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Artières P., Histoire de l'intime

Histoire de l’intime

Philippe Artières

Illustré par Vanessa Vérillon

Intime

Qu’il s’agisse de se rendre au domicile d’un patient pour un soin somatique, une consultation, un suivi, d’effectuer une toilette au lit à l’Ehpad ou à l’hôpital, de feuilleter les pages sépia d’un album photo chez une personne âgée souffrant d’une maladie d’Alzheimer, d’écouter une patiente en deuil raconter sa première rencontre avec son mari disparu, les moyens qu’a trouvé un patient borderline pour réguler sa colère ou les tentatives d’une personne souffrant d’un trouble bipolaire pour repérer les premiers signes d’un état maniaque, le désespoir d’une famille qui ne reconnait plus son proche envahi par la schizophrénie, l’infirmière et l’infirmier, dans le champ somatique comme en psychiatrie, ont accès à l’intimité du patient. Qu’entend-on aujourd’hui par intimité ? L’intimité d’aujourd’hui est-elle celle d’hier ? A l’heure des réseaux sociaux, quelles en sont les frontières ? Comment le soignant navigue-t-il au sein de cet espace ? Entre le silence, l’absence à l’autre qui fait qu’on ne l’investit pas réellement et qu’on ne lui permet pas vraiment de déplier son vécu et surtout de l’élaborer et le recueil de données, envahissant, bureaucratique parfois, systématique souvent qui ne se soucie que de dossiers bien rangés. Si la post-modernité a modifié notre rapport à l’intime, quelles sont les conséquences de ces évolutions sur le soin, sur le rapport à l’autre, que l’on soit en position de soignant (lui-même connecté et qui se débrouille pour toujours avoir son smartphone à portée d’oreilles) ou de patient (en psychiatrie, parfois privé de cette partie de lui-même notamment lorsqu’il est hospitalisé sous contrainte, isolé et attaché).

Comme il est peu probable que cette série de questions fasse l’objet d’un cours ou de réflexions à l’IFSI et encore moins dans les IFCS ou dans les universités où l’on forme les I.P.A., nous allons présenter ici un ouvrage qui se préoccupe très peu de données probantes, de toute façon absente vu que nous sommes dans le champ des sciences humaines et en particulier de l’histoire. Si le soin était réellement considéré comme une discipline universitaire, il existerait un espace où s’interroger mais cet espace, pour quelques années encore, est absent.  

« Ce qu’inventent les médecins pour lutter contre ces « vices » de l’intime » qui menacent la société, c’est une forme singulière de répression sociale qui ne relève pas seulement de l’interdiction ou de la violence physique que l’on voit dans les hôpitaux psychiatriques. Au sujet qui présente ces « troubles de l’intime » les médecins proposent de faire dire leurs « maux ». L’injonction n’est pas d’abord thérapeutique : il s’agit de constituer une clinique de l’intime dont la matière ne serait pas issue de l’observation des soignants mais viendrait de la parole des individus. » (page 87)

Philippe Artières, né en 1968, est historien, directeur de recherche an CNRS (IRIS, EHESS) et travaille sur les archives ordinaires. Il est notamment l’auteur de « Vie et mort de Paul Geny » (Seuil, 2013), du « Dossier Sauvage » (Verticales, 2019), et plus récemment de « Un séminariste assassin » (2020, Prix de l’essai de la Société des Gens de Lettres) et du « Peuple du Larzac » (La découverte, 2021).

Sous la direction de Michelle Perrot, il a consacré sa thèse à la médicalisation des écritures ordinaires au XIXème siècle, et principalement aux criminels. Il a ainsi exploré le fonds d’autobiographies de criminels réuni par Lacassagne à Lyon à la fin du XIXème siècle. Il est considéré comme l’inventeur de l’expression « Archives mineures » faisant référence aux archives qui seraient plutôt de l’ordre de l’ordinaire (récits autobiographiques, rapports médicaux (infirmiers ?), graffitis), mais pouvant toutefois être considérés comme des matériaux de l’histoire.  

« Peu d’objets nous sont plus précieux que notre smartphone ; ce n’est pas son coût qui fait sa valeur, c’est ce qu’il contient, ce qu’on y a déposé, en toute intimité. Le smartphone est tout à la fois l’archive de nos vies et le lieu de notre inscription aux yeux du monde. Bien sûr, j’ai toujours mes amis, ceux que je vois, avec lesquels je partage un repas, mais j’en ai aussi d’autres, rencontrés sur les réseaux sociaux, qui m’ont invité ou que j’ai invité à partager sur nos « murs » les fragments de ce qui nous intéresse, de ce que nous souhaitons afficher ou montrer de nos existences : une photo, une information, un récit personnel. Si j’égare ou si je casse mon téléphone portable, je risque de faire disparaître les traces de mon existence passée (photographies, vidéos, messages, contacts) tout ce qui forme ma sociabilité affective, sociale et professionnelle. » (page 127)

L’ouvrage est agréable à lire. Les chapitres sont courts, richement illustrés d’images d’archives et des tableaux tracés au pinceau par Vanessa Vérillon. Qui lit peu pourra cheminer dans cet ouvrage.

Huit chapitres d’une dizaine de pages chacun déclinent cette histoire de l’intime, de la révolution française jusqu’à nos jours : « Chez soi », « En famille », « En toute intimité », « La bonne éducation », « Un corps à soi », « Maladives intimités », « Exhibitions », « Libérer l’intime », « Big brother is watching you ». Des textes d’archives permettent de rendre plus concrets et de creuser un peu ces chapitres : la tombe, la chambre conjugale, le rêve, le journal intime, les cheveux, le tatouage, le clitoris, les petites annonces, le smartphone.

Nous allons parcourir l’avant-propos en essayant de repérer en quoi la question de l’intime vient interroger le soin et les soignants (et pas seulement les infirmières).

L’inconnu de soi pour soi

Artières commence par rappeler que l’histoire de l’intimité en Occident est une histoire longue qui a fait l’objet de nombreuses investigations, enquêtes historiques, anthropologiques ou sociologiques. Nous pourrions presque, à son endroit, parler de concept nomade.

Rappelons que l’intimité fait partie des concepts en sciences infirmières définis par l’ARSI (Association de Recherche en Soins Infirmiers) sous la direction de L. Jovic et M. Formarier. Gilberte Hue le présente au sein de l’ouvrage. Retenons de cette courte entrée les définitions proposées par Serge Tisseron : « L’espace public engage ce que l’on partage avec le plus grand nombre, l’espace privé que l’on partage seulement avec des personnes choisies. L’espace intime, quant à lui est ce que l’on ne partage pas, ou seulement avec quelques très proches, et aussi ce que chacun ignore de lui-même : c’est à la fois son jardin secret et l’inconnu de soi sur soi »[1] Avec lequel de ces espaces a à voir le soin ? Lorsque la relation soignant-soigné se borne à n’être qu’une relation de civilité, la référence est pour une large part l’espace public. La relation avec le soignant ne se différencie pas des relations « Bonjour-bonsoir » propres à la plupart de nos interactions sociales. Dès lors que le patient est reçu en entretien d’accueil, dès lors qu’il raconte une partie plus ou moins approfondie de son histoire, de son vécu, nous sommes dans le registre du privé. Le soin, en psychiatrie, sous la forme de ce que Rogers nomme la relation d’aide thérapeutique, c’est-à-dire d’une forme à interroger de psychothérapie, relève de l’espace intime. Bien sûr parce que le patient choisit de considérer le soignant comme un très proche à qui il confie des pensées, des émotions, des contenus qu’il ne dévoile à personne d’autre (ou à très peu d’autre) mais aussi et surtout parce qu’il s’appuie sur cette relation pour explorer ce qu’il ignore de lui-même. Jardin secret donc et inconnu de soi sur soi. Tous les soignants ne souhaitent pas partager cette intimité et encore moins explorer cet inconnu probablement parce que l’inconnu de soi pour soi du patient fait écho, mobilise l’inconnu du soi pour soi du soignant. Les notions de transfert et de contre-transfert sont ici particulièrement pertinentes.

Du texte de Gilberte Hue, nous retenons également la citation de A.F. Westin qui s’interroge sur les relations entre intimité et liberté : « L’intimité est la revendication des individus, des groupes, ou des institutions à déterminer par eux-mêmes quand, comment et jusqu’à quel point l’information les concernant est transmissible à d’autres. »[2] Westin nous rappelle ainsi (avec Artières) que la notion d’intime est centrale dans la façon dont a été pensé et vécu le rapport des individus entre eux dans la société. « Elle participe en effet étroitement d’une histoire du sujet en Occident. »[3] Autrement dit, l’intimité est politique. Elle ne se définit pas essentiellement à partir de critères médicaux, via des données probantes. Le serment d’Hippocrate dessine certes un espace d’intimité que le médecin doit respecter mais la médecine scientifique d’aujourd’hui semble peu s’en soucier, ni l’interroger. Au fait les I.P.A, prêteront-ils (ou non) le serment d’Hippocrate (par délégation évidemment) ?  

La capitale de l’intime

Le territoire moderne de l’intime a une capitale, écrit Artières, c’est notre corps. « Si, en Europe, depuis le Moyen-Age, le christianisme a pris une place centrale dans la vie des gens, si cette spiritualité peut être considérée comme une forme d’intimité, notamment avec la prière qui constitue un lieu à soi, entendu comme celui de l’âme et de son salut, cette intimité résulte d’une injonction institutionnalisée parfois autoritaire. Ce rapport individuel et privé à Dieu est ainsi de plus en plus contrôlé, notamment avec le développement de la confession : on y avoue ses péchés en pensée et en action. On y affirme la primauté de l’âme sur le corps. On s’y soumet aussi. »[4]

Dans les années 90, j’avais émis l’hypothèse que la religion modelait notre rapport à l’intimité de l’autre et à son écoute. Les diagnostics infirmiers étaient issus d’une culture protestante (les WASP qui selon les anthropologues ont un rapport particulier avec la douleur et les soignants). Ils supposent un rapport à l’autre, et en particulier au patient, inconcevable dans une culture catholique. Le rapport direct à Dieu, sans intermédiaire, du protestantisme favorise l’écoute alors que la nécessité d’avoir un intercesseur (le prêtre), le secret de la confession et l’infaillibilité papale, chez les catholiques les incite à éviter de se retrouver dans une relation d’intimité avec un patient. A l’échelle de l’hôpital, seul le médecin, le psychiatre est légitime pour avoir accès à l’intimité du patient.

Ainsi que le note Artières, sous l’ancien régime, seuls les puissants jouissent d’une intimité parc qu’ils sont des élus de droit divin. C’est un privilège, qui, alors, ne se partage pas. Ce territoire se démocratise à partir du XVIIIème siècle et de la Révolution française. C’est aussi le moment où apparaît la psychiatrie en tant que discipline médicale. L’intime ne cesse ensuite de se reconfigurer en fonction de l’évolution des modes de vie, de l’émergence de nouvelles valeurs ou encore de technologies inédites.

L’histoire de l’intime poursuit Artières, parce qu’elle est étroitement liée à celle de la liberté individuelle, « est un long récit de violations et de transgressions. Une histoire violente d’abord. »[5] C’est un terrain de luttes permanentes. « Ses adversaires cherchent à en limiter la superficie mobilisant l’ensemble des savoirs disponibles mais aussi à en initier de nouveaux (des sciences de la psyché à l’informatique jusqu’à la génétique …), multipliant, sur ce terrain disputé, les discours prescriptifs, normatifs. En face, ses défenseurs, s’emparant de terrains vagues, y construisent des zones de résistance et de contestation. Car la défense de l’intime devient à partir du milieu du XXème siècle, une contestation de l’Eglise, de l’Etat, de la famille et du couple. » Il suffit, pour s’en convaincre, de lire ou de relire Goffman et de voir comment sont maltraités les territoires du moi dans ces différentes institutions totales.[6] [7] [8] Les soignants s’y révèlent davantage du côté des institutions que de celui des usagers.

Un récit au féminin

Faire l’histoire de l’intime c’est très largement écrire un récit au féminin : il n’y eut guère d’intimité masculine jusqu’aux années 2000, dans la mesure où c’est l’homme qui toujours dicta les normes dans les espaces publics et domestiques. Il faut peut-être néanmoins se souvenir que le care à la différence de la cure a été, est une affaire de femmes.

L’histoire de l’intime, oblige à se poser une question simple dans sa formulation et complexe dans sa réponse : « le moi, celui du développement personnel comme celui de la messagerie de nos téléphones portables, n’a-t-il pas eu raison de l’intime tel que le Dictionnaire historique de la langue française (Alain Rey) le définit, celui d’un lieu, d’une « atmosphère qui crée ou évoque le confort d’un endroit où l’on se sent isolé du monde extérieur. » »[9]

Ainsi que le note G. Hue, les auteurs les plus classiques envisagent l’intimité sous l’angle du retrait, du contrôle des espaces personnels et des territoires, alors que les psychologues de l’environnement insistent sur la recherche d’un équilibre entre accessibilité et non-accessibilité de soi aux autres comme image de marque du processus de régulation des contacts sociaux. « La régulation des distances offre l’assurance de pouvoir contrôler son espace personnel pour obtenir un degré optimum d’intimité. »[10] Tout cela se traduit parfois en isolement et contention.

Il est intéressant de penser que ces mêmes infirmières qui s’engoncent dans leur blouse blanche, mettent du blanco sur leur nom de famille, et se refusent à tout dévoilement de soi, y compris d’énoncer si elles ont ou non un enfant, en livrent beaucoup plus sur leur page Facebook accessible à tous : images de vacances au bord de la mer où elles sont en maillot de bain, avec enfants, conjoint, amis. Le patient auquel elles refusent de dire si elles sont mariées faisant peut-être même partie de leurs followers sans qu’elles le sachent.   

Comment cette histoire de l’intimité retentit-elle sur le soin et sur ce qui peut se partager avec un patient ?  

Un livre à lire sur la plage ?

Dominique Friard


[1] Tisseron S., L’intimité surexposée, Editions Hachette Littérature, Coll. Pluriel, Paris, 2003.

[2] Westin A.F, Privacy and Freedom, d Atheneum, New-York, 1970.

[3] Artières P., Histoire de l’intime, CNRS Editions, A l’œil nu, Histoire, Paris, 2022.

[4] Ibid., p.7.

[5] Ibid., p.8.

[6] Goffman E. Asiles, Etudes sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, Editions de minuit, Coll. Le sens commun, Paris, 1979.

[7] Goffman E., La mise en scène de la vie quotidienne, t.1, La présentation de soi, Editions de minuit, Coll. Le sens commun, Paris, 1973.

[8] Goffman E., La mise en scène de la vie quotidienne, t.2, Les relations en public, Editions de minuit, Coll. Le sens commun, Paris, 1973.

[9] Artières P., Histoire de l’intime, op. cit., p.9.

[10] Hue G., « Intimité », in « Les concepts en sciences infirmières » 2ème Ed., Formarier M., Jovic L. (dir), ARSI, Editions Mallet Conseil, Paris.  

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