Arendt H., Responsabilité et jugement

« Responsabilité et jugement »

Hannah Arendt

Arendt

Quand toutes les normes s’effondrent, on court le risque d’être complice des pires choses. Pour l’éviter, pour continuer à distinguer le bien du mal, il faut penser par soi-même. Cet acte n’est pas réservé à une élite ; émettre un jugement, prendre ses responsabilités, chacun peut le faire. Encore faut-il en avoir la volonté …

« La morale concerne l’individu dans sa singularité. Le critère de ce qui est juste et injuste, la réponse à la question, que dois-je faire ? ne dépendent en dernière analyse ni des us et coutumes que je partage avec ceux qui m’entourent, ni d’un commandement d’origine divine ou humaine, mais de ce que je décide en me considérant. Autrement dit, si je ne peux pas accomplir certaines choses, c’est parce que, si je les faisais, je ne pourrais plus vivre avec moi-même. Ce vivre-avec-moi est davantage que le conscient [Consciousness], davantage que la connaissance directe de moi-même [self-awareness] qui m’accompagne dans tout ce que je fais et dans tout ce que j’affirme être. Être avec moi-même et juger par moi-même s’articulent et s’actualisent dans les processus de pensée, et chaque processus de pensée est une activité au cours de laquelle je me parle de ce qui se trouve me concerner. Le mode d’existence qui est présent dans ce dialogue silencieux, je l’appelle maintenant solitude. La solitude représente donc davantage que les modes d’être seul, en particulier et surtout l’esseulement et l’isolement, et elle est différente d’eux. » (p. 125)

L’auteur

La pensée philosophique et politique d’Hannah Arendt (1906-1975) philosophe, politologue et journaliste allemande naturalisée américaine occupe une place importante dans la réflexion politique et philosophique contemporaine. Si ses travaux sur les origines du totalitarisme et la condition de l’homme moderne ont fait date, son livre « Eichmann à Jérusalem », publié après le procès du nazi Adolf Eichmann, a suscité de vives controverses. Le concept de « banalité du mal » ne va pas de soi.

Ses ouvrages ls plus célèbres sont « Les origines du totalitarisme » [Totalitarianisme] (1951), « Conditions de l’homme moderne » (1958) et « La crise de la culture » (1961). Le mot « totalitarianisme » exprime l’idée que la dictature ne s’exerce pas uniquement dans la sphère politique, mais dans toutes, y compris les sphères privée et intime. Elle envahit toute la société, tout le territoire et toutes les dimensions de la vie.

« Responsabilité et jugement » est un ouvrage posthume, publié en 2003 ; il rassemble des textes rédigés autour du procès Eichmann. Ils sont répartis en deux catégories. Sous le titre de « Responsabilité » sont regroupés des écrits théoriques à vocation pédagogique. On y trouve la version longue d’un conférence radiophonique : « Responsabilité personnelle et régime dictatorial », les cours d’Hannah Arendt sur la philosophie morale, le commentaire d’une conférence « La responsabilité collective » ainsi que « Pensée et considérations morales ». Dans la catégorie du jugement, sont rassemblés trois essais dans lesquels Arendt s’est elle-même livrée à l’exercice de sa capacité de juger : « Réflexions sur Little Rock », « Le vicaire ? coupable de silence » (un compte-rendu critique de la pièce de théâtre de Hochhuth portée au cinéma par Costa Gavras en 2002), et « Auschwitz en procès » (compte-rendu des procès de 22 membres du personnel du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau à Francfort en 1963-1965).

Arendt 3

L’ouvrage

Adolf Eichmann (1906-1962) est un criminel de guerre nazi, haut fonctionnaire du 3ème Reich, co-responsable de la « solution finale ». Il organisa notamment l’identification des victimes de l’extermination raciale et leur déportation vers les camps de concentration et d’extermination. Réfugié en Argentine, après le procès de Nuremberg, il est retrouvé et capturé par le Mossad en mai 1960. Exfiltré en Israël, il a été condamné à mort et exécuté à Jérusalem à l’issue d’un procès retentissant dont Hannah Arendt rend compte pour le magazine The New-Yorker. Dans « Eichmann à Jérusalem », ouvrage qui compile ses chroniques, elle reprend les propos d’Eichmann qui se présentait comme un rouage parmi d’autres du système. Elle note que tout au long de sa carrière, il n’a montré ni antisémitisme ni troubles psychiques. Il se serait « simplement » contenté de faire carrière. L’Eichmann d’Arendt n’est pas un monstre ; fonctionnaire zélé, il personnifie la « banalité du mal ». Au procès, personnalité ordinaire, il n’a semblé ressentir ni culpabilité, ni haine. Eichmann a ainsi abandonné son « pouvoir de penser » pour n’obéir qu’aux ordres. Il est devenu incapable de former des jugements moraux et donc de distinguer le bien du mal. Elle relève que l’usage systématique des clichés, des expressions toutes faites, utilisées mécaniquement, diminue la conscience des actes et provoque l’incapacité à être affecté par ce que l’on fait ou voit.

Les textes contenus dans Responsabilité et jugement sont postérieurs à Eichmann à Jérusalem. Arendt y répond aux critiques et précise sa pensée.

Les facultés de penser et de juger sont proprement humaines et leur exercice relève de la responsabilité de chacun. Dans le contexte d’effondrement de la morale qui s’est produit sous le IIIème Reich, seule l’activité de penser peut constituer un repère normatif fiable dans la lutte contre le mal. Son absence implique l’adhésion inconditionnée à des règles de conduite prescrites par une époque, une société. En l’absence de tout examen critique, le risque est de s’attacher à la possession formelle de règles et de s’habituer à obéir à un système normatif quel qu’il soit, dont le contenu peut être modifié substantiellement sans susciter de réaction ou de protestation. Ceux qui doutent et sont sceptiques sont bien plus fiables parce qu’ils sont à même d’examiner les choses dans leur singularité et de se forger un avis.

Elle y distingue la responsabilité morale de la responsabilité collective, établie en fonction de leur centre de gravité respectif : « Au centre des considérations morales sur la conduite humaine se trouve le soi; au centre des considérations politiques sur la conduite se trouve le monde. » La responsabilité morale, comme la culpabilité, est ainsi toujours personnelle. Elle dépend fondamentalement de ce rapport à soi qu'est toute pensée philosophique non technique et qui a pour effet d'actualiser la conscience morale. À l'opposé, la responsabilité politique est toujours une responsabilité collective parce qu'elle a pour objet des choses que nous n'avons pas faites mais dont nous devons assumer les conséquences. Elle nous échoit du seul fait que nous avons besoin pour bien vivre d'appartenir à une communauté. Seuls des individus qui pourraient réussir à vivre en dehors de toute communauté, comme l'illustre le cas extrême des réfugiés et des apatrides, seraient politiquement innocents.

Mais qu'en est-il alors de ceux qui ont collaboré activement avec le régime nazi ? Peuvent-ils se défendre sous prétexte qu'ils ont pris leurs responsabilités ? Et que penser de ceux qui ont refusé de collaborer ? Sont-ce des irresponsables ? À ceux qui affirment avoir choisi le moindre mal en acceptant de collaborer, Arendt rétorque qu'ils « oublient très vite qu'ils ont choisi le mal ». D'autres individus prétendent n'avoir été qu'un rouage : s'ils ne l'avaient pas fait, quelqu'un d'autre l'aurait fait à leur place. Ils ont le tort d'avoir réduit leur personne à leur fonction. Enfin, les défenses de la raison d'État et des ordres supérieurs sont irrecevables, car elles présupposent toutes deux le caractère exceptionnel de l'acte ou de l'ordre immoral alors que sous le régime nazi la situation inverse prévalait : « c'étaient les actes moraux qui étaient exceptionnels et illégaux ». De quoi relève donc au bout du compte la faute de ceux qui ont cru en leur devoir de participer ? De la confusion entre l'obéissance et le consentement. La question légitime qu'on peut leur adresser est : « Pourquoi avez-vous apporté votre soutien ? » Quant à ceux qui ont mieux réfléchi et qui ont refusé de participer parce qu'ils ne voulaient pas continuer à vivre en compagnie d'un meurtrier, Arendt admet que leur argument moral est politiquement légitime mais uniquement dans des conditions d'impuissance politique.

L’intérêt pour les soignants

 Les soignants en psychiatrie ne sauraient être considérés comme des Eichmann en puissance, il s’en faut de beaucoup. Nous ne sommes ni des criminels, ni des idéologues mais des soignants qui visent à soulager la souffrance de personnes en difficulté psychique. Ces valeurs, ces points de repère basculent. L’hôpital-entreprise, les économies à réaliser, l’assimilation des soignants à des rouages anonymes remettent en cause les normes auxquelles nous sommes habituées. Dans de tels moments de bascule, nous courrons le risque d’être complices des pires choses, dit Arendt.  Comment l’éviter ? Comment distinguer le bien (le soin) du mal (la contre-violence soignante) ? Comment dire « non » ? Les écrits d’Arendt peuvent nous permettre de penser notre réponse individuelle et collective à cette série de questions. Notre capacité de jugement, notre pensée constituent le principal recours face à cette situation de crise où le passé cesse d’éclairer l’avenir, où l’esprit erre dans l’obscurité. Enfermer ou attacher un autre nous-mêmes ne peut pas être une réponse banale, automatisée ou uniquement régie par un protocole à des situations, toujours complexes. « Quand chacun est ballotté sans réflexion par ce que tout le monde fait ou croit, ceux qui pensent ne peuvent plus se cacher parce que leur refus de suivre est voyant et devient ainsi une forme d’action. » (1) Penser, dans ce sens, n’est pas viser la connaissance mais l’aptitude à dire ce qui est juste et ce qui est injuste.

Dominique Friard

Notes :

  1. ARENDT (H), Responsabilité et jugement, trad. J-L Fidel, Petite Bibliothèque Payot, Classiques, Paris, 2009.

  2. ARENDT (H), Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal, trad. A. Guérin, Paris Gallimard, coll. Folio Histoire, Paris, 1991.

Date de dernière mise à jour : 24/10/2023

Commentaires

  • VIGNAT
    • 1. VIGNAT Le 24/10/2023
    J’ai toujours apprécié la pensée (et les ouvrages) d’Hanna ARENDT, même si « Eichmann à Jérusalem » exprime un projet ambigu. On ne peut toutefois qu’être surpris (et déçu) par sa cécité devant l’adhésion de Heidegger au nazisme, la collaboration du philosophe notamment par la caution universitaire à la «  réforme » de la justice…Cécité liée à son admiration amoureuse pour Heidegger.
    • serpsy1
      • serpsy1Le 29/10/2023
      Bonjour Jean-Pierre, Un grand merci pour votre message. Certains aspects de la pensée d'Arendt sont stimulants pour nous et c'est à ce titre que je la présente. De là à adhérer à tout ce qu'elle a écrit, il y a un monde. Bien sûr qu'Heidegger est un des points faibles d'Arendt mais soyons honnêtes, elle ne fut pas la seule à avoir son jugement obscurci, de nombreux intellectuels, et pas des moindres, ont préféré ne pas voir le nazi derrière le philosophe. Et eux n'avaient pas de relation amoureuse avec Heidegger. C'est à partir de ce que j'ai rencontré en psychiatrie que j'ai compris la "banalité du mal" et que ce concept m'est apparu opérant. Comment des soignants, probablement sympathiques se réclamant de valeurs nobles, pouvaient-ils se comporter comme ils le faisaient ? J'ai relu récemment Eichmann à Jérusalem et été surpris de voir que l'ouvrage n'abordait quasiment pas la notion de banalité du mal. Arendt s'y veut au plus proche de ce qu'elle a vu, compris, entendu à Jérusalem. Elle y est très précise. A bientôt, Dominique Friard

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