Négrel Marie-France et Raymond, Résistance et travail de rue

Résistance et travail de rue

Marie-France et Raymond Négrel (dir.)

Numerisation 20200712

 

Un ouvrage qui nous plonge au coeur de la métropole marseillaise, nous fait partager le quotidien des "amarineurs" de la relation qui oeuvrent pour la mission "sans-abri" de Médecins du monde. Une façon engagée de concevoir un soin à la fois respectueux de chacun, clinique et politique. 

« Le maraudeur doit accepter de regarder en face la jouissance que lui apportent ses maraudes, non pas pour se culpabiliser pour autant, mais pour se donner l’occasion de trouver des moyens de dépasser cette jouissance, et de la transformer collectivement. Il faut aussi considérer la dimension initiatique de ces maraudes … »

Les auteurs

Marie-France et Raymond Négrel, pour moi c’est Marseille. Ils incarnent la ville infiniment plus que l’O.M. La ville, ses valeurs, l’attention à l’autre, la solidarité, l’exigence. Chaque fois que je les rencontre à Saint-Alban ou ailleurs, dans un lieu où la psychothérapie institutionnelle se vit au présent, je suis heureux de les connaître. Nous ne sommes pas proches. Juste collègues. Nous parlons le même langage. L’écrivain Lancelot Hamelin les présente dans le livre. « Raymond a un physique en éclat de chêne, sculpté de rides. Marie-France est comme ces arbres fragiles qui ont dû adapter leur grâce à la violence du terrain et des vents. Elle a quelque chose de l’olivier. » L’un et l’autre ont une carrière en hôpital psychiatrique. Marie-France a refusé de nombreuses fois de devenir cadre, afin de ne pas quitter l’endroit où elle se régalait : « Elle préfère travailler avec la psychose qu’avec l’administration ! »

« Un jour, lors d’une visite, il me dira : « Marie-France, reste avec moi, habite ici ; je te donne mon lit, moi je couche sur une couverture, par terre, près de toi » j’ai reçu cette demande comme un très beau cadeau. Cette relation avec M. Behti, c’est un travail de dix ans, à la fois clinique, d’accompagnement, d’engagement, d’inquiétude, de colère, d’incompréhension de cette société d’exclus, un « travail de rue » à articuler avec celui qui se fait dans les établissements de soin. »

L’ouvrage

C’est un livre collectif, fruit d’un véritable collectif de travail. Amélie, étudiante en art dramatique, Marylise, infirmière retraitée, Sophie, professeure des écoles, Serge, technicien de laboratoire, Christophe, Corinne, Marine, psychologues, etc. Les parcours sont riches et diversifiés. Pour les missions de rue, la qualité de soignant n’est pas obligatoire au sein de Médecins du monde.

Chaque représentation de Médecins du monde a son autonomie de fonctionnement. La mission « Sans abri » de Marseille est la seule où les bénévoles maraudent à pied, en binômes, sans porter de badge, ni les gilets bleus et blancs de l’O.N.G. Il s’agit de ne pas couper la relation. La mission des maraudeurs, à Marseille, n’est pas d’abord d’apporter de la nourriture, des couvertures ou des médicaments. « Les maraudeurs n’apportent qu’un soin psychique, une écoute de l’autre, ainsi qu’une veille de l’état psychique de la ville et de ses rues. »

L’ouvrage nous propose un regard croisé passionnant sur les activités de ces « amarineurs de la relation ». On y trouve une véritable géographie de la misère : les ponts d’autoroute ou de train accueillent ceux qui veulent s’éloigner des autres et de la vie, les carrefours proches de supérette ou les bâtiments abandonnés de certaines rues attirent les SDF qui préfèrent vivre en groupe. Le maraudeur a le goût de sa ville. Il aime l’arpenter et en comprendre l’esprit, la sociologie et l’histoire, comme l’infirmier de secteur psychiatrique.

Ils ne travaillent pas seulement à réparer des défauts, des failles, des ruptures de vie, ils bricolent, créent, inventent de « nouveaux rapports sociaux qui plongent plus profondément dans l’humain, articulant individuel et collectif ».

Il n’y a pas de maraude solitaire. Le partage d’expérience est une nécessité autant pour maintenir la flamme que pour éviter les rumeurs, les souffrances que les bénévoles peuvent éprouver au cours de ce travail de soin. Une supervision (ici mensuelle) est donc nécessaire. L’analyste reprend les questions de transfert et de contre-transfert en jeu dans les maraudes. Ça ne suffit pas, « le travail de dialogue à l’intérieur de l’équipe est fondamental. Il doit être régulier, constant et sans complaisance. »

La mission organise un séminaire théorique deux fois par an. Jacques Tosquellas qui a longtemps dirigé un service psychiatrique de secteur, à Marseille, en est l’animateur. En 2013, la « double aliénation » qui frappe les sans-abris en avait été le thème.

Enfin, last but not least, les bénévoles organisent des sorties au théâtre et à l’opéra qui s’achèvent au restaurant ou sur le Vieux-Port, autour de « sardinades » auxquelles sont conviées les passants.

Du côté de la pratique

Il n’est question que de pratique dans ce livre, ou peut-être plutôt de praxis, de la théorie de la pratique. Comment accueillir ? Comment aller vers sans aliéner cet autre qui ne nous a souvent rien demandé ? Chaque soignant où qu’il travaille peut s’enrichir de la lecture de ce livre, des questions qui se posent aux maraudeurs. Il faut mâcher et remâcher. Associer en pensant à tel ou tel patient. Les patients sont présents, voire omniprésents dans ce livre. M. Behti irradie. Il a connu Marie-France alors qu’elle était toute jeune infirmière, il la retrouve alors que retraitée, elle maraude et vient sur son territoire. Elle l’accompagnera jusqu’à la mort. Le livre lui est d’ailleurs dédié. Comment accompagner jusqu’au bout ? Pendant des années ? Comment rester vivant dans cette relation ? Comment faire pour qu’elle reste vivante ?

Apport de cette lecture aux soignant(e)s

Le soin est politique. Cet axiome se vérifie dans l’ouvrage. Les dispositifs anti-SDF mis en œuvre par la mairie, les pratiques hygiéniques de la voirie contribuent à « pourrir » la vie des personnes rencontrées. Les maraudeurs doivent constamment s’adapter. L’infirmier, jeune ou moins jeune, découvrira une écoute dynamique et collective qui permet de garder une conscience claire de l’ambiance de la rue et des évolutions des conditions de vie, mais « aussi une attention de chacun envers chacun qui nous permet d’être le plus disponible possible lorsque nous arrivons en présence d’une personne « sans abri »."

Ces relations, au fond, c’est l’abri des sans abri.

Dominique Friard

NEGREL (M-F), NEGREL (R) (dir.), Résistance et travail de rue, Editions d’une, Paris 2019.

 

 

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