Keucheyan Razmig, Les besoins artificiels

Les besoins artificiels

Comment sortir du consumérisme

Razmig Keucheyan

Numerisation 20200922

 

Un ouvrage qui associe psychiatrie et politique pour élaborer une théorie critique du consumérisme. Winnicott s’allie à Marx pour définir une théorie des besoins authentiques, cœur d’une politique de l’émancipation au XXIème siècle.

« Ces collectifs contiennent pourtant une leçon essentielle pour qui s’intéresse à la question des besoins. Seule l’interaction avec autrui est susceptible de faire prendre conscience à la personne de ce dont elle a vraiment besoin, et par conséquent aussi de ce qui est superflu. Livré à lui-même l’individu a peu de chances de trouver la force de s’arracher à l’emprise de la marchandise, c’est-à-dire à l’emprise des pseudos-besoins qu’elle a engendrés. Pour que le conflit tourne à l’avantage de la personne, le concours du social est requis. »

L’auteur

Razmig Keucheyan, né en 1975, est docteur en sociologie et professeur de sociologie au Centre Emile Durkheim de l’université de Bordeaux. Il est connu pour avoir réalisé une cartographie des « Nouvelles pensées critiques », publiées dans son ouvrage Hémisphère gauche en 2013. Egalement reconnu comme un des meilleurs connaisseurs de l’œuvre de Gramsci, il a contribué au documentaire réalisé par Fabien Tremeau sur le philosophe marxiste italien paru en 2014 et intitulé Antonio Gramsci, penseur et révolutionnaire. Il s’intéresse également à la problématique de l’écologie et montre que la crise écologique n’est pas indépendante des enjeux et des luttes politiques. Il met ainsi en avant que les conséquences environnementales dues à l’activité humaine affectent avant tout les populations et les classes dominées.

« Chez Winnicott, la déprivation est individuelle. Dans le cas de la crise environnementale, des pertes qu’elle entraîne, il s’agit aussi d’une expérience collective. Cette crise ne désigne pas seulement le changement climatique […] C’est aussi une gigantesque expérience de déprivation à l’échelle de l’humanité, la première en son genre. »

L’ouvrage

Il est découpé en huit chapitres et un prologue qui s’ouvre sur le droit à l’obscurité qui est en passe de devenir un nouveau droit humain. La pollution lumineuse désigne l’omniprésence grandissante dans nos vies de la lumière artificielle, qui induit en retour la disparition de l’obscurité et de la nuit. Nuisance pour les plantes, pour les animaux, cette pollution est aussi une nuisance pour l’être humain. L’auteur en décrit les dimensions physiologiques, psychologiques et culturelles. Il analyse les mécanismes qui ont suscité l’entrée « en crise » de la nuit. L’éclairage n’est jamais une pure question technique : « Il renvoie toujours à une conception de l’espace public, qui est l’objet d’antagonismes. Eclairer, c’est rendre visible, ce que l’on choisit d’illuminer étant pat excellence un enjeu politique. » L’International Dark-Sky Association (IDA), est un mouvement de lutte qui a pour objectif de préserver la vie nocturne de la faune et de la  flore en minimisant l’activité humaine. Elle s’engage dans la  création de « parcs aux étoiles » ou « réserves de ciel étoile ». En leur sein, la lumière artificielle est réduite, voire complètement interdite, au-delà d’une certaine heure. Il existe une quarantaine de parcs de ce genre au monde. Ce qui allait auparavant de soi, la nuit, a été perdu et s’est transformé en bien à recouvrer. L’obscurité est devenue un objet politique. « Son existence est déterminée par l’action –ou l’inaction- de l’Etat, par des processus économiques et technologiques, et par des mobilisations citoyennes. « C’est l’objet d’un conflit social, où  s’affrontent des acteurs aux intérêts divergents et aux représentations différentes. » La pollution lumineuse et la revendication d’un droit à l’obscurité permettent à l’auteur d’articuler la question des besoins. Non pas à la façon de Virginia Henderson ou d’Abraham Maslow. Si la lumière artificielle n’est pas un besoin naturel au même titre que se nourrir ou se protéger du froid, elle peut être considérée comme un besoin important, et peut-être même aujourd’hui essentiel. Tout l’enjeu est d’admettre que cet éclairage est à la fois un besoin légitime et une forme de pollution à combattre. Quel est le seuil qui sépare l’éclairage artificiel légitime de l’éclairage excessif, c’est-à-dire de la pollution lumineuse ? Impossible d’y répondre sans une théorie des besoins humains.

Les deux premiers chapitres se proposent d’élaborer cette théorie. Ils s’appuient sur les pensées critiques de Karl Marx, d’André Gorz, d’Agnes Heller et d’Antonio Gramsci, relues à la lumière des évolutions récentes du capitalisme. Les besoins ont une histoire, ils évoluent avec le temps. Cette partie passionnante nous amène à  revisiter V. Henderson et ses 14 besoins fondamentaux.  Le concept de déprivation inspiré à l’auteur par Winnicott permet de relier les deux aliénations : sociale et psychique. Le troisième chapitre explore les subjectivités consuméristes. L’auteur réfléchit à partir de l’oniomanie, achats compulsifs, qui apparaît dans la dernière version du DSM V sous la dénomination de « troubles du contrôle des impulsions ». Il la décrit très précisément, empruntant à la psychopathologie et au traitement de ce trouble pour asseoir sa réflexion sur les collectifs en s’inspirant des « Débiteurs anonymes ». Les 4ème et 5ème chapitres abordent le problème des besoins du point de vue des objets eux-mêmes. La chose est ce qui assouvit (ou non) le besoin qu’il soit « naturel » ou créé de toutes pièces. Les chapitres 6 et 7 relèvent de la stratégie. Les besoins sont non seulement historiques, ils sont aussi politiques. Les maîtriser implique de mettre sur pied des coalitions à même de s’opposer au productivisme et au consumérisme.

Du côté de la pratique

Ne trouvant pas chez Marx et Gorz d’élément pour expliquer comment un besoin satisfait (l’obscurité par exemple) revient hanter le présent, ni comment le manque devient une expérience humaine et collective, Keucheyan fait appel à Winnicott et au concept de déprivation. La déprivation n’est pas une dépossession. Cette expression désigne les cas où un secteur non-capitaliste de la société est transformé plus ou moins brutalement en secteur capitaliste. « Ceci suppose une « dépossession » des populations car la logique privée du marché chasse le mode d’organisation antérieur, généralement plus « collectif ». La privatisation des services publics en est un exemple. Dans ce cas, une sphère jusque-là protégée de la concurrence par l’Etat –l’école, la santé, l’énergie- est ouverte au capital. La communauté des citoyens est alors « dépossédée » au profit d’entreprises privées. » Dans la vraie déprivation, distincte de la simple privation, l’individu fait l’expérience de la perte –réelle ou imaginaire- de quelque chose de bon, de réconfortant, comme l’affection de la mère. En résultent des actions plus ou moins destructrices, mais Winnicott « -là résulte son originalité- interprète cette « tendance antisociale » comme une « manifestation de l’espoir ». C’est parce qu’il n’a pas renoncé à retrouver ce qu’il a perdu, à satisfaire un besoin qui l’était jadis, que le sujet se comporte de la sorte. Ce comportement n’est pas l’expression d’une frustration aveugle mais plutôt de sa volonté de voir son environnement –par exemple familial ou scolaire- prendre en compte ce besoin insatisfait et y remédier. » Si l’environnement réagit intelligemment, ces actes aboutissent à ce que Winnicott appelle « auto-guérison ». Le plus souvent, l’auto-guérison résulte d’un changement conjoint de l’environnement et de la structure des besoins. « La perte cesse alors de hanter le sujet, de surdéterminer ses comportements. » Ce lien entre psychanalyse et analyse politique est assez réjouissant. Il montre comment le soin, la clinique peuvent contribuer à nourrir une pensée et des stratégies beaucoup plus politiques.

Apport de cette lecture aux soignant(e)s

On ne peut plus aujourd’hui se contenter de soigner. Attaqué de toute part, réduit à sa portion congrue, le soin échappe à ceux qui devraient le mettre en œuvre. Les populations sont dépossédées d’un bien auxquels elles avaient droit. L’hôpital entreprise broie aussi bien soignants que soignés. Il faut pouvoir penser cette désagrégation pour tenter d’y résister. Les ouvrages de Velut et de Belhassen et Knaebel, ici présentés, sont à lire dans ce registre, celui-là également. Il faut des collectifs de soignants qui s’associent aux collectifs d’usagers.

D. Friard

KEUCHEYAN (R), Les besoins artificiels. Comment sortir du consumérisme. Zones. Editions de La Découverte, Paris, 2019.

 

Date de dernière mise à jour : 23/09/2020

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