Seli Arslan, Prendre soin après

Prendre soin après

Entretiens avec des soignants sur la crise sanitaire et les perspectives

Propos recueillis par Seli Arslan

Numerisation 20201021 3

Des soignants de toutes disciplines et de toutes professions lèvent le voile sur leur vécu de la crise covidienne. Un ouvrage passionnant qui montre que lorsqu'on les interroge les soignants ont des choses à dire qui nous concernent tous. 

« Pensez-vous que l’on a réellement écouté les soignants durant cette période ?

Ça m’a un peu agacé de voir les médecins occuper à ce point l’espace médiatique, parfois de manière opportune. […] J’entends qu’il faille témoigner, et dire ce qui se passe. Mais il y a eu un peu tout et n’importe quoi dans ce qui a pu être dit. […] Les questions n’étaient pas très pertinentes, avec du « scandale ». On avait l’impression qu’on voulait entendre des choses très graves. Il y avait ce regard de fascination un peu perverse autour de ce qui se passait. »

L’auteure

Seli Arslan est éditrice. Elle est convaincue que personne ne peut parler en lieu et place des soignants. Elle n’avait pas vraiment l’impression de les entendre sur les plateaux de télévision ou dans les émissions de radios consacrés au Covid et au confinement. Existait une collection dont le nom était : « Si c’était à refaire ». Cette collection avait été créée en 2002 par sa mère, elle aussi éditrice. Elle avait germé dans son esprit à un moment où beaucoup d’infirmières, comme aujourd’hui, exprimaient leur volonté de quitter la profession. D’où venait ce besoin ? Elle a mené des entretiens auprès d’infirmières et d’infirmiers qui relataient leurs ressentis, leurs difficultés, partageaient leurs perspectives sur la profession et le monde de la santé. Et si c’était à refaire ? Un principe guidait cette collection : ni analyses, ni commentaires, la seule parole des professionnels. Différents livres ont été publiés dont un d’entretien avec des aides-soignantes. Seli Arslan a donc repris de principe et interviewé 19 soignants de toutes professions et un conjoint de soignante.  

« Quel a été votre pire souvenir durant cette période ?

Le pire pour moi, c’était les housses mortuaires. Un brancardier avait la tâche de les compter. Il passait chaque matin pour s’assurer qu’il y avait trois housses mortuaires par service. De mon côté, je me suis occupée des toilettes mortuaires et de mettre les patients décédés dans les housses. Je n’avais jamais mis des patients dans des housses. Le pire cauchemar –car j’en ai vraiment rêvé- était le bruit de la fermeture de cette housse et le fait de se dire qu’on «était la dernière personne à voir ce patient décédé. A partir du moment où la housse était refermée elle ne serait plus jamais ouverte. »

L’ouvrage

Elles et ils sont 18. A François près qui est conjoint d’une cadre de santé, ils sont tous soignants. Ils ont tous dû affronter le covid. Jean-François, médecin généraliste, Eric, cadre supérieur de santé formateur, Nicole, cadre de santé à la retraite, Morgan, médecin réanimateur, Salima, infirmière de bloc opératoire, Sarah psychologue clinicienne, Abramo, psychologue clinicien, Axel, cardiologue belge, Claudine infirmière anesthésiste, Estelle aide-soignante, Anne-Marie, aide-soignante, Jean, gériatre, Clarisse étudiante en soins infirmiers, Laurence, infirmière, cadre de santé, Serge cadre supérieur de santé dans un Ehpad, Françoise, directrice d’un établissement médico-social (Fam et Samsah), Hélène, psychologue et psychanalyste et Martin l’ostéopathe. Interrogé(e)s par Seli Arslan en juin et juillet 2020, ils racontent leur quotidien de soin en temps de Covid 19. Certaines questions reviennent et sont présentes dans tous les questionnaires : « Que pensez-vous à ce moment-là du terme de « guerre » qui a pu être utilisé ? », « Quel a été votre pire souvenir de cette période ? », « Votre meilleur souvenir », « Qu’avez-vous pensé de l’usage du mot « héros » pour parler des soignants ? », « On a beaucoup parlé du monde d’avant/du monde d’après. Faites-vous cette distinction dans le monde du soin ? », « Avez-vous eu le sentiment de soigner, de prendre soin durant cette période ? », « Comment vous sentez-vous physiquement et psychiquement après ce moment ? », « Si c’était à refaire ? » D’autres ont pour but de permettre à chacun d’aller au bout de son témoignage, de le préciser.

Chaque parcours est singulier, spécifique mais les témoins ont tous quelque chose en commun. Tous évoquent un moment, un peu hors du temps, où l’initiative devient possible, où la pesanteur quotidienne et la  hiérarchie s’effacent. On soigne en équipe. Les médecins aident à retourner les patients trop lourds pour infirmières et aides-soignantes. Bien sûr, le contexte est difficile, les patients meurent et sont mis dans des housses. La peur d’être infecté s’empare des soignants. Le matériel manque mais pas pour tous et pas de la même façon. La plupart des soignants rejette l’idée de la guerre. Ils ne se considèrent pas comme des héros, ils ont simplement fait leur travail. Pour beaucoup, le plus difficile a été de devoir tenir les  familles à l’écart alors que leur proche souffre et meurt parfois. Cet interdit n’a pas toujours été respecté. Des petits bricolages ont été inventés pour maintenir le lien. Une psychologue qui appelle chaque famille, une aide-soignante qui fait lien. Une psychologue qui prend chaque mort en photo avant que la housse ne se referme et l’envoie aux familles. D’innombrables initiatives, prévues par aucun protocole, ont été prises pour atténuer la souffrance de chacun, pour éviter la  barbarie. Toutes choses que les medias n’ont guère relayées et qui font le  prix de ce livre rare.

Du côté de la pratique

Comment fait-on pour survivre en temps de crise ? Comment soigner quand les malades se multiplient et meurent ? Comment rester humains, simplement humains, quand toute une machinerie s’interpose entre soigné et soignant ? Le collectif de travail pour peu que tous tirent dans le même sens est l’arme absolue. Finalement les équipes qui s’en sont les mieux tirées sont celles qui fonctionnaient bien avant le Covid. Elles ont pu et su accueillir des soignants de toutes disciplines et faire en sorte que chacun trouve sa place et se sente chez lui, dans un lieu de soin en changement perpétuel, où la  vérité d’hier n’était pas celle de demain.

Apport de cette lecture aux soignant(e)s

Dans quelques années, certains diront : « Le covid j’y étais. C’est là, véritablement là que j’ai appris ce qu’était le soin. Le sens du soin. » Si les protocoles peuvent parfois être nécessaires la capacité à inventer, à innover, à faire preuve d’humour, à rester soignant en toute circonstance l’est tout autant. Ces témoignages divers, les façons de parler, de penser toutes singulières nous apprennent cela. Elles nous disent aussi le peu de confiance que les soignants accordent aux politiques et en général aux A.R.S qui ont souvent réagi avec un certain temps de retard. Quant à l’empowerment qu’elles ont tant vanté, on en attend encore les  manifestations concrètes.

 

Dominique Friard

Date de dernière mise à jour : 02/11/2020

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