Raimbault G, Eliacheff C., Les indomptables. Figures de l'anorexie

« Les indomptables. Figures de l’anorexie »

Ginette Raimbault, Caroline Eliacheff

Anorexie eliacheff

Un ouvrage passionnant qui dépoussière quelques idées reçues sur l’anorexie. Il semble que sur le terrain, on en ignore l’essentiel malgré la forme ludique de sa présentation qui nous fait découvrir quatre belles figures d'indomptées : Sissi (impératrice d'Autriche), Antigone (Sophocle), Simone Weil (philosophe) et Saint Catherine de Sienne. A lire, à laisser traîner.

« Une approche plus récente consiste à observer comment chaque culture crée ses propres catégories et analyse syndromes et symptômes en tant que reflets de préoccupations d’ordre culturel. Ce relativisme n’est pas sans inconvénient car il rend impossible les comparaisons transculturelles alors même que lorsqu’un symptôme se présente comme potentiellement universel, il subit des modifications spécifiques de chaque société. Qu’est-ce qu’un symptôme « culture-bound » ?[1] […] Actuellement, on ne cherche plus s’il existe ou non des anorexiques dans telle ou telle culture mais on essaie de décrire et de comprendre ce qui se joue entre soignant et souffrant en prenant en compte l’idéologie des soignants. » (p.60)

Les auteures

Ginette Raimbault, psychiatre, psychanalyste, directeur de recherche à l’INSERM et Caroline Eliacheff, psychanalyste et pédopsychiatre ont vingt ans d’expérience commune au cours desquels, elles ont rencontré de nombreuses jeunes filles anorexiques. Que ce soit à l’hôpital (en pédiatrie), en dispensaire ou en privé, leur position particulière de psychanalystes leur a permis d’observer les différents modes d’approche, les essais thérapeutiques, les embarras et les impasses des équipes soignantes et leurs propres impasses face à ces jeunes patientes, hospitalisées le plus souvent contre leur gré. 

Ginette Raimbault (1924-2014) était diplômée en sciences sociales de l’université américaine de Columbia ; rentrée en France en 1947, elle entreprit des études de psychologie à l’Institut de Psychologie dont elle a été diplômée en 1949. Elle fit une analyse avec Lacan et se réorienta vers des études de médecine et une formation de psychiatre qu’elle acheva en 1956. Elle s’est formée à la Tavistock Clinic auprès de Michael Balint et introduisit la pratique des groupes Balint à l’Hôpital Necker-Enfants malades tout en travaillant comme médecin à l’Inserm. Elle organisa avec Jenny Aubry une table ronde intitulé « Médecine et psychanalyse » à l’Hôpital de La Pitié-Salpêtrière.

Caroline Eliacheff (née en 1947), fille de Françoise Giroud, a fait ses études de médecine à Broussais qu’elle a complétée par un diplôme d’études spécialisés en psychiatrie infantile. Elle est psychanalyste depuis 1974. Attachée à la consultation de l’Hôpital Necker de 1972 à 1980, elle dirige ensuite le centre médico-psychologique d’Issy-Les-Moulineaux de 1980 à 2013. Elle a été co-scénariste de trois films de Claude Chabrol et collaboratrice d’Abbas Kiarostami.  

« Afin d’éviter de donner lieu au scandale, elle prenait parfois un peu de salade et un peu d’autres légumes crus ou de fruits et les mâchait puis se détournait pour les rejeter. Et si elle venait à en avaler une moindre parcelle, son estomac ne lui laissait aucun repos avant qu’elle l’eût vomi. Or ces vomissements lui étaient si pénibles que tout son visage enflait. En pareil cas, elle se retirait à l’écart avec une de ses amies et se chatouillait la gorge, soit avec une tige de fenouil, soit avec une plume d’oie, jusqu’à ce qu’elle se fût débarrassée de ce qu’elle venait d’avaler. C’est ce qu’elle appelait « faire justice ». « Allons faire le procès de cette misérable pécheresse » avait-elle coutume de dire. » Catherine de Sienne, docteur de l’Eglise, p. 231.

L’ouvrage

On pourrait artificiellement diviser l’ouvrage en deux parties : une première qui répond au titre de « Mythologies de l’anorexie » et une seconde beaucoup plus longue écrite à partir des parcours de Sissi, (impératrice d’Autriche), de l’Antigone de Sophocle, de Simone Weil (la philosophe) et de Sainte Catherine de Sienne. A travers les « biographies » de ces 4 femmes, les auteurs se demandent comment être une femme, pourquoi vivre, quelle cause vaut de se sacrifier pour elle. Elles remarquent que chacune a tenté à sa façon, à son époque, de dire sa vérité en engageant son corps. Chacune illustre une facette de l’anorexie, ce mal énigmatique. 

S’il n’y avait que 250 cas d’anorexie décrits en 1951, plus de 5000 observations ont été présentées en 1981. A partir de l’individualisation de l’affection par Lasègue, en 1873 (sous le nom d’anorexie hystérique), les publications vont progressivement se multiplier. Dans cette description princeps l’anorexie n’est pas une maladie mortelle mais une maladie spontanément résolutive à plus ou moins brève échéance et selon des degrés variables « Si fondées que soient les inquiétudes, je n’ai pas encore vu l’anorexie se terminer par la mort … Toujours les hystériques ont guéri plus ou moins complètement après des années ». Pour Lasègue, à la période initiale, « la seule conduite sage est d’observer et de se taire » ; son non-interventionnisme sera vite oublié au profit du dogme de l’isolement posé par Charcot et jamais réellement remis en question depuis. Pour soigner les anorexiques, le psychiatre à la façon de Charcot doit isoler la patiente de son entourage et dans ce but faire preuve d’autorité et de conviction. Lasègue recommandait, lui, face aux anorexiques de ne surtout pas « jouer au médecin » : « qu’on ne s’étonne pas de me voir, contrairement à nos habitudes, mettre toujours en parallèle l’état morbide de l’anorexique et les préoccupations de l’entourage. Ces deux termes sont solidaires et on aurait une notion erronée de la maladie en bornant l’examen à la malade. » Il ne se borne pas à ce constat et décrit les différents types d’attitude de la famille aux différentes étapes de la maladie. Les principes thérapeutiques de Lasègue seront bien vite oubliés. Les anorexiques seront vite déchirées entre explications contradictoires, entre psychanalyse et médecine, puis entre sciences humaines et sociales. L’anorexie mentale reste aujourd’hui énigmatique et scandaleuse :

  • « individuellement : la volonté d’autosuffisance, de maîtrise totale sur le corps, les besoins, les sentiments, l’ascèse alimentaire et sexuelle, la négation de la sexualisation secondaire, le déni farouche et raisonnant du mal-être forcent tantôt une certaine forme d’admiration, tantôt dégoût, rejet incompréhension ;

  • familialement : survenant le plus souvent dans des familles extérieurement unies et conformes à nos normes sociales, l’anorexique remet en question la cellule familiale et personne n’est jamais épargné ;

  • collectivement ; conduite de famine dans une société d’abondance, elle touche les classes sociales élevées. » 

Plutôt que de publier des observations de patientes vivantes, les auteurs ont fait le choix de raconter l’histoire de quatre personnages légendaires à des degrés divers, chacune illustrant une ou plusieurs hypothèses concernant l’anorexie. « Dans un monde régi par le nécessaire, où toute pensée, toute action, est au service du besoin, l’anorexique, précisément par son refus de subvenir aux besoins physiologiques du corps, manifeste le vide, l’absence d’une catégorie essentielle à l’être humain, celle du désir. Dans un monde où la parole est dénuée de sa valeur signifiante, où l’ordre symbolique est bafoué, l’anorexique dénonce, par son sacrifice, le ravalement de l’être humain au rang de l’animal. Vivre est impossible à celle dont la seule tâche est, à son insu, de replacer un mort, d’être un mort dans le fantasme d’un parent pour qui le travail de deuil n’a pas été possible. »

L’intérêt pour les soignants

Il est évidemment majeur. Il apparaît impossible de soigner des jeunes femmes anorexiques sans avoir lu ce livre qui montre également la relativité historique et culturelle des constructions théoriques, ce qui ne signifie pas qu’elles soient équivalentes. L’interrogation autour de l’anorexie peut être transférée à l’ensemble des pathologies mentales et au-delà à nos façons de soigner. Enfin, alors que la théorie des besoins emplit l’espace mental des étudiantes en soins infirmiers, l’interroger à partir de l’anorexie qui pose la question du désir, de la demande et du besoin apparaît indispensable.

« Proposer à celle qui est tout en actes de se prêter à un autre type d’actes, soit de laisser se dire ce qu’elle sait et ce qu’elle ignore, ce qu’elle veut t ce qu’elle craint, ce qu’elle aime et ce qu’elle abhorre, suppose une modification déjà considérable de sa perception du monde. Mais en deçà des actes, cet être humain mutilé cherche à naître. »

Puissions-nous l’aider à naître !

Dominique Friard

Notes :

1- RAIMBAULT (G), ELIACHEFF (C), Les Indomptables. Figures de l’anorexie, Editions Odile Jacob, Paris, Mai 2001. La forme de l’ouvrage le rend particulièrement propice aux travaux dirigés, chaque groupe d’étudiants pouvant travailler sur un personnage.


[1] Le symptôme « culture bound » ou syndrome lié à la culture désigne en psychiatrie transculturelle, et en anthropologie de la santé, un tableau clinique combinant des troubles somatiques et psychiques, dotés d’une signification particulière et qui sont typiques d’une aire culturelle ou d’un groupe ethnique donné. Citons l’Amok en Malaisie, le Latah en Malaisie et en Indonésie, le Koro en Asie, le vol de sexe en Afrique de l’Ouest ou le syndrome de résignation en Suède.

Date de dernière mise à jour : 27/12/2023

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