Une Odyssée en alcoologie

Une Odyssée en addictologie

Magali Bretaud

Ulysse est l’exemple archétypal du guerrier qui résiste, qui éprouve sa force contre la volonté des dieux. Bien que maudit par Polyphème et condamné par Poséidon à ne jamais revenir à Ithaque, il réussit à y rentrer. Malgré les forces de la nature qui s’acharnent contre lui, il est capable de se libérer, par sa vertu propre : C’est la conquête de l’autonomie vis-à-vis des dieux, c’est-à-dire vis-à-vis de la nature. Le destin est déjoué. De même l’alcoolique dans son chemin vers l’abstinence montre sa capacité à conquérir sa liberté vis-à-vis de son alcoolodépendance : Il réussit finalement à échapper à la fatalité des rechutes.

Au sein d’un hôpital de jour d’addictologie, un atelier d’art propose aux patients de réaliser une œuvre collective pour croiser l’Odyssée d’Homère et leur propre autobiographie. Et si toutes les histoires d’alcooliques racontaient la même histoire ? L’histoire d’un désir, celui de rentrer chez soi… A titre de vignette clinique, nous prendrons le cas de Clément, la trentaine, qui raconte son histoire vers l’abstinence et son retour à la vie réelle en mettant ses pas dans ceux d’Ulysse.

Infirmière depuis une dizaine d’années, diplômée des Beaux-Arts, je propose des ateliers de médiation artistique pour aider les patients à retrouver la confiance en eux-mêmes par la sollicitation de leurs capacités créatives.

Présentation de l’atelier

Le rapport de l’Organisation Mondiale de la Santé du 11 Novembre 2019 conclut que : « L’art peut être bénéfique pour la santé, tant physique que mentale ». L’atelier d’art dans notre service fonctionne en groupes ouverts pouvant accueillir douze patients (entre cinq et six patients actuellement par restrictions liées à la crise sanitaire). Les séances se déroulent sur deux heures dans une salle polyvalente. C’est une activité de soin hebdomadaire inscrite dans le planning de la structure de jour et prescrite, comme les autres activités thérapeutiques, par l’addictologue référent de la personne.

Une fois défini, un thème unique est exploité sur plusieurs séances afin de permettre aux patients une réflexion collective sur leur maladie et l’expression picturale de leur vécu.

Ulysse est invité en addictologie

Cette aventure picturale prend sa source dans une intuition : Et si toutes les histoires d’alcooliques racontaient la même histoire ? L’histoire d’un désir, celui de rentrer chez soi… Ulysse a failli s'oublier lui-même en cours de route, précisément s'oublier en tant que mortel, destiné à vivre au milieu des autres humains : Il a failli devenir un immortel, et disparaître loin de la société des hommes. Comme des Ulysse en effet, nos patients ont passé des années d’épreuves avant d’en arriver à désirer retrouver leur « vie d’avant l’alcool », disent-ils, celle d’avant la guerre de Troie en quelque sorte. Et si, à l’atelier d’art, une œuvre collective retraçait le trajet et les obstacles qui s’opposent à celui qui veut arriver, qui veut rentrer dans son lieu propre ? L'Odyssée donne-t-elle un éclairage sur ce passage d'un monde à un autre, de l’alcool à l’abstinence ? Une rencontre est-elle possible entre les figures mythologiques de l’Odyssée et nos patients ? L’itinéraire biographique des patients est en effet marqué d’évènements émotionnels qui sont autant de marqueurs de craving et/ou de consommations de rechute qui les détournent de leur destination. La promesse du bonheur leur file entre les doigts à mesure que l’alcool supplée en sensations. De même l’Odyssée est marquée d’épreuves qui, par l’oubli, risquent sans cesse de déporter Ulysse toujours plus loin d’Ithaque.

Cette intuition de points de correspondance entre d’une part la trajectoire du patient alcoolique telle qu’elle a été décrite par le Dr Jean Rainaut*, et d’autre part le périple d’Ulysse est-elle fondée ?

D’une part Jean Raynaut[1] décrit l’itinéraire du patient en différentes étapes (différentes phases de solitude). La première est celle où la personne utilise l’alcool d’une façon addictive, pour ses propriétés psychoactives. C’est le temps d’une solitude magnifique : « Alors que le monde lui parait étrange, il se sent étranger au monde, hors des dangers, hors des soucis, hors d’atteinte et, surtout, hors du temps, invulnérable. Le retour au réel est lourd de contraintes ». Dans la deuxième phase, la maîtrise de la consommation lui échappe et il commence à se dégrader : « En lui s’infiltre un désir de retourner en arrière, de redevenir « comme avant » ». La solitude est maintenant sinistre. Une troisième phase arrive, catastrophique, avec une solitude résignée : « Situation poignante d’une existence vidée de toute signification. Ils avancent sur l’erre, diraient les marins ». C’est finalement l’effondrement conséquent à la toxicité chimique de l’alcool : « Séduit par un mirage, il se dissout corps et âme dans une solitude glacée ».

D’autre part l’Odyssée d’Homère, épopée de la Grèce antique, narre, quelques années après la victoire de la guerre de Troie, les dix années d’aventures d’Ulysse, qui poursuit son retour vers Ithaque, vers une vie normale : « L'Iliade et l'Odyssée exaltent l'énergie lucide et sans illusion de l'homme aux prises avec sa tragique destinée, sans autres secours réels et constants que ceux qu'il trouve en lui-même, dans son « grand cœur », car l'influence contraire des dieux ennemis s'annule, et ils font aux pauvres mortels plus de mal que de bien. »[2] écrit Jean Bérard dans sa préface à l’Odyssée.

Lorsqu’Ulysse arrive au cap Malé (à l’extrême sud du Péloponnèse, et qui permet de le contourner) avec sa flottille, la gloire l’attend : la ruine de Troie est dans toutes les têtes. Il croit être arrivé au terme de son voyage puisqu’il s’agit maintenant de faire cap au Nord vers Ithaque. Avec des vents favorables, quelques jours suffiraient – rien en comparaison des dix années de guerre. Mais là, tout d’un coup, survient une tempête qui dure sept jours. Et lorsque le vent s’apaise, ce n’est plus un monde connu des grecs qu’Ulysse et ses compagnons trouvent. Ils sont plongés dans un pays qui est « un ailleurs radical, un monde de nulle part »[3], dit Jean-Pierre Vernant. Désormais ce ne sont plus des êtres humains qu’ils vont rencontrer, mais des êtres fabuleux ; à l’instar de l’ivresse qui ouvre les portes d’un monde non moins fabuleux.

Ainsi le patient lui aussi peut « s’en sortir » et trouver sa place dans un autre monde qui serait son Ithaque, l’abstinence.

C’est donc une allégorie qui a été proposée à nos patients avec la figure d’Ulysse, le héros qui sort victorieux de toutes les épreuves qui se dressent sur sa route. Les mythologues interprètent l’itinéraire d’Ulysse comme un départ du chaos (de la guerre de Troie) pour retrouver le cosmos (la paix d’Ithaque). La fin est heureuse, les puissances de vie l’emportent : « Il faut lire l’Odyssée comme un parcours initiatique qui conduit de l’inhumain à l’humain, de l’instinct bestial à la pensée subtile, de la sauvagerie à la civilisation, des temps primitifs dont témoignent les mythes à l’époque historique où les hommes prennent en main leur destin et en acceptent la finitude. (…) Ulysse se fait humain en s’éloignant de la nature et en s’acheminant vers la culture »[4] écrit Jacques Darriulat.

La question peut donc s’énoncer de la façon suivante : Peut-on faire une analogie entre l’Odyssée d’Ulysse et la trajectoire du patient sous le rapport de l’alcool ? L’exposé de l’argumentation, œuvre artistique et discours, sera donné par les patients eux-mêmes dans la transcription artistique de leur expérience.

Déroulement des séances

Après avoir consulté la riche production iconographique dans l’histoire de l’art sur ce mythe, huit épisodes ont été retenus :

  1. Les Lotophages : l’oubli du temps par l’amnésie toxique, l’oubli de la souffrance

  2. Le cyclope : l’oubli de l’humilité, l’orgueil du guerrier grec vainqueur de Troie

  3. Éole : l’oubli de la résolution et de la destination

  4. Circé : l’oubli du temps, l’oubli de l’identité humaine qui n’est pas réduite à l’animal en l’homme.

  5. Les sirènes : l’oubli de l’interdit par la fascination de la beauté : le craving ; « Il faut s’empêcher de boire ».

  6. Charybde et Scylla : l’oubli du but par abandon à cause des naufrages de la vie

  7. Hélios : l’oubli du but lorsqu’il faut survivre aux tempêtes de l’existence

  8. Calypso : l’oubli de soi (se prendre pour un dieu alors qu’on n’est qu’un humain). Le plaisir et l’ivresse permanente, c’est-à-dire le don de l’immortalité.

Ainsi les patients ont été invités à un voyage intérieur en suivant les traces d’Ulysse.

Notre Odyssée en addictologie s’est déroulée sur 11 séances peu après les confinements liés à la crise sanitaire. L’atelier a dû être scindé en 2 groupes de 6 participants pour cette raison.

La salle étant équipée d’un rétroprojecteur, deux séances préparatoires ont permis la présentation du thème. Un film diffusé sur Arte, « Les grands mythes, l’Odyssée » et un Powerpoint, créé pour l’occasion, retraçant le voyage d’Ulysse à travers la peinture et l’art, ont servi d’entrée en matière pour le travail plastique. A la suite de ces deux séances introductives les participants ont constitué collectivement un fond coloré (inspiré des cartes méditerranéennes de Victor Bérard retraçant les étapes d’Ulysse).

Un fond marin de 3m50/1m90, d’inspiration multiple, a été peint. Le travail de la lumière et des couleurs de l’eau ont pris forme grâce aux différentes images à disposition dans l’atelier sur l’impressionnisme, le pointillisme et l’art contemporain. Cette élaboration collective a permis d’accorder les participants entre eux et de commencer l’appropriation du thème. Le fond marin sert de support et de liant entre les différentes productions individuelles.

C’est ainsi que les patients se sont saisis de notre proposition pour créer une œuvre en écho à leur vie en faisant le parallèle entre le voyage d’Ulysse et leur propre parcours, sous alcool, puis sans alcool.

Chaque participant s’est positionné pour choisir l’épisode qui lui convenait (sachant que l’épisode des sirènes serait traité par tous, de façon individuelle).

A la suite de l’élaboration de l’œuvre collective du fond marin en guise de carte de l’Odyssée, nous avons abordé le contenu des différentes séances avec l’illustration des épisodes choisis.

Clément, le patient choisi comme exemple, a choisi l’épisode de Calypso : l’oubli de soi (se prendre pour un dieu) dans l’ivresse permanente (l’immortalité) ; et le craving sous la forme de pensées d’anticipation.

Calypso « enivre » Ulysse de ses charmes et le retient captif (son nom grec veut dire « celle qui cache »). Follement amoureuse, elle veut garder Ulysse caché dans son île. Il semble que Poséidon tient sa vengeance : Ulysse se lamente pendant des années au désespoir de ne jamais pouvoir rentrer chez lui. Mais Zeus intervient en faveur d’Ulysse : sept années de réclusion sont une punition suffisante pour la démesure dont il a fait preuve dans le passé. Il a payé sa dette envers les dieux offensés. La belle Calypso est au désespoir de perdre son amant. Pour le retenir, elle va faire à Ulysse une proposition inouïe qu’il ne pourrait pas refuser : l’immortalité et la jeunesse éternelle, autrement dit, une divinisation. Mais Ulysse refuse.

En cet instant, qui dépasse de loin les épreuves précédentes, Ulysse est héroïque, car accepter l’offre de Calypso serait renoncer à sa véritable place dans l’ordre du cosmos, celle d’un être humain. Ainsi la délectation de toutes les voluptés données par la déesse ne vaut rien pour lui. L’Odyssée est bien ce chant du retour, de soi à soi, chez soi.

Clément

Clément, 33 ans, avait été hospitalisé à deux reprises (en 2020 et début 2021) pour sevrage à l’alcool, mais c’est son premier suivi ambulatoire en hôpital de jour lorsqu’il participe à l’atelier d’art. Seul auparavant, il avait tenté de contrôler ses consommations, sans grand succès. Il avait fait usage d’autres toxiques (cannabis, cocaïne, ecstasy…) dans le passé, alors que seuls le tabac et l’alcool ont persisté sur une longue durée. Il a commencé à consommer occasionnellement de l’alcool vers l’âge de 17 ans. C’est à 27 ans que ses consommations d’alcool sont devenues croissantes et problématiques avec des difficultés professionnelles et sentimentales qui l’ont amené à se remettre en question. Sa compagne l’entrainait à consommer dit-il. Ses parents diront d’elle plus tard, qu’elle le « tirait vers le bas ».

Clément a illustré une Calypso (elle porte un médaillon où est inscrit en grec « alcoolique ») qui pleure le départ d’un Ulysse démesurément grand par rapport au bateau qui le ramène à Ithaque. Cet Ulysse souriant, embrassant la liberté avec deux bras grands ouverts, « c’est moi ! » dit-il.

Odyssee

Il a également dessiné son retour à Ithaque où deux visages souriants l’accueillent d’une main tendue : « c’est la joie » dit-il. Une phrase en grec apparait dans le souffle d’un des personnages qui lui dit : « Bienvenue à la maison, mon amour ». Assidu à ses rendez-vous, Clément est pour la première fois abstinent depuis un mois, et espère que cela durera. Pour le titre de l’œuvre collective, il propose « l’Oublissée » en condensant l’oubli de soi que provoque l’alcool.

Odyssee 2

Ulysse est ce héros dont le parcours va de la guerre (de Troie) à la paix (d’Ithaque), de l’exil au retour, du chaos au cosmos. Sur son chemin, il trouve de nombreux obstacles qui tous se rapportent à une forme d’oubli : le chant des sirènes fait perdre la tête ; la boisson des Lotophages provoque une amnésie chimique ; l’amour de la superbe Calypso offre une vie merveilleuse, l’immortalité et la jeunesse éternelle... « La motivation n’est pas un point quelque part sur la ligne de vie, mais un espace dans lequel on travaille sans cesse » remarque un patient. Sur les voiliers modernes des « lignes de vie » parcourent le pont, où les marins s’attachent pour ne pas être précipités dans la mer par gros temps. Des sirènes, des Lotophages, d’Eole, de Circé, c’est un message que doit se rappeler Ulysse à mesure de la progression des chants de l’Odyssée : « Ne te perds pas ! Ne t’oublie pas toi-même ! Suis ta ligne de vie ! ». La finalité de ce projet artistique répond ainsi à cette note Jacques Darriulat : « C’est cette double faculté de réflexion, et de recueillement dans l’intériorité qui distingue Ulysse des autres héros de l’armée des Grecs ».

De même, le patient aura appris de ses combats contre l’alcool, de ses solipsismes, et de ses errances entre cures et rechutes. Lui aussi, enseigné par son Odyssée, retrouvera son Ithaque, et peut-être aussi sa Pénélope. Elle aura changé – il ne la reconnaitra pas tout de suite ; elle non plus. C’est que le monde de l’abstinence n’est pas le même que celui de l’alcool.

Revenir à Ithaque

C’est cela revenir à Ithaque : Être en bonne santé, c’est-à-dire se réconcilier avec soi-même et avec le monde. C’est l’espérance que, lorsque le contrôle des consommations n’est plus possible, l’abstinence permettra de se doter des conditions pour une vie bonne, et même de retrouver le sourire. C’est une promesse thérapeutique.

La forme générale de l’œuvre commune a été modifiée au cours des différentes étapes de sa réalisation. Elle est désormais pliée en triptyque et s’érige, tel une colonne de temple grec, dans la salle d’accueil de l’hôpital de jour, temple de l’abstinence. Le fond marin sert de support aux œuvres individuelles et, pour les voir toutes les unes après les autres, il faut circuler autour de la colonne.

Une exposition de cette œuvre va bientôt avoir lieu dans une salle de la bibliothèque Méjanes d’Aix en Provence. Elle réalise un aboutissement et une reconnaissance de la valeur des travaux réalisés à l’atelier.  L’Odyssée en addictologie n’a pas fini son voyage !

Odyssee 3

 

Magali Bretaud, Infirmière en addictologie

 

 

Bibliographie :

Darriulat Jacques, L'Odyssée : le retour et la reconnaissance ; mis en ligne le 01/04/14 ;

http://www.jdarriulat.net/Auteurs/Homere/Homere6.html

Descombey Jean-Paul, Alcoolique, mon frère, toi. Privat, Toulouse, 1985.

Homère, Illiade-Odyssée, édition annotée par V. Bérard, Bibliothèque de la Pléiade.

Raynaut Jean, Solitudes de l’alcoolique ; Toxicomanies, volume 9, Décembre 1976.

Tesson Sylvain : Un été avec Homère, Ed. Equateurs-parallèles 2020.

Vernant Jean-Pierre, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Ed. La découverte 1972


[1] Raynaut J., La solitude de l’alcoolique, in Toxicomanies, volume 9, Décembre 1976.

[2] Bérard J., Odyssée, introduction de Jean Bérard, Le Livre de poche.

[3] Vernant J-P, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Ed. La découverte 1972.

[4] Darriulat Jacques, L'Odyssée : le retour et la reconnaissance ; mis en ligne le 01/04/14 ;

http://www.jdarriulat.net/Auteurs/Homere/Homere6.html

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