Fassin Didier, Rechtman Richard, L'empire du traumatisme

L’empire du traumatisme

Enquête sur la condition de victime

Didier Fassin, Richard Rechtman

Empire traumatisme

 

Le traumatisme psychique naît non pas des découvertes de la clinique mais de la morale qui reconnaît les bonnes victimes, celles qu’il faut indemniser, et exclut les mauvaises dont la  cause n’est pas défendable.

« Le groupe de travail sur les troubles post-traumatiques qui a construit la nouvelle catégorie nosographique du DSM-III comprenait en effet des psychiatres particulièrement sensibles aux problèmes touchant les « vétérans du Vietnam ». Le thème s’y prêtait, bien sûr, puisque c’était dans les rangs des psychiatres militaires que l’on pouvait trouver les meilleurs spécialistes des troubles  post-traumatiques. […] Tous souhaitaient élargir le cadre du PTSD afin d’y faire entrer un certain nombre de signes cliniques ramassés au sein d’un syndrome non officiel, le Post Vietnam syndrome, qui n’ouvrait pas droit à réparation. »

Les auteurs

Né en 1955, Didier Fassin est anthropologue, sociologue et médecin. Il est professeur de sciences sociales à l’Institute for Advanced study de Princeton et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Fin 2019, il est élu au Collège de France sur une chaire annuelle consacrée à la santé publique. Il s’intéresse aux questions morales et politiques posées par la prise en charge de personnes confrontées à des situations de précarité ou de domination : pauvres, chômeurs, orphelins du sida en Afrique, victimes de catastrophes en Venezuela, populations opprimées en Palestine, etc. Il s’appuie sur de longues études de terrain. Ses recherches portent d’un côté sur le développement de logiques compassionnelles et de pratiques humanitaires et de l’autre sur le déploiement de politiques répressives à travers la police, la justice et la prison. L’ouvrage proposé allie ses deux centres d’intérêt qui s’interpénètrent pour un livre unique en son genre.

Anthropologue et psychiatre, directeur d’études à l’EHESS, Richard Rechtman a beaucoup travaillé auprès des ressortissants du Cambodge. Son livre Les vivantes (2013) est né de l’écoute des souffrances des victimes.

« Dire la guerre dans le langage de la souffrance, soigner les conséquences psychiques de la brutalité militaire, traduire les conditions de l’oppression en blessures de l’âme. Tel sera donc le sens de l’action humanitaire en Palestine et plus spécifiquement de l’acte de témoigner qui en est ici le cœur. »

L’ouvrage

Le traumatisme psychique apparaît aujourd’hui comme une réalité clinique indiscutable. Il ne viendrait à l’idée de personne de remettre en cause la pertinence d’un diagnostic tel que celui de PTSD (Syndrome de stress post-traumatique). On décrit classiquement la lente émergence d’un syndrome qui naît des travaux de S. Freud, V. Tausk et S. Férenczi et qui émerge, revu et corrigé par le DSM, dans les années 80. Les médecins et anthropologues D. Fassin et R. Rechtman balayent ces certitudes au terme d’une recherche très documentée appuyée sur une méthodologie implacable inspirée de Michel Foucault.

A la différence des lésions corporelles (certains blessés légers de la guerre 14-18 sont même suspectés d’avoir provoqué eux-mêmes leurs blessures), les traumatismes psychiques apparaissent d’emblée sujets à caution. Ces traumatisés sont repérés comme des simulateurs potentiels, comme des tire-au-flanc, autrement dit comme des traitres à la patrie. Rien n’est trop dur pour les contraindre à retourner dans les tranchées. Le traumatisme psychique est alors pensé à travers le prisme clinique de l’hystérie. Comment passe-t-on de ce soupçon systématique à la reconnaissance de la victime qui caractérise notre époque ? Fassin et Rechtman s’attachent à « saisir le moment historique de cette fin du soupçon. »

Les deux scènes

Le renversement se joue sur deux scènes. Dans la première, on retrouve les cliniciens de toute obédience théorique et leurs disputes. Ils subissent l’influence des mouvements sociaux et notamment des groupes qui revendiquent des droits (ceux des anciens combattants du Vietnam et des femmes victimes de violence, par exemple). De ces convergences et de ces alliances émerge le PTSD qui nivelle les différences et les responsabilités. Ainsi, le G.I. qui largue du napalm sur un village vietnamien sera tout autant reconnu comme victime que le paysan dont la famille a été détruite par son action.  « Plus de bourreaux, juste des victimes ! » Dans le prolongement de cette « nouvelle vérité victimaire » s’inscrivent les développements  actuels de la victimologie psychiatrique et de la psychiatrie humanitaire. « Le traumatisme désigne également, aujourd’hui, une réalité irrécusable qui, associée à un sentiment d’empathie a envahi l’espace moral des sociétés contemporaines. » Le chercheur doit prendre en compte ces deux ordres de faits : des faits cliniques qui relèvent de l’histoire des sciences et de la médecine, des faits sociaux qui s’inscrivent dans une sociologie voire une anthropologie des sensibilités et des valeurs. « Le traumatisme n’appartient pas au seul lexique psychiatrique, il participe du sens commun et constitue un nouveau langage de l’événement. »

La fin du soupçon

Les auteurs étayent leur réflexion autour de quatre temps forts. Ils commencent par isoler le moment historique où le soupçon prend fin et où émerge la notion de victime. L’attention portée au traumatisme apparaît avec le développement des chemins de fer et les premiers accidents. Nier les traumatismes non organiques, minimiser les dommages subis permet aux compagnies d’assurance d’éviter d’indemniser les victimes. La psychiatrie légale, jusqu’alors cantonnée dans l’expertise pénale des grands criminels, trouve dans la névrose traumatique une opportunité pour élargir son domaine d’expertise. Les médecins inventent le terme ironique de « sinistrose », état pathologique qui guérit, une fois obtenue l’indemnisation.

Dans les années 20, profitant aussi d’une réflexion nouvelle sur les névroses de guerre, la psychanalyse pénètre dans les pratiques psychiatriques. Si la réaction névrotique à la violence trouve son origine dans l’inconscient, le traumatisme, qui se manifeste face à un événement dramatique, est originel, propre à l’individu. Un passage significatif se produit avec l’expérience de la Shoah. La condition de survivant, son sentiment de culpabilité et son témoignage deviennent progressivement « le lieu d’un savoir spécifique, savoir sur le sujet et ses limites, sur les autres qui n’ont pas résisté à l’épreuve, sur l’homme en général et sur la société humaine ». Du point de vue de la culture morale, c’est avec la publication des mémoires des survivants de la Shoah qu’est lancé « un pont entre la culture et le psychisme […] L’événement collectif fournit la matière du traumatisme qui va s’inscrire dans l’expérience individuelle ; de même, la souffrance individuelle vient témoigner de la dimension traumatique du drame collectif ».

Trois scènes emblématiques

Les auteurs poursuivent en analysant en profondeur trois scènes emblématiques de la politique contemporaine. La première étude de cas concerne le développement de la victimologie psychiatrique et son intervention sur les lieux des attentats et accidents. L’explosion de l’usine AZF à Toulouse, le 21 septembre 2001, permet de penser plus finement ces phénomènes. Si la population toulousaine bénéficie globalement du statut de victime avec les soins et les indemnités que cela suppose (parfois avec quelque excès), deux catégories de personnes, pourtant les plus au cœur de l’événement en sont exclues : les personnels d’AZF (au fond collectivement considérés comme responsables de l’explosion) et les malades mentaux hospitalisés en face de l’usine au Centre Hospitalier Gérard Marchant (au-delà, par nature, du traumatisme).

La deuxième enquête éclaire l’essor de la psychiatrie humanitaire et son action sur les terrains des séismes et des guerres. Elle prend comme analyseur le conflit israélo-palestinien, dans le contexte de la seconde Intifada (Septembre 2000). Les auteurs débutent leur réflexion par le tremblement de terre qui eut lieu, en 1988, dans le Nord de l’Arménie. A cette époque, aucun soin psychologique n’est proposé aux sinistrés par les organisations humanitaires. Les psychiatres présents sur le terrain interviennent d’abord en tant qu’arméniens de la diaspora et ensuite comme médecins. Ils pensent leur soins à partir des réactions au deuil et non pas en intégrant le PTSD, pourtant disponible via le DSM. Ils vont démontrer la pertinence de ce type d’aide qui fera ensuite partie des outils obligés de toute intervention. Lorsqu’éclate la seconde Intifada, grâce à de précédentes interventions, les besoins sanitaires classiques sont couverts : pas besoin de chirurgiens, les hôpitaux sont bien équipés et les palestiniens compétents. L’intervention porte donc d’abord sur la santé mentale de la population palestinienne, autrement dit sur le traumatisme psychique pensé en tant que tel. Intervenant quasiment en direct, les professionnels, pris eux-mêmes parfois pour cible, sont présents alors que le syndrome post-traumatique n’est pas encore constitué. Il s’agit, alors, pour eux, de soigner et de témoigner, témoignage « qui devient progressivement l’Alpha et l’Omega de l’intervention humanitaire ».  L’expertise des soignants mise au service des victimes, le traumatisme devient « une pièce à conviction dans la défense des opprimés, un argument à charge contre les oppresseurs. »

La troisième investigation traite des associations qui œuvrent dans le champ de la psychotraumatologie de l’exil, notamment auprès des demandeurs d’asile et des victimes de tortures. Les auteurs commencent par évoquer la psychiatrie coloniale qui ne considère jamais les tirailleurs sénégalais (voir le film « Indigène ») engagés dans les guerres européennes comme relevant du traumatisme psychique. Ils sont soit considérés comme psychotiques et renvoyés dans leur pays, soit réputés indemnes de tout trouble. La prise en charge de la souffrance de l’exil et des violences qui y contraignent s’est essentiellement développée en marge du service public, dans un cadre associatif. Le premier de ces lieux, le centre Minkowska, a pour objectif de soigner des patients, en tenant compte de leur histoire et de leur langue maternelle en référence non pas à une culture mais par rapport à une expérience : celle de l’exil et des tragédies et des violences qui le sous-tendent. La création du Centre d’orientation médicale pour les demandeurs d’asile (C.O.M.E.D.E) est liée à l’augmentation brutale de candidats au statut de réfugié (notamment d’ASIE du Sud-Est). Il s’agit d’offrir des consultations gratuites à des personnes exclues du système de soins. De plus en plus confronté au problème spécifique des victimes de la torture, il est à l’origine de la création de l’AVRE (Association pour les victimes de la  répression en exil) qui éclate autour de la question de la place des psychologues et des psychothérapies. L’association Primo Lévi est créée. Si des soins médicaux et une aide sociale sont proposés aux patients qui y consultent, l’essentiel du travail entrepris y est psychothérapique.  Il s’agit de proposer des soins et du soutien aux personnes victimes de la torture et de la violence politique. Ces associations vont progressivement toutes être bouleversées par la question de la preuve. Les demandeurs d’asile, confrontés à des critères de plus en plus exigeants, se tournent vers un médecin susceptible de délivrer un certificat médical attestant la compatibilité des traces laissés par les tortionnaires avec leurs récits. Les traces physiques ne faisant pas forcément preuve (des traces de brûlure de cigarette ne prouvent pas forcément qu’il y a eu torture), c’est le traumatisme psychique qui va assurer la véracité du vécu. 

Conclusion

Cers trois scènes dessinent donc trois espaces et trois politiques : politique de la réparation (AZF), politique du témoignage (Palestine), politique de la preuve (l’exil et la torture). Dans les trois cas, le traumatisme n’est pas seulement « l’origine d’une souffrance que l’on soigne, il est aussi une ressource grâce à laquelle on peut faire valoir un droit. »

Le traumatisme psychique apparaît ainsi comme le produit d’un nouveau rapport à la temporalité, à la mémoire, au deuil et à la dette. Cette évolution consacre et renforce la figure de la victime. Mais le traumatisme nivelle les expériences. Il opère comme un écran.

Il élude la diversité et la complexité des expériences. Le traumatisme choisit ses victimes (israélien ou palestinien, malade mental, indigène) : toutes les causes et toutes les victimes ne sont pas légitimes.

Du côté de la pratique

La prise en charge psychiatrique du traumatisme psychique, sur le terrain, montre le peu de cas qui est en réalité, fait des victimes, surtout quand elles sont étrangères : traductions au compte-goutte, psychothérapie réservées à ceux qui maîtrisent le français, le soin passe essentiellement par la prescription de psychotropes. Les personnes traumatisées sont malmenées par l’institution judiciaire qui leur demande d’administrer la preuve qu’elles ont bien vécu ce qu’elles racontent. L’ouvrage de Fassin et Rechtman permet de comprendre ce qui est réellement en jeu.

Apport de cette lecture aux soignant(e)s

C’est un grand livre et comme tous les grands  livres, il devrait être étudié pas à pas en formation initiale. C’est malheureusement rarement le cas. Les soignants sont souvent désemparés devant l’ampleur des horreurs perpétrées par des hommes sur d’autres hommes (et surtout des femmes). La tentation de n’en rien savoir peut être grande. Celle de les secourir de toutes les façons possibles également. Faute d’outil pour penser le soin, les infirmiers qui s’y risquent pourront eux aussi être impactés psychiquement par des rencontres et ces récits. Tous n’ont pas la ressource de témoigner. Surtout en ce moment où les directions d’hôpitaux tapent sur tous ceux qui osent témoigner de leurs conditions de travail.

Dominique Friard

Notes

FASSIN (D), RECHTMAN (R), L’empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime. Champs Essais, Flammarion, Paris, 2011.

 

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