Agamben Giorgio, Qu'est-ce qu'un dispositif ?

Qu’est-ce qu’un dispositif ?

Giorgio Agamben

Dispositif

Un petit livre magistral qui  poursuit la réflexion initiée par Michel Foucault et nous invite à réfléchir sur les dispositifs que l’on  nous impose et que nous imposons à ceux que nous soignons.

« Vivant en Italie, c’est-à-dire dans un pays où les gestes et les comportements des individus ont été refaçonnés de fond en comble par les téléphones portables, j’ai fini par nourrir une haine implacable pour ce dispositif qui a rendu les rapports entre les personnes encore plus abstraits. »

L’auteur

Giorgio Agamben, né en 1942, est un philosophe italien particulièrement intéressé par l’histoire des concepts, surtout en philosophie médiévale et dans l’étude généalogique des catégories du droit et de la théologie. La notion de biopolitique, empruntée à Michel Foucault, est centrale dans nombre de ses ouvrages. Le livre présenté est tout entier contenu dans cette ligne directrice. Il est des philosophes majeurs de notre époque.

« Ce qui définit les dispositifs auxquels nous avons à faire dans la phase actuelle du capitalisme est qu’ils n’agissent plus par la production d’un sujet, mais bien par des processus que nous pouvons appeler des processus de désubjectivation. »

L’ouvrage

Les dispositifs pullulent. La langue managériale en use et en abuse. Les technocrates qui nous gouvernent adorent ce mot qui côtoie souvent celui de processus. Disparaît derrière tout ce qui est vivant, non mesurable, non rentable. Je l’utilise moi-même bien trop souvent. Dispositif de soin, de formation, d’éducation thérapeutique, etc. Qu’entend-on exactement par dispositif ?

C’est à cette question que répond ce petit livre de Giorgio Agemben qui commence par démonter le concept. Au sein de quelle stratégie de praxis ou de pensée, dans quel contexte historique est-il apparu ?

Agamben retrace la généalogie théologique du terme, il remonte de son emploi par Foucault à ses origines chrétiennes en passant par le mot positivité présent dans la philosophie du jeune Hegel et donc par le mot grec d’oikonomia (de l’oikos, la maison). « L’oikonomia devint le dispositif par lequel le dogme trinitaire et l’idée d’un gouvernement providentiel du monde furent introduits dans la foi chrétienne. » Etre et action, ontologie et praxis se trouvent séparés radicalement. Oikonomia fut traduit par les Pères de l’église par Dispositio, c’est-à-dire dispositif. Les « dispositifs » dont parlent Foucault peuvent ainsi être articulés à cet héritage théologique. « Le terme dispositif nomme ce en quoi et ce par quoi se réalise une pure activité de gouvernement sans le moindre fondement dans l’être. C’est pourquoi les dispositifs doivent toujours impliquer un processus de subjectivation. »Poursuivant son exploration Agamben distingue deux grandes classes : d’une part les êtres vivants (ou les substances), de l’autre les dispositifs à l’intérieur desquels ils ne cessent d’être saisis.  « J’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants. » Aux prisons, asiles, écoles, à la confession, aux usines, disciplines, mesures juridiques, il ajoute ainsi « le stylo, l’écriture, la littérature, la philosophie, l’agriculture, la cigarette, la navigation, les ordinateurs, les téléphones portables et le langage ».

Il résume ainsi sa philosophie en une matrice de pensée relationnelle entre trois pôles conceptuels : les êtres vivants ou substances, les dispositifs et entre les deux les sujets -ce qui résulte de la relation, du corps à corps entre les vivants et les dispositifs.

L’essence du dispositif tient à l’observation suivante : à la racine de tout dispositif se trouve un désir de bonheur humain et la subjectivation de ce désir à l’intérieur d’une sphère séparée.

Sur la base de cette définition, force est ensuite de constater que les dispositifs modernes, à la différence des dispositifs traditionnels, ont par leur prolifération suscité une dissémination, un éclatement de la subjectivité. Ils ont transformé le citoyen en sujet spectral. La démultiplication contemporaine des dispositifs a développé à l’infini et disséminé la subjectivité (l’utilisateur de téléphone portable, le passionné de tango, l’auteur de récits, l’internaute…).

Il semble qu’aujourd’hui, il n’y ait « plus un seul instant de la vie des individus qui ne soit modelé, contaminé, ou contrôlé par un dispositif » souligne Agamben.

Ainsi, la gouvernementalité du dispositif, c’est-à-dire sa capacité à s’imposer à l’individu relève du processus de subjectivation mais ne se réduit pas à un pur exercice de violence. En reprenant Foucault, Agamben explique que dans une société normalisée et institutionnalisée, les dispositifs visent à travers une série de pratiques et de discours, de savoirs et d’exercices, « à la création de corps dociles mais libres qui assument leur identité et leur liberté de sujet dans le processus de leur assujettissement. » Le sujet y perd sa vérité. « Qui se laisse prendre dans le dispositif du « téléphone portable », et quelle que soit l’intensité du désir qui l’y a poussé, n’acquiert pas une nouvelle subjectivité, mais seulement un numéro au moyen duquel il pourra, éventuellement, être contrôlé ; le spectateur qui passe sa soirée devant la télévision ne reçoit en échange que le masque frustrant du zappeur, ou son inclusion dans un rapport d’audience. »

Il n’est pas de bon usage du dispositif. Le sujet se fait toujours avoir. Il ne peut pas plus y échapper que le gouvernement qui crée les dispositifs n’échappe au soupçon que rien ne ressemble plus à un terroriste qu’un homme ordinaire. « Plus les dispositifs se font envahissants et disséminent leur pouvoir dans chaque secteur de notre vie, plus le gouvernement se trouve face à un événement insaisissable qui semble d’autant plus se soustraire à sa prise qu’il s’y soumet avec docilité. » La pandémie covidienne et l’attitude des pouvoirs publics vis-à-vis des soignants qu’il refusait d’écouter et qu’il a héroïsé à la mesure de sa surdité précédente l’illustre pleinement.

Il faut profaner les dispositifs.

Du côté de la pratique

C’était un soir à 18 h30, j’accompagnais une amie à la Polyclinique du XIIIème arrondissement où elle travaillait. Elle devait récupérer du matériel dans son atelier. Elle me proposa donc de l’attendre au bureau infirmier. Noël approchait. Deux jeunes femmes y étaient déjà. Etaient-elles infirmières ou internes ? Je ne sais. Elles nous répondirent à peine quand nous les saluâmes. Mon amie partit en laissant la porte ouverte. Une se leva pour la fermer. J’ai rarement eu autant la sensation de ne pas exister. Une pianotait son smartphone, l’autre regardait ses messages. Elles ne me  demandèrent à aucun moment qui j’étais, ce que je faisais-là. Elles poursuivaient une conversation semble-t-il commencée avant mon arrivée. « Je réveillonne dans la famille de mon mec. Famille juive avec tout ce que ça implique et ce que ça n’implique pas. J’aurais préféré faire ça dans la mienne. » L’autre partait en province pour les fêtes, dans une maison familiale. « Tiens regarde » dit-elle à sa collègue. Elle entreprit de lui décrire les différentes pièces mêlant  sa description de détails intimes voire scabreux. Je suis resté vingt minutes dans ce bureau. Elles ont continué à parler comme deux amies dans cette pièce désertée par les patients, agglutinés devant la télévision quelques mètres plus loin. Je ne sais pas si elles étaient infirmières ou médecins. Ce lieu, dont la qualité de l’accueil est vantée urbi et orbi n’était plus un lieu accueillant. Leur après-midi avait peut-être été épuisant. Mais quelque chose me dit que quelque chose était brisé, que l’accueil et le soin ne survivaient plus dans ce lieu qu’à l’état de dispositif non-investi.  

Apports de cette lecture aux soignant(e)s

Nous n’interrogeons pas plus les dispositifs que les protocoles (qui sont des dispositifs). Tout le monde a trouvé normal que, pendant la crise covidienne les soignants portent des masques (quand il y en avait). Peu se sont vraiment demandé ce que cela signifiait, en psychiatrie, pour un patient, d’être face à des soignants masqués. Fallait-il être paranoïaque pour se sentir persécuté par ces soignants dont on ne voyait pas le bas du visage ? Valérie, une des administratrices du Gem m’a dit : « Si je n’ai pas de masque face à quelqu’un de masqué, je me sens moins importante. On estime que je n’ai pas besoin d’être protégée, qu’au fond je peux crever, que tout le monde s’en fiche. » Interroger les dispositifs, c’est ça. Comment contribuent-ils à nous désubjectiver et à  désubjectiver ceux que nous soignons ?

Dominique Friard

Notes :

AGAMBEN (G), Qu'est-ce qu'un dispositif ? trad. Martin Rueff, Rivages Poches/Petite Bibliothèque, Paris, 2007. 

 

Date de dernière mise à jour : 16/07/2021

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