Créer un site internet

Granger B., Excel m'a tuer

« Excel m’a tuer »

L’hôpital fracassé

Bernard Granger

Granger

Un pamphlet qui décrit le monstre AP-HP et son administration de l'intérieur. Des situations qui seraient absurdes si leurs conséquences n'en étaient aussi tragiques pour les patients et les soignants. Derrière les anecdotes, un solide arrière plan théorique.  

« L’hôpital public est un terrain d’observation privilégié du phénomène bureaucratique. L’opium des directions hospitalières actuelles est « le projet ». Quand un directeur ne sait plus quoi vous répondre et cherche à se débarrasser de vous, il ordonne : « Ecrivez-moi un projet ! » Tout est projet : projet médical, projet managérial, projet social, projet de soins, projet d’établissement, projet financier, projet de pôle, projet de département, projet de service, projet de chefferie de service, projet pédagogique, projet des représentants des usagers, et le dernier-né projet psychologique. Aucun projet ne se réalise comme prévu, ni même connaît un début de réalisation pour certains, car c’est une littérature de fiction qui donne l’impression d’avoir été rédigée sous l’emprise de stupéfiants. » (p.14)

Professeur de psychiatrie à l’Université Paris Cité, responsable de l’unité de psychiatrie à l’hôpital Cochin, Bernard Granger est très engagé dans la défense de l’hôpital public. Il est membre de la commission médicale d’établissement et du conseil de surveillance de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris. Il a beaucoup publié aux éditions « Le cavalier bleu », dans une collection : « Les idées reçues » qui vise à débarrasser le soin en psychiatrie de ses idées reçues. J’ai particulièrement apprécié celui qu’il a co-écrit avec Jean Naudin, son confrère marseillais, dédié à la schizophrénie (« La schizophrénie », Idées reçues sur une maladie de l’existence). Les soignants qui œuvrent dans le champ de l’Education Thérapeutique du Patient, auraient tout à gagner à le parcourir avec leurs patients et aussi et surtout leurs familles.

Il a également publié « La psychiatrie d’aujourd’hui » et avec la psychologue clinicienne et psychothérapeute, Daria Karaklic, « Les Borderlines ».  

« La recherche scientifique a été ravagée par l’instauration d’indicateurs. Elle s’est muée en recherche de publications dès lors que l’évaluation des chercheurs s’est résumée à un indicateur, lequel non seulement n’évalue pas la qualité des publications, mais en plus, dans le cas des recherches biomédicales, rapporte de l’argent à l’établissement hospitalier auquel sont rattachés les chercheurs, deux raisons qui se conjuguent pour que la perversion de cet indicateur tienne du prodige. Ce mode d’évaluation incite à tricher. Les cas d’inconduite scientifique se multiplient : données embellies, données fabriquées, plagiats. » (p.33)

On ne compte plus les ouvrages publiés par des psychiatres ou d’anciens psychiatres, écœurés par l’effondrement de la qualité des soins en psychiatrie et par une déshumanisation qui touche aussi bien les patients que les soignants. Nous en avons présenté quelques-uns dans cette rubrique et continuerons à le faire. L’originalité de l’ouvrage de Granger, outre son très beau titre, c’est qu’il a été écrit par un psychiatre de l’AP-HP (Assistance Publique-Hôpitaux de Paris), devenue une sorte de monstre administratif qui dévore ses employés et ses patients plus qu’elle ne prend soin d’eux. Martin Hirsch en ayant été directeur général de 2013 à 2022, il est probable qu’ici ou là, apparaitront quelques critiques sur sa gestion.

L’AP-HP

Avant d’entrer dans le vif de l’ouvrage, nous commencerons par présenter l’AP-HP qui est le plus important employeur d’Île-de-France, premier bassin d’emploi français. Elle emploie plus de 100 000 personnes, dont 12 300 médecins (2021) et des fonctionnaires de la fonction publique hospitalière (FHF), essentiellement des « paramédicaux ». La plupart des 41 hôpitaux de l’AP-HP sont situés à Paris ou dans la petite couronne.

En 2000, participant, au ministère de la santé, à un groupe de travail sur la violence dans les hôpitaux, j’ai appris que l’AP-HP accueillait 11% des personnels de la santé (l’AP-HM  7% et les Hospices Civils de Lyon 5 %). Lorsqu’une somme était débloquée pour, par exemple, améliorer l’accueil aux Urgences l’AP-HP recevait systématiquement 11 % du budget (7 % pour l’AP-HM, et 5 % les Hospices Civils), les autres établissements se partageant le reste. J’imagine que tout cela a changé depuis. Cette remarque du responsable du COPIL illustre bien le poids de cette entité et son aspect « monstrueux ». On devine que l’administratif doit y être tentaculaire et freiner toutes les innovations. C’est en tout cas ce que décrit Granger.

L’article que Wikipédia consacre à l’AP-HP mentionne un déficit (en 2021) de 290 millions d’euros pour un budget de 7,8 milliards d’euros. « L’endettement a augmenté de 47 %, passant de 2,1 milliard d’euros en 2014 à 3,1 milliard d’euros en 2021. »

Granger fait partie des 40 signataires d’une tribune collective, publiée dans « Les échos », le 10 mai 2022, pour répondre à une autre tribune publiée dans ces mêmes colonnes par Martin Hirsch. Le titre : « AP-HP : le bilan désastreux de Martin Hirsch » en énonce bien l’intention polémique, ce qui ne signifie pas que son contenu soit faux.

Les auteurs dénoncent une forte dégradation de l’attractivité de l’AP-HP. « Les départs, y compris de chefs de service hospitalo-universitaires se multiplient. Les postes vacants de personnels infirmiers n’ont jamais été aussi nombreux (1400 en ce début mai 2022), tout comme le nombre de lits fermés (entre 10 et 20 %), et le nombre de blocs opératoires à l’arrêt (30 %). Cela se traduit par des pertes de chance pour les patients, possiblement vitales, et une dégradation des soins de plus en plis inacceptables. » Ceux d’entre nous qui s’intéressent à l’actualité ont pu entendre ces chiffres, naturellement contestés, par les administratifs.

Dans la « Nouvelle AP-HP » mise en place, les douze groupes hospitaliers ont été réduits à six et les 130 pôles à 80 départements médico-universitaires. Cette réforme, écrivent les signataires n’a pas eu les effets escomptés sur le plan budgétaire, au contraire. « Elle a surtout épaissi le millefeuille administratif, déjà très pesant, et a éloigné les décideurs du terrain, alors que les spécialistes de l’organisation et du mangement préconisent l’inverse. Les personnels de ces ensembles étalés parfois sur des hôpitaux distants les uns des autres ont le sentiment d’être des pions et affectés tantôt à tel service, tantôt à tel autre, sans respect de leurs compétences, ni de leur attachement à l’équipe dans laquelle ils ont l’habitude de travailler. Cette réforme est un échec de plus. Une enquête récente a montré un rejet très majoritaire des départements médico-universitaires par les médecins de l’AP-HP. La recherche est entravée en raison de la complexité des processus bureaucratiques pour disposer des financements alloués par les tutelles, et les ressources qui en sont tirées se diluent dans la masse budgétaire commune »

Granger décrit dans son ouvrage, parfois avec humour, les conséquences de l’approche technocratique de la gestion des ressources humaines.

L’ouvrage     

Ce petit ouvrage d’une centaine de pages, facile à lire, et souvent tristement drôle, est composé de 15 chapitres courts dont les titres percutants décrivent les méandres d’une guerre froide menée par la technocratie contre le soin, les soignants et les patients : « La langue de la nouvelle barbarie », « L’illusion du codage », « Le règne de l’irresponsabilité », « La psychiatrie, première victime », « Maltraitance institutionnelle », etc.

A la différence de nombre de ses collègues, Granger théorise peu (ce qui ne signifie pas que la théorie est absente), il décrit et ses descriptions donnent à penser. Il montre comment la pieuvre bureaucratique réussit à dilater le temps : une commande d’agrafes, un changement de dictaphone, le renouvellement de contrat d’une psychologue, l’interview d’un journaliste, tout devient prétexte à : « Il faut l’accord de … » et suit une litanies de personnes qui doivent toutes donner leur accord et qui freinent, freinent, freinent. Ses descriptions sont parfois surréalistes. Cette administration s’appuie sur une novlangue bien décrite par d’autres auteurs (Barbara Cassin, par exemple). Elle repose sur un nombre restreint d’indicateurs et sur l’illusion du codage : « La loi de Goodhart devait pourtant être bien connue de nos élites : « Lorsqu’une mesure devient un objectif, elle cesse d’être une bonne mesure. » Un indicateur transformé en objectif et manipulable a immédiatement des effets pervers. »

Si certaines de ces anecdotes peuvent faire sourire (n’oublions tout de même pas leurs conséquences sur le soin et les patients), d’autres sont dramatiques. Il en va ainsi de la maltraitance institutionnelle, voire parfois institutionnalisée. Granger revient sur le suicide du professeur Jean-Louis Mégnien, qui s’est jeté de son bureau du 7ème étage de l’Hôpital européen Georges Pompidou. A la suite d’une instruction de six années, ses « harceleurs » et l’AP-HP ont été mis en examen pour harcèlement moral.

Les deux derniers chapitres visent à redonner du souffle et à réhumaniser l’hôpital.

Pour ceux qui souhaitent entendre Granger parler de son ouvrage et de son expérience à l’AP-HP : (621) Excel m'a tuer : l'hôpital fracassé - Bernard Granger - YouTube

 

Dominique Friard

Date de dernière mise à jour : 19/07/2023

Ajouter un commentaire