Allione C., La part du rêve dans les institutions

« La part du rêve dans les institutions »

Claude Allione

Un ouvrage de référence qui associe des métaphores qui parlent, une pratique disséquée et des concepts théoriques clairs et précis. 

« La régulation a une valeur subversive. Elle sub-vertit l’acte sous la parole. Littéralement, elle renverse l’agir, le met sens dessus dessous. Elle suppose une parole pour chaque action. Que ce soit dans l’action elle-même que l’on commente et que l’on analyse ; que ce soit dans l’anticipation de la parole à venir comme condition de l’acte ; que ce soit enfin dans le plaisir renouvelé de transmettre un vécu (celui du sujet, le nôtre) par une parole que d’autres auront plaisir à recevoir, qu’ils attendent. Et cette subversion est peut-être l’axe même de l’acte, socialisant et thérapeutique. Comment pourrait-on combattre cette subversion-là ? » (p.20)

L’auteur

Claude Allione est pour moi inséparable du soleil qui joue à cache-cache dans les vieilles rues de Montpellier. La statue de Jaurès, imperturbable, regardait passer un groupe de superviseurs en formation. Nous cherchions un restaurant où nous sustenter, Claude poursuivait la conversation qui durait depuis neuf heures du matin. Rien d’extraordinaire. Juste une ambiance, un joli moment. Le plaisir de déambuler dans les rues comme nous avions déambulé dans la pensée. On pourrait aborder son livre de la même façon, comme une déambulation.

Psychanalyste, traducteur de Frances Tustin (psychanalyste britannique -1913-1994- qui a renouvelé la compréhension de l’autisme infantile, et permit une approche thérapeutique efficace, selon D. Houzel), membre d’Espace Analytique, un mouvement pour la psychanalyse fondé par Maud Mannoni en 1994, Allione est également fondateur et directeur de l’Institut de Formation AUDIT où il met en œuvre depuis une vingtaine d’années sa conception de la régulation analytique. Il a été psychothérapeute du placement familial thérapeutique « Solstices » de 1987 à 2002.

« […], le référent a une mission d’articulation : il est celui qui met en travail l’espace thérapeutique institutionnel afin d’agir par contiguïté sur l’espace psychique du patient, les deux s’articulant par un effet de mise en situation, un effet d’atmosphère, un peu comme un groupe « tonique » agit sur le moral de ses membres. Le référent devient ainsi celui qui s’expose aux mécanismes psychiques du patient, celui qui le soutient et le supporte. Pour ce faire, comme nous l’avons décrit plus haut, il lui est indispensable d’avoir un point d’appui préalable : un holding de l’équipe. On ne peut donner que ce que l’on a reçu, on ne tient dans sa position institutionnelle qu’en recevant une néguentropie à même de contrebalancer les effets entropiques du temps. Ce qu’il donne au patient (holding), le référent le reçoit de l’équipe (holding du holding). Mais qui alimente l’équipe et comment ? » (p.118)

L’ouvrage

Ce livre à la présentation élégante est un des tous premiers consacrés à la supervision clinique.

Dans tous les pays du monde, lorsque le vigneron élève son vin dans une barrique, la porosité du bois qui en constitue les parois laisse s’évaporer une partie des liquides dans une proportion que l’on ne saurait négliger. On appelle cette évaporation : « la part des anges ». Jour après jour, le paysan compense cette part des anges en ajoutant du vin. On appelle cette compensation : « l’ouillage ». « La plupart des vins qui réjouissent nos cœurs sont nés dans ces conditions. » Ainsi, à Cognac, on estime que chaque année l’équivalent de plus de 20 millions de bouteilles sont bues chaque année par les anges. Ces vapeurs d’alcool qui se dégagent des chaix nourrissent le torula, un petit champignon microscopique qui donne une couleur noire aux pierres et aux toits de Cognac.

Une institution de soins, médico-sociale ou d’éducation, poursuit Allione, c’est un être vivant comme l’est le vin. « Ici les anges sont les rêves, et si les institutions écartent cette part du rêve, cette part offerte au rêve, elles s’étiolent, se referment et ne produisent plus les effets escomptés. Ce rêve, c’est la régulation qui le fournit ou plutôt l’entretient. Si aucun régulateur ne vient plus accomplir cet ouillage dans le tonneau institutionnel, alors la pratique s’évente, s’aigrit et finalement se mue en vinaigre. Pour vivre une institution a besoin de cette part du rêve qui semble être une perte de prime abord ; mais la perte est indispensable, à l’instar des vins les plus précieux pour lui assurer structure et qualité. Cette perte est en définitive un gain. »

Il s’agit pour Allione, dans cet ouvrage, d’analyser les rouages des régulation, supervision ou analyse des pratiques.  

Il pose, quasiment d’emblée, la valeur subversive de la supervision. « Littéralement, elle renverse l’agir, le met sens dessus-dessous. Elle suppose une parole pour chaque action. Que ce soit dans l’action elle-même que l’on commente et que l’on analyse ; que ce soit dans l’anticipation de la parole à venir comme condition de l’acte ; que ce soit enfin dans le plaisir renouvelé de transmettre un vécu (celui du sujet, le nôtre) par une parole que d’autres auront plaisir à recevoir, qu’ils attendent. » L’essentiel est déjà presque dit.

Face à une situation difficile, face au sentiment d’échec, les possibilités d’une ouverture thérapeutique demeurent : dans le sentiment d’impuissance dit par le soignant comme une carence de sa part (et non du patient), qui vaut reconnaissance de sa propre castration non en tant que personne mais en tant que fonction ; dans la nécessité qu’il éprouve de s’en ouvrir au plus vite à ses collègues dans une réunion instituée pour chercher le sens de ce qu’il vit et enfin dans le retour qu’il en fera aux patients, non pas en termes de rapport, mais en termes de modifications dans sa façon d’être.

Les patients usent les soignants. Pour que le soignant puisse continuer à soutenir les patients, pour qu’il puisse assumer vis-à-vis de ces derniers sa fonction alpha (selon Bion, fonction qui consiste à transformer les éléments psychiques archaïques et vécus comme destructeurs en éléments « détoxiqués » susceptibles d'être assimilés par la psyché), il est indispensable qu'il trouve pour lui-même une autre fonction alpha (qu’Allione nomme « fonction alpha au carré »). L'auteur différencie les termes et en fait l'historique (de la notion de contrôle en psychanalyse jusqu'à la psychothérapie institutionnelle, en passant par le groupe Balint, les apports de Kurt Lewin, du centre de Chesnut Lodge aux Etats-Unis, etc.).

La fonction alpha repose sur la capacité de rêverie maternelle ou soignante. Cette fonction ne peut être assurée que si celui qui l’assure se sent porté (le holding winnicottien) par un tiers. « To hold » signifie tout à fois, selon les expressions dans lesquelles le verbe se trouve : porter, tenir, contenir, maintenir, serrer, résister, persister, supporter, posséder. Le passage de la vie intra-utérine à la vie aérienne s'accompagne de la disparition de ce qui constituait la première enveloppe et de la découverte de la pesanteur ; cette disparition nécessite, pour éviter ou réduire l'effroi de la chute et de l'effondrement, des bras qui soutiennent, maintiennent et contiennent, prolongés par le regard et la voix, puis par la pensée. Cette fonction phorique nécessite elle-même que celui qui l'exerce soit lui aussi soutenu par un autre, au risque, dans le cas contraire, de vivre la peur de « laisser tomber ». En ce qui concerne les équipes, il faut également un « holding du holding » qui permette que se poursuive ou se reconstitue la capacité de rêver les patients, « la part du rêve » au sein de l'institution.

S'appuyant sur les travaux de Paul Ricœur sur « l'identité narrative » et ceux de Jacques Hochmann sur l'utilisation des contes avec les enfants psychotiques, Allione définit la supervision comme une mise en récit assistée ou accompagnée, mise en récit constituant l'essentiel de la capacité de rêverie et donnant à ce qui a été vécu sa temporalité ; autrement dit, permettant à ce vécu de sortir de l'immédiateté.

« Il est de tradition, aujourd’hui, lorsque l’on accompagne une personne en difficulté (sociale, mentale, psychologique) de lui renvoyer cet adage simple dans sa formulation, mais ô combien complexe dans sa mise en forme : ce qui te rend la vie difficile, si tu veux l’apaiser, il te faut en parler. Dire les choses, les mettre en mots, créer du récit sont les axes majeurs de toute approche thérapeutique. Il ne s’agit pas là de psychothérapie, encore moins de psychanalyse, même si cela s’en inspire, mais le fait est de constatation courante : la parole a le pouvoir de libérer. » (P.198)

L’intérêt pour les soignants

Si c’est par la pratique qu’on expérimente la nécessité de la supervision, il est indispensable de connaitre les théories qui la sous-tendent. Allione nous amène ainsi à cheminer, de références théoriques en métaphores ciselées. Il nous invite à soigner notre fonction alpha au carré. A un thérapeute qui exprimait son désarroi devant des contenus de pensées trop morcelés, un enfant répondit : « Va voir ton docteur pour qu’il te donne des idées ».

Dominique Friard

Notes :

ALLIONE (C), La part du rêve dans les institutions. Régulation, supervision, analyse des pratiques, Editions les Belles Lettres, 2010.

Date de dernière mise à jour : 25/05/2025

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