Jaffrin S., La tribu des Gem

La tribu des GEM

Les groupes d’entraide mutuelle, des lieux pour renaître et réinventer la société

Stefan Jaffrin

Oip 1

Un ouvrage qui présente une des innovations réelles les  plus  réussies de la psychiatrie de ces vingt dernières années. L'auteur connaît parfaitement ces lieux, ceux qui les font vivre et nous fait entrer à l'intérieur de ces lieux où il est possible de nouer un lien collectif nouveau avec la société. 

« La première mission des GEM est occupationnelle, la pair-aidance suit naturellement. Dans un GEM, chacun se trouve à un niveau de rétablissement différent, certains étant même complètement rétablis, alors que d’autres sont encore en phase de sortie de l’état de patients psychiatriques. Comme ils sont passés par le même chemin, les gémeurs se comprennent d’autant mieux et sont capables de s’entraider. Et les mieux rétablis vont aider les moins bien sortis d’affaire. »

L’auteur

Sociologue, Stefan Jaffrin est diplômé de l’EHESS (CREDA, Centre de Recherche sur les Dysfonctionnements de l’Adaptation). Il a publié en 1992, un Que sais-je ? « Les services d’aide téléphonique par téléphone ». Il est président du Collectif InterGEM, Gémologie, dit le GIGM (Groupe d’Intervention rapide sur les GEM) ainsi que du SPID (Survivants de la Psychiatrie Indépendants et Déterminés).

Je n’ai jamais rencontré Stefan mais ai beaucoup échangé avec lui via les réseaux sociaux et surtout lors de ses appels téléphoniques hebdomadaires pendant les différents épisodes covidiens. Il a fait pour le GEM de Gap (05), dont j’ai été le président pendant le Covid, comme avec beaucoup d’autres : une veille téléphonique destinée à prendre des nouvelles et à soutenir s’il le fallait. Il a ainsi visité de très nombreux GEM et rencontré des centaines de gémiens, parce que c’était le sujet de sa thèse mais surtout par goût des échanges. C’est donc l’ouvrage d’un auteur qui n’a pas un regard surplombant sur un objet qu’il connaît intimement. Il est par ailleurs un des plus fins connaisseurs des Gem en France.  

Je ne reprendrai pas ici le terme de « gémeur » qu’il utilise pour catégoriser les adhérents des Gem. Les adhérents du Gem Le Passe Muraille de Gap ont choisi, dès 2005, de se nommer eux-mêmes les gémiens. Le possessif qui s’entend à la fin de mot, qui décrit un lieu à eux, a pris le dessus. J’entends bien, cela dit, comment résonne le mot « gémeur » qu’une seule consonne sépare de « gêneur ».

 « C’est notamment pour faire face à ce genre de situations [suicide] qu’il est important qu’un animateur de GEM puisse à intervalles réguliers bénéficier d’un counselling : coaching au séances de restitution pendant lesquelles les animateurs vont pouvoir discuter des cas difficiles qu’ils ont rencontrés et se décharger du poids de certaines situations problématiques. »

L’ouvrage

Les Groupes d’Entraide Mutuelle (GEM) sont des associations dites de la loi de 1901. Ils sont censés être gérés par des personnes souffrant de handicap psychique. Ouverts 35 heures par semaine en France, ils proposent différents types d’activités à leurs adhérents : du café pris sur le pouce, à des repas collectifs partagés en passant par du théâtre, de la randonnée ; la gamme est riche. Il existe en France, plus de 650 Gem qui regroupent plus de 35 000 adhérents. Récemment se sont ouverts des Gem « réservés » aux autistes et aux traumatisés crâniens, ce qui ne va pas sans poser la question de Gem par pathologies ou par type de handicap, ce qui contribuerait à créer des mini-ghettos au sein de nos cités, contredisant ainsi la démarche d’insertion au cœur de la création de ces Gem.

Jaffrin part de l’idée que les Gem constituent l’évolution structurelle la plus notable de la psychiatrie de ces quarante dernières années : « Jamais on n’avait vu autant de personnes prises en charge et un tel déploiement de structures. On pourrait presque parler d’une véritable révolution copernicienne de la psychiatrie, d’un nouvel objet hors de l’institution médicale. Celui-ci pourrait nous faire passer de la psychiatrie dictature que nous connaissons trop souvent aujourd’hui à une forme plus démocratique où chacun des acteurs, chacune des actrices aurait la liberté de prendre son destin en main. » Ce ne sont pas des lieux de soin même si les adhérents prennent soin les uns des autres. Ils diffèrent en cela des clubs thérapeutiques qui les ont précédés.

L’auteur commence donc par définir les gem et les principes de leur fonctionnement. C’est la partie la plus complexe à comprendre parce qu’au-delà des principes : une association 1901 donc gérée par un Conseil d’administration élus par ses adhérents qui élit à son tour un bureau qui assume le pouvoir exécutif au nom du CA, la démocratie au sein des gem peut prendre d’étranges formes. Il faut rappeler que ces associations 1901 doivent respecter un cahier des charges plus ou moins précis, qu’ils sont financés (en moyenne à hauteur de 75 000 euros par an) par les ARS (déjà ça sent pas bon). « Cette somme [les 45 millions d’euros répartis entre les 650 gem de France] ne représente qu’une goutte d’eau des 27 milliards d’euros reçus par la CNSA (Caisse Nationale de Solidarité pour l’autonomie) ».

Deux types d’acteur vont conditionner la réalité de la vie démocratique des gem : les gestionnaires et les parrains. Le gestionnaire gère les finances du gem quand celui-ci n’est pas autogéré. En théorie, le gestionnaire ne devrait être qu’un prestataire de service pour l’association, il a simple délégation de gestion et n’a aucun pouvoir dans la gestion du gem. La réalité peut être très différente selon l’organisme gestionnaire (UDAF, Œuvres Falret, Croix-Marine (Santé Mentale France), Mutualité française, Isatis, etc.). Les parrains constituent aujourd’hui l’autorité supérieure, garante de la bonne marche du gem, qui intervient si elle l’estime nécessaire. Le plus important parrain de gem est l’Unafam (on sent que du coup ça peut être compliqué qu’une association de parents parraine une association d’usagers qui peut accueillir leur enfant). On trouvera également l’association Advocay, la Fnapsy (qui est une fédération d’association d’usagers), la myriade d’Espoir (sous-main de l’Unafam), l’établissement psychiatrique lui-même, etc. Les relations entre parrains et gestionnaires ne sont pas toujours au beau fixe, elles peuvent être également idylliques mais dans ce cas, c’est souvent le Conseil d’administration qui est minorisé, n’existant que sur le papier.  A cette complexité, il faut ajouter les animateurs ou animatrices qui peuvent arriver, lorsque le CA n’a qu’une existence de pure forme, à prendre le pouvoir sur le gem.  Et pourtant, la plupart du temps, ça marche même si ça fait grincer les dents.

Une fois parcouru cette partie nécessaire qui présente les personnages (moraux ou non) et ce qui les rassemble ou les divise, on peut découvrir le passionnant de l’ouvrage : tout ce qui décrit le quotidien des gem.

Stefan Jaffrin part de l’hypothèse très riche que les gem relèvent de la pairaidance et qui n’est qu’exceptionnellement pointé pour d’étranges raisons. Il reprend et analyse quelques-uns des lieux communs vendus par la technostructure psychiatrique : l’empowerment par les gem, l’entraide mutuelle (mythe ou réalité ?), pairaidance en action versus pairaidance institutionnalisée. Il décrit les différents types de gem, se demande ensuite pourquoi si peu de jeunes fréquentent les gem.

Il décrit ce que les adhérents font dans les gem, les différents types d’activités proposées : rien ou pas grand-chose, des activités en veux-tu en voilà, le gem nourricier qui tourne autour du repas comme élément clé de la convivialité, mais évoque aussi différentes formes de distribution alimentaire. L’animation culturelle sous toutes ses formes est cultivée au sein des gem : pratique artistique variée, œuvres collectives, expression théâtrale, radios, clips, réunions intergem, sorties, participation citoyenne et Semaines de la santé mentale, etc. etc. sans oublier la place que peut prendre le gem dans la réinsertion professionnelle et l’éducation populaire. Le lien des gem avec Internet est également présenté. Les multiples déplacements de Jaffrin et ses rencontres avec les animateurs, les gémiens, les présidents font ici merveille. Il nous présente aussi bien le Gem Untel du fin fond de la Corrèze que tel Gem marseillais qui a composé un rap qui fait fureur sur les réseaux sociaux.

Jaffrin est un homme engagé. Il a peu d’illusions sur la nature humaine en général et sur l’organisation des soins en psychiatrie en particulier. Son ouvrage reflète l’homme. Et cet homme-là malgré l’affection qu’il éprouve pour son objet et les personnes qu’il a rencontrées lors de ses voyages n’hésite pas à présenter la face sombre des gem. Constituent-ils une nouvelle forme d’asile et d’aliénation ? Qu’en est-il des suicides dans les gem ? Des exclusions des membres jugés trop turbulents ? Les SDF peuvent-ils trouver une place dans les gem ? Les faillites de Gem ?

Après avoir présenté les gens qui gravitent au sein des gems, il aborde la difficile question de la maltraitance, du burn-out et des relations parfois difficiles entre adhérents et animateurs.

Qu’apporte l’ouvrage au soin ?

Il montre d’abord aux soignants que les personnes hospitalisées en psychiatrie sont riches de ressources, qu’elles ne se limitent pas aux troubles qu’elles présentent lorsqu’elles arrivent, décompensées dans les services. Il existe une vie en dehors des appartements, des lieux de soin et pour peu que l’on fasse en sorte de le leur permettre, ces patients/usagers/citoyens en sont des acteurs le plus souvent compétents.

Combien de soignants de psychiatrie connaissent le gem le plus proche de leur lieu d’exercice ? Combien y sont allé en visite, pour le plaisir de la rencontre ? Combien seraient capables d’en parler ? Combien connaissent le nom du président et du trésorier ?

L’ouvrage répond à beaucoup de ces manques. Puisse-t-il donner aux soignants l’envie d’y aller voir.  

Dominique Friard

  

 

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