Blech J., Les inventeurs de maladie

 

« Les inventeurs de maladies »

Jörg Blech

En mai 2024, l’association Serpsy proposera un colloque dont le thème est « Voyage en nos troubles »; en guise d’introduction à cette journée voici une synthèse passionnante des dangers pharmacologiques et des manipulations qui menacent les patients ou prétendus tels. Du mediator aux opioïdes, en passant par le syndrome de Sissi et la ménopause des hommes, de l'art de nous faire prendre des vessies pour des lanternes. 

Blechinventeurs

« La ménopause de l’homme est une parfaite illustration d’une maladie inventée. Les collaborateurs des entreprises pharmaceutiques et les médecins désignent systématique[1]ment comme maladifs des aléas naturels et comportements normaux. Ils médicalisent notre vie. Avant, on essayait de trouver une substance active contre chaque maladie. Aujourd’hui, cela fonctionne souvent dans l’ordre inverse – pour chaque substance active, on recherche une maladie. »

L’auteur

Né en 1966, Jörg Blech, biologiste et chimiste de formation, est un journaliste et un écrivain scientifique important en Allemagne. Il collabore régulièrement avec des journaux comme Die Zeit et, depuis 1999, Der Spiegel. Il a publié deux ouvrages en France : en 2005 celui dont nous parlons aujourd’hui édité et en 2007 « Ces traitements dont il faut se méfier ». Très lus et appréciés outre-Rhin, ses ouvrages sont traduits dans une douzaine de pays.

L’ouvrage

« Les gens bien portants sont des malades qui s’ignorent. » Jörg Blech montre, dans son ouvrage, comment l’industrie pharmaceutique a repris à son compte l’aphorisme du Dr Knock de Jules Romains. Afin de soutenir un niveau soutenu de bénéfices, l’industrie de la santé doit de plus en plus souvent « s’acharner médicalement sur des individus sains ». « De grands groupes pharmaceutiques agissant à l’échelle mondiale et des associations de médecins organisées en réseau international redéfinissent ainsi le concept de santé : les épreuves naturelles de la vie et les comportements normaux sont alors systématiquement interprétés comme étant pathologiques. Les entreprises du médicament sponsorisent l’invention de tableaux cliniques complets et conquièrent ainsi de nouveau marchés pour leurs produits. » Telle est la thèse centrale de cet ouvrage. On pourrait la trouver un brin paranoïaque si l’actualité n’en montrait la confirmation avec le médiator, et surtout la crise des opioïdes aux Etats-Unis qui aurait fait plus de 500 000 morts par overdose depuis plus de vingt ans.

Le « syndrome de Sissi » est un bon exemple de manipulation médiatico-pharmaceutique. Il est décrit pour la première fois en Allemagne en 1998. Les individus touchés sont décrits comme dépressifs. Ils dissimulent leur abattement pathologique en redoublant d’énergie et d’optimisme. Le nom du syndrome est inspiré de l’impératrice Sissi (incarnée à l’écran par Romy Schneider), promue archétype. Depuis, le terme a conquis les médias allemands et se propage par l’intermédiaire de quelques psychiatres. Il y aurait aujourd’hui, en Allemagne, trois millions d’individus atteints de ce syndrome. La plupart sont traités par un antidépresseur fabriqué par le laboratoire à l’origine de la description du syndrome. En mai 2003, des médecins de la clinique universitaire de Münster démontrèrent que ce prétendu problème de santé publique était une invention de l’industrie.  Leur analyse de sources spécialisées a montré que le tableau clinique ne pouvait être justifié scientifiquement. La présence médiatique du nouveau syndrome, notamment dans un essai consacré à ce sujet comme par un fait exprès semble être essentiellement due à l’action d’une agence de relations publiques sous contrat avec le fameux laboratoire.

Les « inventeurs de maladie » détiennent le monopole de l’information dans le domaine de l’éducation à la santé. On estime que 70 à 80 % de tous les articles traitant de thèmes médicaux dans les médias sont à attribuer à une action de relations publiques ciblée.

Le trafic de maladies peut être envisagé selon cinq modèles distincts.

Des processus normaux de l’existence sont présentés comme des problèmes médicaux. Ainsi, brusquement, des articles furent publiés montrant que la chute des cheveux générait une panique, ainsi que des difficultés émotionnelles. Elle réduisait les chances d’obtenir un emploi lors d’un entretien d’embauche. Un laboratoire avait simplement trouvé un traitement qui favorisait la repousse de cheveux.    

Des problèmes personnels et sociaux sont présentés comme des problèmes médicaux. Ainsi la timidité devint une phobie sociale traitée par un antidépresseur spécifique.

De simples risques sont présentés comme de véritables maladies.

Des symptômes rares sont présentés comme des épidémies de grande ampleur. La dysfonction érectile toucherait un homme sur deux, la dysfonction sexuelle féminine atteindrait 43 % des femmes. Il ne vaut mieux pas chercher à savoir comment ces pourcentages sont recueillis.

Enfin des symptômes anodins sont présentés comme des signes avant-coureurs de maladies graves. Il en va ainsi du « syndrome du côlon irritable » qui de trouble jusqu’ici considéré comme trouble psychosomatique devait se présenter comme une maladie crédible, fréquente et réelle pour laquelle il existe un traitement approprié.

Il ne s’agit plus de trouver un traitement pour chaque maladie mais de trouver une maladie pour chaque molécule fabriquée. En onze chapitres, Blech décrit quelques-unes des stratégies utilisées par les inventeurs de maladie, notamment celle qui consiste à faire modifier par des membres influents de la communauté médicale les normes de certaines valeurs biologiques comme le taux de cholestérol ou la tension artérielle afin d’augmenter le nombre de patients susceptibles d’être traités préventivement. 

L’intérêt pour les soignants

Il ne s’agit pas de jeter le bébé avec l’eau du bain en affirmant que les médicaments ne servent à rien, ou que les maladies sont imaginaires. Il s’agit d’être mieux informés pour mieux informer les personnes que nous soignons. Il s’agit aussi pour nous d’être des lecteurs plus critiques qui ne s’emballent pas après la lecture d’un article et prennent le temps d’en discuter et d’y réfléchir. Nos collègues IPA, nourris au lait biomédical tout au long de leurs études, parfois soucieux de données probantes (les données fournies par l’industrie pharmaceutique, faute d’informations complémentaires, peuvent toutes être considérées comme probantes) auront à apprendre à critiquer leurs sources, chercher les liens des auteurs avec l’industrie pharmaceutique, voire à se rendre sur le site dédié aux liens et conflits d’intérêt : https://www.transparence.sante.gouv.fr

Comme les médecins avant eux, ils devront être vigilants.

Un livre qui nous évitera peut-être de fétichiser le médicament et nous permettra d’utiliser pleinement toutes les facettes de l’art de soigner.

L’autre enjeu de cet ouvrage est l’éducation thérapeutique du patient (ETP). Les soignants ne devraient pouvoir donner que des informations fiables qui ont été vérifiées sinon c’est la relation de confiance, l’alliance thérapeutique avec le patient et ses proches qui risquent d’être altérées. Concernant les psychotropes, il est possible de se rendre sur le réseau PIC (Pharmacie Inter Contact) créé par Nadine Fabre, une pharmacienne dont le fils souffrait de schizophrénie : https://reseau-pic.info ou sur le site de la revue Prescrire, indépendante de l’industrie pharmaceutique : https://www.prescrire.org Sur Linkedin, on peut aussi guetter les fiches et les interventions d’Hélène Verdoux, un psychiatre qui se fait un point d’honneur à proposer des informations fiables et souvent pointues sur la maladie, ses troubles et les traitements qui sont proposés.

 

Dominique Friard

Notes :

1- BLECH (J), Les inventeurs de maladie. Manœuvres et manipulations de l’industrie pharmaceutique. Essai traduit de l’allemand par I. LIBER, Actes SUD, Paris, 2005, rééd. 2008.  

Date de dernière mise à jour : 31/12/2023

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