! ». Et s'il a raison, c'est quand même un peu triste. Comment ne pas penser à l'ouvrage de Mathieu Bellahsen "Abolir la contention" qui zappe trente ans de travaux réalisés par les soignants ? Il nous assène sa "culture de la contention" mais ne pense pas avec nous. Comment abolir la contention à partir d'une attitude impérialiste qui ignore les apports de ceux qui se coltinent le réel des personnes qui s'agitent, des coups qui volent, de l'impuissance apeurée ? 

Revenons à Dave, je n’ai pas saisi toute la subtilité de son intervention sur la révolution molaire en Sciences infirmières. Je suis trop peu familier de la pensée de Guattari pour en mesurer toute la profondeur. J’admire les collègues qui ont tout de suite saisi à quoi ses propos faisaient allusion. Quel dommage que cette pensée guattarienne ne soit pas davantage présente dans leurs travaux ! En ce qui me concerne, j’en retiens d’abord que les chercheurs en France ont tout intérêt à découvrir ou redécouvrir la French theory, non pas comme modèle dominant mais comme élément de discussion. Avec Goffman et Hall, Z. Bauman et P. Fustier, R. Kaës et J. Lacan, A. Ciconne et P. Karli, K. Lorenz et J. Bowlby, etc. S’ouvrir pour mieux voir, voir autrement ou ailleurs. Ne jamais rien considérer comme allant de soi. Cesser de voir des paradigmes partout. Derrière le concept de paradigme, il doit y avoir un collectif et un consensus autour d’une conception, d’une idée, d’une représentation. Pas de paradigme sans ces deux éléments.  

Ces deux jours donnent à penser. Si j’avais travaillé sur la prévention du suicide, très présente également au cours de ces deux jours, j’aurais été également nourri de questions.  

Le dur désir de durer

En écoutant chacun et chacune, je me suis rendu compte que le temps de la recherche n’avait aucune commune mesure avec celle imposée par les différentes gouvernances qui s’essaient à structurer les temps institutionnels. Le temps de la recherche, je ne pourrais guère que le comparer à celui de la psychose telle que je la perçois. Je sais que l’on décrit un temps arrêté mais quand on y regarde bien, dans la durée, il ne l’est pas tant que ça. La psychose tolère, voire parfois suscite, des évènements, des aïons qui restructurent le champ, pour peu que l’on y soit attentifs.

Débuter une recherche, c’est comme accueillir une personne en proie à une première décompensation psychotique. Débute un suivi qui pourra, parfois, durer plus de 40 ans. Bien sûr la personne ne sera pas toujours hospitalisée, bien sûr il y aura un suivi au CMP, qui, lui, pourra durer. Il pourra y avoir des rechutes ou pas. La personne pourra déménager, quitter le secteur, y revenir, en repartir. Elle pourra même se rétablir, retrouver une normalité fonctionnelle et disparaître de nos radars. Il n’en faudra pas moins que certains d’entre nous restent disponibles, porteurs d’une histoire commune, de liens qui se transmettront ou pas. C’est le temps qu’il faut. Le temps qu’il faut pour accepter son trouble, apprendre à le connaître, à se connaître troublé, à en reconnaître les avant-symptômes, à être capable d’en jouer, d’en construire le sens d’une vie, petit à petit. Quelque chose qui est toujours en travail et qui a parfois besoin d’un autre qui en témoigne. D’une certaine façon une personne qui souffre de psychose est en recherche, elle aussi. Elle est elle-même son propre sujet de recherche. C’est l’esprit que nous devrions porter, le vrai sens du mot rétablissement. La métaphore vaut ce qu’elle vaut mais il y a de ça. Le soin, comme la recherche suppose de la continuité, de la ténacité, le dur désir de durer, cher à Paul Eluard : « Où sont nos bornes nos racines notre but ».

Va ou le vent te mène, va

On ne sait jamais où le chemin nous mènera.

Quand une question nous échoit, quand nous commençons à nous mettre en travail, à la mettre en travail sait-on où nous allons ? On a juste un idée du chemin à suivre mais voit-on au-delà des premiers virages ?

Ces journées m’ont raconté cela.

Marcel Jaeger qui fut mon prof d’histoire de la profession en maîtrise de santé mentale en 1990 avait-il une idée de la graine qu’il avait semée en moi ? Probablement pas. Savait-il seulement où le menait son propre chemin quand il a commencé à s’intéresser à l’histoire des infirmiers en psychiatrie ? Probablement pas moins. Et pourtant, plus de 40 ans après, ses travaux font toujours référence, à peine dépoussiérés par la découverte de nouveaux noms, l’exploitation, en cours, de nouvelles archives. Il a mené à bien de nombreuses autres recherches en sociologie, avec sa collègue Madeleine Monceau au début puis seul. Il est le premier auteur à qui j’ai osé demandé une dédicace. L’ouvrage, publié en 1989, avait pour titre : « La psychiatrie en France ». Il y écrivait : « Pour autant, les infirmiers de secteur psychiatrique risquent de tomber dans un autre excès : viser un alignement avec les infirmiers diplômés d’Etat en considérant qu’ils ont un retard à rattraper. Or, cela suppose un postulat implicite : que les deux soient dans le même monde, celui du médical. Cela peut conduire à sous-estimer la dimension sociale et éducative du travail infirmier en psychiatrie, même si celle-ci est mentionnée dans le décret de 1984 pour la profession infirmière en général. C’est participer d’une médicalisation de la psychiatrie dans le contexte de la montée des courants organicistes et de la psychiatrie biologique. En croyant renforcer leur position face aux médecins, les infirmiers de secteur psychiatrique risquent de travailler, en réalité, pour la partie la plus éloignée de ce que l’on a appelé la « psychiatrie social » dans le corps médical. » La rcherche, ça permet aussi de voir un peu plus loin, de repérer les périls à venir, de s'y préparer parfois.

Que m’avait donc écrit Marcel dans sa dédicace : « A Dominique, bon courage pour la suite ». Il m’en a fallu mais je ne crois pas en avoir manqué.

Pascale Ferrari n’en a pas manqué non plus. Entre petites victoires et revers, c’est ainsi que se construit le chercheur. Sa ténacité lui a permis de résister, de perdurer. Son programme de recherche articulé depuis plusieurs années autour du Plan de Crise Conjoint, un outil de droit et d’autodétermination des usagers des services de santé mentale se heurte quotidiennement à la prédominance du modèle biomédical mais en passant par une formation dispensée en trinôme pair-proche-professionnel elle réussit à tourner la difficulté.  

Pierre Cheyroux, lui non plus n’en a pas manqué. Infirmier, cadre de santé, coordonnateur d’un CSAPA, doctorant en psychologie après avoir réalisé un PH-RIP (DETERQVT). Il a quelque chose d’un pèlerin. Il a dans sa besace les enseignements de sa recherche et il va par les chemins pour les faire connaître et reconnaître par les institutions. Dix ans qu’il les élabore et les porte.

Je pourrais mettre en exergue nombre d’intervention entendues au cours de ces deux jours. Les chercheurs font feu de tout bois. Ils changent de discipline, aménagent leur carrière au mieux des intérêts de la recherche. On en voit devenir IPA (même des docteurs) pour obtenir un statut qui leur donnera la liberté dont ils ont besoin. Le chercheur, comme Pierre et Pascale mais aussi comme Géraldine Holstein doit être persévérant, endurant, constant. C’est ce que nous montrent ces collègues. La Recherche en soin ce n’est pas qu’un sport de combat comme l’écrivait Bourdieu à propos de la sociologie, c’est aussi un marathon et même un triathlon. Pédaler, courir, nager, le chercheur doit savoir tout faire pour durer et, un jour, franchir la ligne d’arrivée.

Jean-Marie Revillot est-il proche de la ligne d’arrivée ?

Je ne sais. Il me semble qu’il a tant à nous apporter. J’avais moi-même imaginé mon livre « J’aime les fous » comme une sorte de testament, ce que je voulais léguer à la postérité. Je l’ai écrit avec cette idée en tête. C’était il y a quatre ans. Depuis j’ai écrit et publié quatre livres, tous chez Seli Arslan.

Dans une ambiance de cathédrale, Jean-Marie nous a présenté son ouvrage « Le soin en psychiatrie ». Son ton était solennel. Le moment l’était. L'instant du don, celui où un chercheur, un soignant nous lègue une question, une pratique, le suc de sa réflexion. Quelles valeurs guident le soignant ? Jean-Marie nous a présenté l’origine des siennes. Son père était maçon, le mien était électricien. Nous avons ça aussi en commun. Une sorte de fierté d’origine ouvrière faite d’amour et de respect du travail bien fait. Il y aurait tant à dire. Je ne retiendrai, au terme de cette évocation des Rencontres, qu’une seule chose : la fonction psychothérapique des infirmiers, aujourd’hui de plus en plus oubliée. Cette revendication fut à l’origine de la rupture entre les tenants de la psychothérapie institutionnelle et ceux du secteur psychiatrique (Oury et Tosquelles contre Racamier et Diatkine). C’est dire son importance. Elle relie l’intervention de Marcel Jaeger et celle de Géraldine Holstein. N’oublions jamais que nous  sommes des soignants, d’abord et avant tout, et parfois, pour peu que nous nous en donnions les moyens, dans une institution qui l’autorise, des psychothérapeutes. Merci Jean-Marie de nous le rappeler.

Dominique Friard

 

 
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Commentaires

  • COMBRET Michel
    • 1. COMBRET Michel Le 06/04/2024
    Un grand merci Dominique pour ce commentaire éclairé, jubilatoire qui ne tombe jamais dans l'excès, ni celui de la nostalgie, ni celui de la table rase. Il te ressemble, mesuré, aimable, lucide. Merci aussi pour la mise en lumière de ces rencontres et du travail "bien fait" de transmission assuré par notre cher ami Jean-Paul. Pour la suite, nous avons le courage, dès lors si Marcel a raison nous devrions y arriver. Michel

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