Roumieux A., "Je travaille à l'asile d'aliénés"

« Je travaille à l’asile d’aliénés »

André Roumieux

Un témoignage, le premier rédigé par un infirmier, qui décrit les fonctions thérapeutiques exercées par l’infirmier. L’auteur dépeint un travail obscur, une épreuve quotidienne dans des hôpitaux marqués par l’indifférence des pouvoirs publics.

Asile d alienes

« DEFENDU ! DEFENDU ! J’avais l’impression d’être en cage et de me heurter à tout moment à ce mot : DEFENDU. Ce mot d’ailleurs sera présent chaque jour et partout dans mes activités professionnelles. Je ne ferai rien qui ne soit de routine, sans me demander avec inquiétude si ce n’est pas défendu ... »

L’auteur

J’ai le privilège d’avoir rencontré André Roumieux. C’était un après-midi à l’EPS Ville-Evrard (93) dans les locaux de la SERHEP (Société d’Etudes et de Recherches d’Histoire en Psychiatrie) qu’il avait créé en décembre 1986. Hubert Bieser, autre grand bonhomme de l’infirmerie en psychiatrie l’accompagnait. Frédéric Masseix et moi représentions la jeune génération. Les plus anciens n’étaient pas les plus vieux en âge. Quelle jeunesse dans leurs propos, dans leur passion ! Je vous souhaite d’avoir la même fièvre dans le regard à près de 70 ans. C’est une de mes grandes rencontres psychiatriques. Un souvenir vif qui me réchauffe quand je doute. Nous nous sommes revus à l’IFSI du Centre Hospitalier Esquirol, quelques années plus tard. Une journée de cours y était dédiée à l’histoire du soin en psychiatrie. André y fit merveille. L’enthousiasme contagieux, de ce déjà vieil homme, suscita plus d’une « vocation ». Il tendait le témoin à une nouvelle « nouvelle » génération d’infirmiers psychiatriques dont Claire qui devint quelques années plus tard une de mes collègues au Centre de Santé Mentale à Gap mais ça c’est une autre histoire.

La rencontre la plus marquante fut évidemment la dernière. Hubert Bieser, dont je présenterai bientôt un ouvrage, avait fait le déplacement, en voisin, pour épauler son vieil ami. Non pas qu’il soit en péril, Jean-Paul Lanquetin, Gérard Anselme et moi étions tellement émus de le retrouver à Gramat, près de Rocamadour, qu’il ne risquait pas grand-chose. Nous avions organisé cette rencontre pour réaliser un film à destination des jeunes infirmiers (hélas souvent déculturés) qu’André chérissait tant. Nous avions réussi à nous caser tous les trois dans sa chambre d’Ehpad, entre le lit et les livres. Hubert et son épouse nous ayant rejoint le lendemain matin, nous dûmes pousser un peu les murs. Nous avions préparé nos petites questions mais André s’ingéniait à nous parler d’autres choses également passionnantes. Il suivait son fil et nous rencontrait parfois. Nous étions à la fin du mois de février 2020. André avait 87 ans. Il allait mourir le 19 avril 2020. Le film, tiré de cette entrevue, sera visible lors des prochaines rencontres de la recherche en soins en psychiatrie, organisées par J-P Lanquetin et ses collègues du GRIEPS à Ecully, les 20 et 21 janvier 2022. Un grand moment en perspective pour les participants à ces journées.

André est né en 1932 dans le Lot. Il est infirmier psy en 1953. Nommé surveillant en 1971, il publie ce premier ouvrage en 1974. D’autres suivront, dont un récit sur Antonin Artaud en 1996. “ Ma génération aura été celle de l’engagement afin que soient changées radicalement les conditions de vie et de travail dans les hôpitaux psychiatriques au nom précisément de la dignité humaine et de la liberté individuelle. ” (2) Cher André, je ne suis pas sûr que la nôtre ne soit pas celle d’un nouvel enfermement.

Très engagé professionnellement, André avait été un des 400 infirmiers qui avaient fait irruption en plein congrès de psychiatre (72ème Congrès de Psychiatrie et Neurologie de langue française) à Auxerre en 1974 pour signifier que la formation d’ISP ne pouvait être discutée uniquement entre psychiatres (voir sur ce site l’ouvrage de l’AERLIP).

« Lors d’un repas de famille, un ami PDG, directeur d’une grande firme de produits alimentaires parle de la folie et de la psychiatrie. Le discours n’a pas pris une ride.

-Hein, croyez-vous que vos psychiatres peuvent garantir que tel malade est guéri et qu’il ne présente absolument aucun danger pour la société ? Ils ne peuvent pas fournir de telles garanties. Impossible. Alors ? C’est tous les jours que les journaux sont plein de crimes de toutes sortes ; et qui les a commis ? Toujours pareil : des désaxés, des fous criminels et jamais personne d’autre ? Alors quand on parle d’humaniser les asiles, d’ouvrir les portes, d’accord, tout ça est bien beau, mais il faut penser à la sécurité des gens. Evidemment, on ne peut pas être contre l’humanisation des asiles, nous ne sommes pas des  sauvages, mais on ne peut pas totalement être totalement pour. Il faut se mettre à la place de la personne qui travaille et qui a des gosses à élever.

La réponse d’André qui s’adresse à tous ceux qui hier comme aujourd’hui tiennent ce type de discours

-Arrêtez de déconner. Je connais aussi des gens qui crèvent à cause de votre connerie. Vous aussi, vous êtes un assassin. Votre connerie assassine. Ça devrait être compris par tout le monde, mais tout le monde au point de vue conscience est en week-end depuis longtemps et pour longtemps encore. Il est plus facile et moins compromettant de faire peur aux gens que de les faire réfléchir : il faut donc continuer de vivre avec la grande peur, le bluff officiel orchestré par notre généreuse société dite de consommation, de progrès, démocratique et tutti quanti … »

L’ouvrage

De son entrée à Ville-Evrard jusqu’à sa nomination comme surveillant, Roumieux décrit vingt ans de la vie d’un infirmier. Des premiers instants, de la première rencontre avec les agités, de son bizutage (1/4 d’heure, seul au dortoir), du premier repas par sonde, de force évidemment, (“ Etre rodé, c’est bosser, tu vois comme ça, en sifflotant. Faut qu’on soit rodé, sans ça on peut pas tenir le coup. ”), confrontés à toutes ses premières fois nous sommes élèves, comme lui, et apprenons, par les anciens les premiers éléments d’un savoir être face à la folie mais aussi face à l’organisation institutionnelle. Il faut s’habituer, c’est tout. “ Personne n’a le droit de rien dire. Y a que le toubib qui peut parler et c’est lui qui parle à lui tout seul au nom de tout le monde. Nous, on obéit. On exécute les ordres ;  c’est tout. Manque de pot, lui, le toubib n’est pas ici dans la merde et au milieu des malades huit heures par jour. Le baratin c’est une chose. La réalité, c’est autre chose. Et tu veux que je te dise ? On en crève de ça. ” Au fond, au baratin des médecins a succédé le baratin des infirmiers anglo-saxons puis le baratin des accréditateurs. Il y a toujours un vieil infirmier pour recommander au nouveau de se méfier. “ Méfie-toi tout le temps. Autre chose : n’écoute pas les toubibs. Tout ce qu’ils vont te dire, c’est pour te faire parler et pour “ savoir ” et sache aussi qu’ici surtout tu ne dois pas prendre d’initiative. Alors un conseil : méfie-toi. ” Roumieux nous montre comment se fabrique l’habitus infirmier. Nous sommes dans une culture quasi-ouvrière que l’arrivée de la petite bourgeoisie infirmière dans les années 80-90 a progressivement anéanti. C’est un monde sans illusion. “ On a reçu l’ordre de “ l’isoler ”. Il n’est pas enfermé en cellule, non ; il est isolé : tu saisis la nuance ? ... (Gérard tordit énergiquement la serpillière. Je l‘appris par la suite, les nuances, dans notre boulot, sont souvent comme des odeurs de parfum qui vous indisposent.) ”

Roumieux finit par devenir infirmier. Sous sa plume, nous voyons la mise en place des premières activités, la création du secteur, côté pile et côté face. Constamment, l’envers du décor est présenté au lecteur. Le récit progresse par anecdotes, toutes riches et pleines d’enseignement. Les questions de fond n’en sont pas pour cela oubliées. C’est la psychiatrie d’hier mais elle reste, hélas, furieusement actuelle. Des questions qui nous préoccupent encore aujourd’hui n’en finissent pas d’insister. “ J’avais le sentiment qu’il était réellement interdit à un infirmier de publier quoi que ce soit concernant son travail ... Aujourd’hui, je sais qu’il est nécessaire d’écrire (Nous avons une parole dont il est de première urgence de nous servir). Nous devons parler de notre travail, de nos difficultés, de nos espoirs. Ce qui peut-être dispensera les autres de le faire à notre place. ... Je sais que la peur qui touche à mon travail est faite avant tout de murs, de silence et d’interdits. Ecrire, parler, raconter, expliquer, c’est détruire des murs, c’est rompre le silence, c’est lever des interdits, c’est se montrer à visage découvert et rompre avec l’histoire de la folie telle qu’elle est véhiculée depuis le Moyen Age. ”

S’il est important d’écrire, il est vital d’acheter des ouvrages traitant de la littérature des soins écrits d’un point de vue infirmier. En soins somatiques et psychiatriques. La profession crève de cette non-lecture. Elle crève de la médiocrité des responsables universitaires infirmiers qui vont chercher au Canada et aux Etats-Unis des concepts vaguement scientifiques et délaissent la pensée issue de ce qui fut un jour leur terrain (pas longtemps il est vrai). Un terrain qu’ils n’ont guère exploré. La formation des IPA ignore ces ouvrages que la plupart des enseignants n’ont pas lus. Il est vital de lire, de critiquer. C'est de cette façon que nos professions peuvent avancer. A 87 ans, André s'intéressait encore à la littérature soignante en psychiatrie. Sur sa table de travail, à l'Ehpad, il y avait quelques livres récents, manifestement annotés, dont le mien "J'aime les fous". Le moment, pour moi, le plus émouvant, ce fut quand André me demanda de le lui dédicacer.  

Apport de cette lecture aux soignants

C’est un des trop rares ouvrages qui montrent le savoir oublié de ces ouvriers infirmiers. Chaque anecdote enseigne. Il suffit de lire quelques pages, de laisser infuser et de réfléchir autour de ce que nous avons lu. Le texte parle. Il parle de nous, de nos peurs, de nos pratiques, de la confrontation avec l’autre fou. Il y a plus à apprendre dans une page de Roumieux que dans toute la liste des diagnostics infirmiers !

Dominique Friard

 

 

Commentaires

  • Barbe
    • 1. Barbe Le 01/06/2021
    Bravo, très bien écrit et cela décrit bien ce que j’ai connu à ville Evrard sur le pavillon champagne. J’ai 56 ans aujourd’hui et cette lecture m’a fait faire un voyage dans le passé ou l’apprentissage de nos pratiques se faisait par l’écoute des anciens.
    Continuez d’écrire sur le sujet, il y aura toujours des personnes pour vous lire.

    Thierry BARBE.
    • serpsy1
      • serpsy1Le 05/06/2021
      Merci Thierry, Nous continuerons, ça fait 23 ans que le site existe. Si vous souhaitez vous-même contribuer vos écrits seront les bienvenus. A bientôt, j'espère Dominique

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