Barrier P., La blessure et la force

« La blessure et la force »

La maladie et la relation de soin à l’épreuve de l’auto-normativité

Philippe Barrier

Préface de Bernard Stiegler

Barrier

Un ouvrage fondamental pour qui s’intéresse à l’éducation thérapeutique, le point de vue, étayé, est celui d’un philosophe, lui-même diabétique. Et ça change tout.

« Je ne suis pas né malade ; ou du moins pas plus qu’un autre. Les premières expériences de mon corps me semblent avoir été heureuses, dynamiques en tout cas. Mais c’était cependant un corps petit, trop maigre, et je souffrais de l’image de faiblesse, de vulnérabilité qu’il donnait de moi-même aux autres ; au point, parfois, de me trouver inexistant. Ce sentiment dura longtemps, celui d’un corps presque sans consistance, sans épaisseur, d’un corps comme inférieur, sur lequel aucun regard ne pouvait se porter, sinon condescendant ou méprisant. Les corps des autres me semblaient avoir infiniment plus de réalité que le mien -tout comme leur existence d’ailleurs. » (p.1)

L’auteur

Philippe Barrier est professeur de philosophie, d'éthique médicale et d'éducation thérapeutique, et professeur associé à l'espace éthique AP-HP. Il participe à de multiples colloques et publications sur la philosophie de la santé.

Philippe Barrier tombe malade à seize ans, en 1969. Un diabète est diagnostiqué. Il est condamné, écrit-il, à la pérennité d’un traitement : « la peine de mort s’était muée d’office en condamnation à perpétuité ». Le paternalisme, dit-il, était encore très présent dans toutes les relations entre soignants et patients. « Le paternalisme, ce n’est pas seulement une figure de père, c’est une autorité qui se pense comme extérieure et qui cherche à imposer un bienfait à celui qui en a besoin. Alors que la démarche de soin, c’est tout le contraire ; c’est solliciter, désinhiber cette puissance de soin qui est dans le sujet lui-même, la faire se révéler à lui-même et s’épanouir. »[1]

Se regardant être malade, en même temps qu’il l’était (avec une certaine ironie qu’elles qu’aient pu être les souffrances et les difficultés que la maladie lui infligeait), il a développé une distanciation, facteur d’émancipation psychique, qui lui a évité de sombrer dans la fascination ou le chantage de la maladie. La publication d’un livre lui offre des tribunes de plus en plus nombreuses ; il acquiert ainsi en quelques années, une réputation d’orateur dévoué à l’exploration intime du diabète et de la chronicité. Il devient une « autorité profane » dont on apprécie le propos dérangeant, provocateur et que l’on invite pour être le grain de sel ou l’épice qui pimente et relève un colloque. Afin d’échapper à cette instrumentalisation de son discours, il décide de confronter son éprouvé intime à celui d’autres patients atteints de maladie chronique. Il entreprend, en tant que « chercheur impliqué » un second parcours universitaire et soutient une thèse en sciences de l’éducation. Il publie un deuxième ouvrage : « Le patient autonome ».[2]

A 60ans, il est devenu le cinéaste qu’il avait toujours rêvé d’être.

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« Il y a un idiotisme de l’hypoglycémie, de son vécu, qui rend obscène et presque monstrueuse toute tentative de description objective de ce qu’il faut bien appeler ses « symptômes » (bien qu’elle ne soit qu’un effet morbide du traitement et non de la maladie), telle qu’on en trouve dans les traités de médecine. C’est que toute objectivation est ici vouée à l’échec, tant l’hypoglycémie est une expérience subjective, une expérience de la subjectivité. Elle est un de ces expériences limites de la conscience, comparable en bien des points aux prises de stupéfiants ou d’hallucinogènes. Et encore n’est-ce là que sa surface, le chatoiement de sa manifestation intime. Parce qu’elle est aussi vécue parfois, par ceux qui la redoutent le plus comme une expérience de la mort. » (PP.42-43)

L’ouvrage

Ecrivons-le d’emblée, synthétiser un tel ouvrage est une gageure pour un soignant de psychiatrie, intéressé par les problèmes posés par l’éducation thérapeutique. Chaque paragraphe, pour peu qu’on s’y arrête, ouvre des questionnements qui vont bien au-delà de la problématique du diabète. Le lecteur ne peut pas ne pas reconsidérer sa compréhension de la psychose et notamment du déni de la pathologie que l’on décrit habituellement dans la schizophrénie. Bien sûr, ce déni existe et nous y sommes régulièrement confrontés mais Barrier suggère qu’il pourrait aussi constituer une façon d’intégrer la maladie. Il nous invite ainsi à un changement de perspective qui n’invalide pas la clinique mais l’enrichit. 

Le diabète, pour Barrier, est devenu l’occasion d’une ascèse, un art de vivre, la possibilité de se rejoindre lui-même au-delà de la faille qu’il avait initialement révélée en lui. C’est en se mettant au cœur de son discours sur la maladie qu’il devint conscient de la possibilité de se conformer à sa vérité : de pratiquer ce qu’il éprouvait comme normatif. Une dynamique de restructuration de toute son existence s’offrait dans l’expérience de la maladie et dans la transmission de cette expérience. « C’est un certain retournement, une transmission possible de la valence de l’expérience de la maladie, [qu’il cherchait] à partager avec les autres, après l’avoir vécue [lui-même] ».

Lecteur de Canguilhem et de Simondon, Barrier montre que la médecine se focalise sur la maladie et oublie souvent le malade. Canguilhem appartient à une école de médecine qui sait qu’on ne peut soigner l’individu sans soigner du même coup son milieu. Ce qui est normal ou pathologique, ce n’est jamais l’individu ou le milieu seuls, mais leurs relations. La santé ou la maladie nomme une certaine relation d’un vivant à son milieu, non un état objectivable du corps. La médecine ne peut être qu’un art non une science. C’est au patient de dire « je suis malade », et non au médecin de dire « vous avez une maladie ».
Barrier met à l’épreuve ce qu’il nomme non pas l’autonomie mais l’auto-normativité. La normativité du vivant est le fait qu’il vit selon des normes, des valeurs. L’auto-normativité est le fait de construire soi-même ses propres normes, ses propres valeurs. Si la conscience de la maladie est happée par le refoulement, c’est qu’elle est avant tout l’expérience d’un trouble, que le sujet qui en souffre tente de supprimer comme il le fait de tout autre trouble. Cet « oubli » est un facteur essentiel d’équilibre, « une technique d’équilibration inhérente à la vie, et à plus forte raison, tout comportement intelligent, qu’il prenne la forme de l’auto-illusionnement ou du refus lucide de percevoir la maladie, fait lui aussi partie de cet art de l’équilibration ». Barrier énonce ainsi que bien des comportements de malades, qui sont hâtivement catalogués comme « dénis » de la maladie sont à interpréter comme manifestant déjà une potentialité normative dans cette tentative d’oubli de la maladie.

Philippe Barrier parle à la première personne pour tenter de dire la troisième personne. Il opère des allers-retours entre l’intime et le théorique. Quoi de plus intime qu’une maladie ?

L’intérêt pour les soignants

Il est évidemment majeur. Comment dispenser la moindre éducation thérapeutique sans apprendre de l’expérience du patient, sans se laisser enseigner, qu’il s’agisse de diabète ou de psychose ?

Barrier évoque la tentation techniciste médicale. Le technicisme « consiste à moins subordonner l’usage de la technique au soin que l’inverse, et à évacuer ainsi la démarche clinique. Il renforce l’autorité médicale comme pouvoir sur le patient, en excluant radicalement celui-ci comme agent du soin, du fait de son incompétence technique a priori, et de son positionnement comme pur objet de manipulation technique. Il tend à s’imposer comme modèle hégémonique d’une médecine moderne, qui renvoie à une période jugée dépassée toute prise en considération du sujet et toute attention portée à la relation de soin. » Les infirmières ne sont pas toujours exemptes de cette tentation qui fausse la relation de soin en tant que relation humaine réflexive et transductive, « et lui substitue un rapport de soumission à des instruments techniques parfois autojustifiés par leur simple usage, et à ceux qui en ont la maîtrise. »  

Le dialogue entre expérience et théorie, aboutit à une véritable philosophie biographique de la relation de soin.  On doit prendre soin non pas du malade, mais de la relation de soin elle-même.

Dominique Friard

Notes :

  1. BARRIER (P), La blessure et la force, PUF, Science, histoire et société, Paris, novembre 2010.


[1] Barrier P., « Prendre soin de soi, une ascèse », in La Croix, Un été dans La Croix. Prendre soin 1/5, 26/08/2013.

[2] Barrier P., Le patient autonome, Coll. Question de soin, PUF, Paris, 2014.

Date de dernière mise à jour : 24/10/2023

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