Brémaud C., Etat d'Urgences
Etat d’urgence
Le quotidien d’une médecin en lutte pour l’hôpital public
Caroline Brémaud
Un petit livre qui décrit en vingt cours chapitres la grandeur et la décadence des Urgences, de l’intérieur. A hauteur de femme et d’hommes. A quoi bon hurler si nul ne vous écoute ? Les criminels de paix qui peuplent les ministères et les ARS détruisent morceaux par morceaux notre système de santé et nous regardons ailleurs. A quand une greffe de conscience politique ?
« Le médecin de l’ARS est un ancien urgentiste, et à ce titre il se targue de bien connaître le fonctionnement d’un service d’Urgences. Sauf que son expérience remonte à une dizaine d’années. Epoque où les médecins généralistes, encore en nombre suffisant, jouaient leur rôle « tampon » en orientant les patients chez un spécialiste lorsqu’ils détectaient un problème. Epoque aussi où les différents services de l’hôpital étaient suffisamment dotés pour accueillir sans délai les patients que nous leur envoyions pour une hospitalisation. Epoque révolue donc. » (p.17)
L’autrice
Caroline Brémaud, née en 1981, est médecin urgentiste à l’hôpital de Laval en Mayenne. Quand elle était petite, elle rêvait d’être vétérinaire. Elle a même travaillé chez un vétérinaire pendant cinq ans. Elle y faisait un peu de tout : le ménage, les fiches de suivi, le tri des médicaments, puis le développement des radios, les intraveineuses, les sutures, les prélèvements sanguins sur les vaches, le vêlage. Elle fait une prépa vétérinaire, termine première sur la liste des élèves repêchables en cas de désistement. Il n’y eut pas de désistement. Tant pis, autant faire médecine. D’autant plus que sa rencontre avec un enfant autiste la conduit à reconsidérer son choix de carrière. Elle paye ses études en faisant du baby-sitting, elle travaille comme femme de ménage, puis aide-soignante en Ehpad.
Caroline attire les médias. Elle ne recherche pas leur obscure lumière, ne fait rien pour attirer les projecteurs. Déjà, lorsqu’elle était étudiante en médecine, elle avait été choisie pour représenter les élèves de première année de médecine pour un reportage dans le 13 heures de France 2. Sa réussite au concours de médecine avait même été annoncée en direct sur l’antenne.
Caroline est urgentiste et militante. Ce lien avec les médias, ça ne peut pas nuire.
Chef de service aux Urgences de Laval, notamment lors de la période du Covid, elle est évincée du poste en 2023, officiellement pour des raisons de réorganisation. On passe d’une organisation à deux têtes (Samu et Urgences) à une organisation à une tête. Surtout qu’aucune ne dépasse. Il faut bien que les tristes joueurs d’échec des ARS puissent pousser leurs pions. A la fin, on le sait ce sont toujours les mêmes qui sont échec et mat.
« Comment pouvez-vous imaginer faire rentrer à minuit une dame de quatre-vingt-dix ans qui vit seule et est fatiguée ?
-Justement madame, lui dis-je. Elle est fatiguée et a besoin de repos. Les Urgences ne sont pas le bon endroit pour se reposer. »
Je lui explique que, ne disposant pas d’une chambre ni d’un lit, sa maman restera sur un brancard dans le couloir des Urgences, dans le bruit, la lumière et parfois le froid.
Elle est choquée. Je ne peux que lui donner raison.
« Oui, madame, je suis d’accord avec vous, c’est choquant. Mais c’est la réalité. Je n’ai pas de lit pour votre maman ; c’est un fait. C’est honteux, mais c’est ainsi. Madame, je me bats quotidiennement pour défendre le système de santé qui décline. Vous en êtes victime … On en est là, oui, madame. A ne pas pouvoir garder dans des conditions d’accueil dignes une dame âgée qui pourra regagner son domicile le lendemain. » (p.65).
L’ouvrage
C’est un livre témoignage écrit par une femme-médecin. On n’y trouve pas de grandes envolées théoriques, on ne nous y explique pas pourquoi les politiques et les économistes ont fait le choix de sacrifier le système de santé sur l’autel du néolibéralisme, le système de santé et surtout les plus pauvres, les plus démunis.
C’est un livre écrit en première personne. Caroline ne s’estime pas être d’une essence supérieure aux personnes qu’elle soigne ou tente de soigner. Elle-même a dû avoir très tôt recours aux soins, dès sa petite enfance. Ses enfants sont passés par les Urgences. Elle a vécu les mêmes affres que toutes les mères. Et le fait d’être médecin ne protège d’aucune angoisse, pas plus que la connaissance fine des rouages de l’hôpital.
Elle ne consacre pas un chapitre à l’intelligence collective (comme D. Zagury dans un de ses ouvrages récents). Elle la montre en acte. Ses collègues, médecins ou infirmiers, ne sont pas des entités théoriques, des pions dont on ne parle que lorsque l’on veut se donner une image de despote éclairé. Elle les présente, décrit leurs actions. Ils y ont une véritable présence. Au fil de l’ouvrage, nous retrouvons Bernard, l’ambulancier, Karen l’IADE solaire, Samantha, Serge et son incroyable dextérité, Joachim, l’ancien chef du Samu et beaucoup d’autres. Le peuple des Urgences et du Samu. Et là, nous comprenons ce qu’est une équipe, avec ses joies, ses peines, ses victoires et ses défaites, un vécu partagé. A l’exception des ouvrages de Michel Nique (2) et de Jacques Hochmann (3), écrit à la troisième personne, je n’ai jamais rencontré d’équipe aussi vivante, autant mise en valeur. Les psychiatres ont à apprendre de certaines urgentistes.
Tout n’est pas rose, loin de là. Caroline raconte aussi le corporatisme médical. Ces médecins imbus d’eux-mêmes et de leur fonction qui vocifèrent, vilipendent, harcèlent, bousculent plus faibles hiérarchiquement qu’eux, ne trouvent pas grâce à ses yeux.
Caroline raconte. Les suicides. Ceux des enfants qui ne peuvent être suivis par manque de structure de soin. Les belles rencontres. Les tragédies. La difficulté d’annoncer à une petite fille la mort de son petit frère. Les émotions qui assaillent les soignants. Combien il est important de s’autoriser à pleurer parfois sur l’épaule d’une collègue, le rire qui se partage et rassemble aussi mais d’une autre façon.
Je ne me suis jamais spécialement intéressé aux Urgences qui me paraissaient trop biomédicales pour moi. Il est même arrivé qu’autour de quelques prise en charge complexes, nous nous retrouvions, mes collègues ISP et moi plus nombreux aux Urgences que les urgentistes eux-mêmes mais c’était en un autre temps, un temps où il était encore possible de soigner. L’ouvrage de Caroline montre qu’on peut y être aussi attentif, aussi à l’écoute qu’en psychiatrie et que nos prises en charge se croisent et s’entrecroisent. Reprenant les propos du psychiatre D. Karavokyros, j’écrivais que la psychiatrie c’était, via la psychiatrie de liaison, la respiration des Urgences. Il nous faut respirer ensemble si l’on veut que les patients et leurs proches soient bien soignés.
« J’ai toujours pris le temps de réfléchir sur ces sujets, de faire un pas de côté, d’être critique tout autant sur mon savoir-faire que sur mon savoir-être. J’estimais avoir le droit de m’opposer à un professeur lorsque ce qu’il m’enseignait me dérangeait éthiquement ou moralement.
Heureusement, la façon d’enseigner a évolué. Je me souviens qu’un de mes professeurs nous racontait que lorsqu’il était jeune, il faisait faire un toucher vaginal à ses étudiants sur une femme en anesthésie loco-régionale. Elle ne sentait rien, était cachée derrière un drap, mais il n’empêche, même sans contexte sexuel, il n’était pas acceptable qu’à tour de rôle cinq ou six étudiants lui enfoncent les doigts dans le vagin. Et pourtant, ça ne posait alors de problème à personne -sauf peut-être à la patiente, mais qui s’en souciait ? » (pp. 147-148)
L’intérêt pour les soignants
Chaque IDE est susceptible, à un moment ou à un autre de sa carrière, de travailler aux Urgences. L’ouvrage est donc une manière de se plonger dans cet exercice particulier. L’implication de C. Brémaud et de ses collègues est un guide utile pour les soignants qui y débutent. Aujourd’hui, on ne s’engage politiquement plus guère, que l’on soit usager ou soignant. Sur ce désengagement prospèrent des politiques de plus en plus dévoués aux intérêts privés. Nous laissons faire. Rares sont ceux qui se battent comme si cela ne nous concernait pas mais les Urgences vous y viendrez, que cela vous plaise ou non. Vous ou un de vos enfants ou votre conjoint. Ne rien faire c’est consentir à ce que les soins qui leur seront proposés soient de moindre qualité, que votre vieille mère se retrouve coincée toute une nuit sur un brancard, que votre môme éprouvé par un chagrin d’amour qui le laisse exsangue, dépressif ne trouve aucun lieu, ni surtout personne, pour accueillir sa souffrance.
C’est vous qui voyez.
Caroline Brémaud, elle, a choisi.
Dominique Friard
Notes :
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Brémaud C., Etat d’Urgences, Le quotidien d’une médecin en lutte pour l’hôpital public, Seuil, Paris, mai 2025.
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Nique M., De l’asile à l’hôpital : 50 ans de psychiatrie, Champ social, Nîmes, 2016.
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Hochmann J., Les arrangements de la mémoire : autobiographie d’un psychiatre dérangé, Odile Jacob, Paris, 2022.
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Friard D., « A la poussière des souliers », in « J’aime les fous. Dans la tête d’un infirmier psychiatrique, Seli Arslan, Paris, 2019, pp. 55-70.
Date de dernière mise à jour : 30/05/2025
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