Le Goff J-P, La société malade

La société malade

Jean-Pierre Le Goff

Un ouvrage de sociologue qui analyse l’air du temps « covidien » à partir des coupures de presse. Il montre combien l’épreuve du réel a été recouverte d’emblée d’un flot d’images et de paroles anxiogènes.

Le goff

« Sans attendre les directives et les fournitures promises, les équipes médicales s’adaptaient au plus vite aux situations en faisant preuve d’ingéniosité. Comme l’a indiqué une infirmière : « Au moment du confinement, les directions n’ont pas eu d’autre choix que de laisser faire les agents de terrain, car ça devait être très rapide. Si on avait procédé comme d’habitude, tout aurait pris six mois. » »

L’auteur

Né en 1949, Jean-Pierre Le Goff est un philosophe et sociologue français.  Ainsi que l’indique sa notice Wikipédia, rattaché au laboratoire Georges Friedmann, il travaille sur l’évolution de la société, et notamment les paradoxes de mai 1968, sur la formation, sur les illusions du discours managérial en entreprise, sur le stress  et la souffrance au travail.

Il privilégie l’analyse d’un certain « air du temps » qui ne se réduit pas, pour lui, à des « modes », mais qui lui semble significatif de mutations plus structurelles des idées, des modes de représentation et des valeurs.

Mai 68, l’héritage impossible, publié en 1998, est un de ses ouvrages marquants. J’ai particulièrement apprécié La barbarie douce (1999, 2003) qui décrit la modernisation aveugle des entreprises et de l’école qui a de nombreux échos avec ce que nous vivions alors en termes de soins et qui aboutit à la situation actuelle d’une psychiatrie en lambeaux. Il y montrait que depuis les années 80, la « modernisation » est partout à l’ordre du jour. Au nom de la nécessaire ( ?) adaptation aux « mutations du monde contemporain », c’est bien souvent une « barbarie douce » que cette modernisation aveugle installe au cœur des rapports sociaux. Cette barbarie s’est développée avec semble-t-il les meilleures intentions du monde : l’autonomie et la transparence sont ses thèmes de prédilection. Elle déstabilise individus et collectifs, provoque le stress et angoisse, tandis que les thérapies en tous genres lui servent d’infirmerie sociale. L’auteur met à nu la stupéfiante rhétorique issue des milieux de la formation, du management et de la communication. Il explique comment cette barbarie douce dissout les réalités dans une « pensée chewing-gum » qui dit tout et son contraire, tandis que les individus sont sommés d’être autonomes et de se mobiliser en permanence. La « pensée chewing-gum » ne doit guère être différente de la sorte de bouillie qui a envahi nos réunions dites cliniques. La barbarie douce a partie liée avec le déploiement du libéralisme économique et avec la  décomposition culturelle qui l’a rendue possible. Un ouvrage marquant donc.

« Le plus frappant réside dans le contraste existant entre les réactions journalistiques et politiques de l’époque et celles d’aujourd’hui. En 1957, alors que la « grippe asiatique » avait atteint la France, le  gouvernement déclarait : « La maladie se caractérise par un nombre élevé de cas mais aussi par sa relative bénignité et son faible taux de mortalité. L’épidémie ne justifie pas d’inquiétude particulière. » La grippe asiatique de 1957 fit 100 000 morts en France. […] A contrario, le témoignage d’un chef de service d’infectiologie –à l’époque jeune externe au service de réanimation d’un hôpital de Lyon- donne une toute autre image de la réalité : « On n’avait pas le temps de sortir les morts. On les entassait dans une salle au fond du service de réanimation. Et on les évacuait quand on pouvait dans la journée, le soir. Les gens arrivaient en brancard dans un état catastrophique. Ils mourraient d’hémorragie pulmonaire, les lèvres cyanosées, tout gris. Il y en avait de tous les âges, 20, 30, 40 ans et plus. Ça a duré dix à quinze jours, et puis ça s’est calmé. Et étrangement, on a oublié. » Un tel  oubli et une telle différence de réaction au regard de la pandémie de 2020 est révélateur d’un changement d’époque. »

L’ouvrage

Ce n’est pas encore un livre sur le Covid mais plutôt sur les commentaires qu’il a suscités, rajoutant encore des commentaires aux commentaires. Le Goff se frotte à la pensée chewing-gum précédemment décrite. Son ouvrage en paraît contaminé. Pour éviter d’être aspiré par cette pensée qui en est à peine une, il limite son propos à la période du premier confinement. Et surtout il l’écrit à l’imparfait. Cet imparfait, tenu jusqu’à la fin de l’ouvrage donne à ce qu’il décrit un air qui n’est plus tout à fait l’air du temps. Une épopée imparfaite qui suscite davantage de bavardages, de vent dirais-je même que de prises sur l’évènement. Si une première lecture ne différencie pas ses propos du courant de la diarrhée médiatique suscitée par le Covid, une deuxième lecture montre qu’il la joue  plus finement que ça. Il confronte les propos aux chiffres disponibles et nous fait entendre ainsi une autre, une toute autre musique. Beaucoup plus inquiétante que le  brouhaha médiatique qui ne dit rien.

  Confinés, les français étaient invités à  évacuer leurs pensées négatives en se concentrant uniquement sur l’instant présent, sans réfléchir à l’avenir. Le Goff reprend les différents propos contenus dans la presse relative au bien-être. Il les suit d’assez près. Il relève ainsi que le yoga, indépendamment du mind-fulness, connaissait un succès grandissant. Il rapporte qu’à la date du 12 septembre 2018, Google recensait environ 23 600 000 vidéos mettant en scène une pratique où un professeur explique une posture ou donne un cours, ce qui est déjà considérable. Le 20 mars 2020, soit le lendemain du confinement, on pouvait en trouver 36 800 000 et 27 000 associant Yoga et confinement. Le 12 mai il y en avait 39 700 000 et 190 700 dédiées à la pratique du yoga. Indépendamment des cours privés diffusés directement par abonnement. A ce niveau ce n’est plus de l’engouement c’est un phénomène de société.

L’ouvrage est composé de 8 chapitres qui explore chacun un aspect de cette maladie sociétale qu’a été le covid lors du premier confinement. « Angoisse et baratin » explore le bruit produit par la pandémie, Impressions d’irréalité. « De la guerre et des médias en période de pandémie », intéressant mais moins riche que l’ouvrage de Jean-Noël Jeanneney Virus ennemi. « Cette mort que je ne saurais voir … » est un des chapitres les plus intéressants du livre et montre comment la pandémie a percuté la mort, point aveugle de la modernité.  « L’hôpital-entreprise face à la pandémie. L’honneur retrouvé du personnel soignant » est certainement le chapitre le plus faible du livre. L’auteur parle de trop loin. Lui-même atteint du Covid au début du confinement, il n’a peut-être pas su (pas pu ?) trouver la bonne distance avec son sujet. Le chapitre n’en est pas moins intéressant et a une vraie place dans le livre. Il aborde ensuite les « Fractures et malaise du confinement ». Le sixième chapitre traite du « Retour sur soi et les loisirs en vase clos » et de l’état des mœurs qu’il sous-tend (vor l’exemple du Yoga). Le chapitre 7 se penche sur les restrictions des libertés, entre réalités et délire d’interprétation. C’est aussi un chapitre faible. Partant des médias, l’auteur ne peut prendre en compte les restrictions de liberté avérées mais restées relativement sous silence. Le dernier chapitre examine les rapports entre science et politique et décrit le mélange des genres et le pilotage à vue.

Que retirer de cette lecture ?

« Cette pandémie anxiogène et bavarde nous a plongés dans un monde étrange où il est devenu difficile de démêler le réel de la bulle médiatique et communicationnelle qui l’enveloppe constamment. » Nous sommes à la fois en direct de l’évènement mais à distance de l’autre côté de l’écran. Le drame est bien réel, vécu comme tel par ceux qui se trouvent « en première ligne », tandis que les autres assistent sidérés et impuissants aux ravages de la maladie, répercutés quotidiennement dans les médias et les réseaux sociaux, mais d’autres tragédies, d’autres douleurs qui n’intéressent pas restent muettes. De n’être pas montrées sont-elles même vécues ? Si n’existe que ce qui est montré, discuté pourquoi ne pas se faire sauter le caisson ? Faire un attentat terroriste ou n’importe quoi qui suscitera des images ?

Dominique Friard

 

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