Gabarron-Garcia F., Histoire populaire de la psychanalyse

Histoire populaire de la psychanalyse

Florent Gabarron-Garcia

La neutralité politique de la psychanalyse soutient souvent les positions les plus réactionnaires, F. Gabarron-Garcia revisite des pans oubliés de l'histoire de la psychanalyse et montre qu'elle a su aller vers les ouvriers, les pauvres, les démunis mais c'est un secret bien gardé. 

Histoire populaire

« Comme toute pensée bourgeoise, cette psychanalyse croit dire le vrai sur la nature humaine au-delà des différences culturelles et historiques. S’agit-il encore de psychanalyse ? Rien n’est moins sûr. C’est la raison pour laquelle nous proposons de parler à son endroit de psychanalysme, en tant que discours qui participe de la domination et de la fabrication de l’idéologie comme « ensemble des productions idéelles par lesquelles une classe dominante justifie sa domination. » »

L’ouvrage de F. Gabarron-Garcia n’est pas le énième pavé dans la mare lancé contre une psychanalyse trop verbeuse, pas assez scientifique, trop sexuelle, ou pas assez je ne sais quoi. Gabarron-Garcia est lui-même psychanalyste et psychologue, formé à ce que je considère être une des meilleures écoles : la Clinique de La Borde. On ne lui reprochera donc pas de privilégier l’approche d’Oury et Tosquelles ni d’être critique vis-à-vis d’un Racamier ou d’un Diatkine. Il est par ailleurs maître de conférences à Paris 8 et membre de la revue Chimères, fondée dans la fidélité à la pensée de Guattari et Deleuze. Il est également l’auteur de L’héritage politique de la psychanalyse publié en 2018 [[1]]

« On s’en doute, l’approche de Diatkine et de son courant ne pouvait que heurter la conception labordienne, issue de l’héritage poumiste, et élaborée à l’encontre de la psychanalyse et de la psychiatrie bourgeoises. La question du statut du médecin et de son rapport à l’infirmier cristallise alors bien des enjeux. Dans un texte de 1955 en forme de discussion, Oury et Guattari démasquent les rapports de pouvoir inhérents à l’entreprise psychiatrique et critiquent le pouvoir médical. »

F. Gabarron-Garcia, dans son ouvrage passionnant, taille en pièce l’idée communément admise (et même travaillée) que la psychanalyse devait être politiquement neutre. Il rappelle que Freud a défendu dans la pratique une vision politique progressiste, optimiste, et même favorable au communisme, au moins jusqu’en 1927. L’auteur cite longuement ce passage de Freud (1918, in La technique psychanalytique) : « Pour conclure, je tiens à examiner une situation qui appartient au domaine de l’avenir et que nombre d’entre vous considèreront comme fantaisiste mais qui, à mon avis, mérite que nos esprits s’y préparent. Vous savez que le champ de notre action thérapeutique n’est pas très vaste. Nous ne sommes qu’une poignée d’analystes et chacun d’entre nous, même en travaillant d’arrache-pied, ne peut en une année se consacrer qu’à un petit nombre de malades. Par rapport à l’immense misère névrotique répandue sur la terre et qui, peut-être, pourrait ne pas exister, ce que nous arrivons à faire est à peu près négligeable. En outre les nécessités de l’existence nous obligent à nous en tenir aux classes aisées […] Pour le moment, nous sommes obligés de ne rien faire pour une multitude de gens qui souffrent intensément de leurs névroses. Admettons maintenant que, grâce à quelques organisations nouvelles, le nombre d’analystes s’accroisse à tel point que nous parvenions à traiter des foules de gens. On peut prévoir, d’autre part, qu’un jour, la conscience sociale s’éveillera et rappellera à la collectivité que les pauvres ont les mêmes droits à un secours psychique qu’à l’aide chirurgicale qui leur est déjà assurée par la chirurgie salvatrice. La société reconnaitra ainsi que la santé publique n’est pas moins menacée par les névroses que par la tuberculose. Les maladies névrotiques ne doivent pas être abandonnées aux efforts impuissants de charitables particuliers. A ce moment-là, on édifiera des établissements, des cliniques, ayant à leur tête des médecins psychanalystes qualifiés et où l’on s’efforcera, à l’aide de l’analyse, de conserver leur résistance et leur activité à des hommes, qui sans cela s’adonneraient à la boisson, à des femmes qui succombent sous le poids des frustrations, à des enfants qui n’ont le choix qu’entre la dépravation et la névrose. Ces traitements seront gratuits. » À la suite de ce discours, plus d’une douzaine de policliniques seront créées dans les plus grandes capitales. Ernst Simmel présidait la société des médecins socialistes, Hélène Deutsch était proche de Rosa Luxembourg. Freud soutint les tentatives analytiques de Siegfried Bernfeld et d’August Aichhorn qui travaillent auprès des jeunes délinquants. Karl Landauer crée avec Erich Fromm et quelques autres « la communauté ouvrière psychanalytique de l’Allemagne du Sud-Est ».   

Cette vision était d’ailleurs répandue chez nombre d’analystes (et notamment chez de nombreuses femmes psychanalystes) dont Gabarron-Garcia nous retrace le parcours. Nombre d’entre eux s’engageront dans cette voie tout au long des années 20. Ainsi en va-t-il de Vera Schmidt et de son home d’enfants en Russie bolchevique, révolutionnaire pour la psychanalyse d’enfants et alors sans équivalent en Europe occidentale. L’auteur réhabilite également la figure de Wilhelm Reich qui ouvre avec quatre autres analystes et trois obstétriciens six centres d’hygiène sexuelle « immédiatement plein à craquer », pour promouvoir l’information sur l’éducation des enfants et la contraception dans les milieux populaires.

L’avènement du nazisme va faire basculer cet enthousiasme. L’auteur décrit précisément le rôle d’Ernest Jones dans le sauvetage de la psychanalyse menacée par le nazisme. Müller-Braunschweig écrit un essai à la demande du ministère de la culture national-socialiste, il y développe l’idée que la psychanalyse n’est pas une Weltanschauung (une conception du monde), et qu’elle ne peut donc pas être désintégatrice de l’âme allemande. Elle peut jouer un rôle dans la construction du régime nazi. En octobre 1935, Edith Jacobson, analyste formée à Berlin, analysée par Otto Fenichel est arrêtée par la Gestapo, accusée de complot contre l’Etat et de haute trahison. Elle avait autorisé des membres d’un groupe de sociaux-démocrates, auquel appartenait un de ses patients, à tenir une réunion chez elle. Plutôt que de fermer la Société psychanalytique allemande et d’appeler à la résistance, Jones présent, et ses confrères vont imposer une nouvelle règle qui étend encore le principe de la « neutralité politique » : les analystes ont pour interdiction de prendre en cure un patient politiquement engagé.

Gabarron-Garcia relate également l’histoire de Marie Langer, psychanalyste et féministe, qui se désolidarise sans ambiguïté de la position « neutre » de Jones quitte Vienne pour rejoindre les Brigades Internationales en Espagne durant l’été 1936. Son engagement trouve en Catalogne un nouveau souffle. L’Anschluss la surprend à Nice. Elle s’exile d’abord en Uruguay puis en Argentine en 1942. Elle y fonde l’Association psychanalytique argentine mais devra mettre en sourdine son militantisme jusqu’en 1956. Chassée d’Argentine par la dictature, elle poursuivra son combat clinico-politique révolutionnaire jusqu’à la fin de sa vie, du Nicaragua à Cuba.  

L’auteur centre ensuite son propos autour des figures de Tosquelles, Oury et Guattari. L’histoire est davantage connue, nous ne la déplierons pas davantage sauf pour signaler une lecture très précise de ce qui amena la disparition du groupe de Sèvres autour de la place de l’infirmier dans la psychothérapie.

La partie historique s’achève avec l’évocation du SPK d’Heidelberg (« Collectif Socialiste de Patients »). L’organisation d’inspiration marxiste des patients psychiatrisés de la polyclinique d’Heildelberg en RFA est fondée par le Dr Wolfgang Huber. Ils menèrent un certain nombre d’actions : occupation de la clinique qui devint leur local, inscription dans les mouvements diffus qui traversaient alors l’Europe et qui visaient à critiquer la psychiatrie. Ce mouvement, dans sa forme primitive a duré jusqu’à la fin de l’année 1972 et l’arrestation de Huber qui fut condamné à 4 ans et demi de prison pour « association criminelle ». Le SPK n’a été à aucun moment ni condamné, ni interdit. Ses membres n’en ont pas moins subi une répression violente. Son manifeste « Faire de la maladie une arme » fut publié en français en 1973, avec une préface de Jean-Paul Sartre.  

Cet ouvrage salutaire permet d’ouvrir le débat sur la soi-disant neutralité politique de la psychanalyse. Ce positionnement est tout simplement insoutenable aujourd’hui. La psychiatrie est politique et la psychanalyse aussi. Il suffit de voir les attaques qu’elle subit pour en être convaincu. Comme souvent l’appel à la neutralité n’a d’autre effet que de soutenir les positions les plus réactionnaires.

D. Friard


[1] Gabarron-Garcia (F), L’héritage politique de la psychanalyse. Pour une clinique du réel. Editions La lenteur, Paris, 2018.

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