Velut Stéphane, L'hôpital, une nouvelle industrie

« L’hôpital, une nouvelle industrie »

Le langage comme symptôme

Stéphane Velut

Numerisation 20200607 2

 

Une critique sans appel du dessein de fondre le soin dans une technicité abstraite et gestionnaire comme tant de pans de notre société.

« Au langage du praticien intimidant par sa technicité, se mit à répondre le langage du gestionnaire intimidant par son opacité. Dorénavant armé d’un solide bagage en matière de communication […] le gestionnaire se mit à écouter sans entendre et à utiliser un langage visant à fabriquer l’adhésion. »

L’auteur

Neurochirurgien, Stéphane Velut travaille et enseigne l'anatomie à Tours. Auteur de nombreux ouvrages scientifiques et d'un essai philosophique, il publie en 2009 un premier roman intitulé « Cadence » qui se déroule à Munich en 1933. Il y relate l’histoire d’un peintre chargé de réaliser le portrait d’une enfant qui serait l’image de la  nouvelle Allemagne. Se met en place un rituel qui relève du jeu mais également de la soumission et de la répression. Munich 1933 : une bonne façon de se préparer à l’écriture de l’ouvrage que nous présentons.

« La seconde mesure, plus récente, visa à assujettir le praticien en le sommant de participer activement au management, quitte à ne plus exercer à plein temps son métier. Rien de plus simple alors que de reprendre la main sur lui en le transformant en une sorte d’agent administratif en modèle réduit, un petit frère tutoyé. »

L’ouvrage

Publié dans la nouvelle collection « Tracts » de Gallimard, ce petit livre d’une quarantaine de pages y a tout à fait sa place.

L’auteur se présente comme un homme qui travaille de ses mains depuis trente-huit ans, un artisan neurologue. Il entend un matin, lors d’une réunion, un jeune membre d’un cabinet de consulting lui affirmer que « Tout en restant dans une démarche d’excellence, il fallait désormais transformer l’hôpital de stock en hôpital de flux. » Ce volapuk lui ouvre les yeux. Il  essaie de saisir ce qui s’est passé sous ses yeux et qu’il n’a pas vu venir. Décrire avant de comprendre c’est le projet de ce livre. L’auteur nous rappelle quelques évidences que nous ne savons pas (plus ?) voir : « On ne parle pas comme ça dans la vie. Il s’est passé quelque chose pour qu’au sein d’un hôpital une telle expression surgisse et qu’en ses murs intervienne un cabinet de consulting. » Les expressions de la novlangue nous cernent sans que nous nous en rendions bien compte : Transformation des idées en business model, aide à la durabilité des processus innovants, etc. Le langage a changé. Le nouvel idiome « remplace le sens par le signal, la pensée par l’affect ». Déconnecter les mots de la chose, inhiber le langage jusqu’au politiquement correct est devenu pandémique. » La vraie pandémie covidienne l’a amplement démontré.

Les communicants ont pris le pouvoir à l’hôpital. Le « nouvel hôpital » aura un nombre de lits réduits, le tout compensé par une « optimisation de nos pratiques, qui étaient jusque-là, dit le communicant, « parfaitement inappropriées. » C’est l’hôpital-aéroport ou TGV : limiter le stock de gens et en accélérer le flux. Evidemment quand se pointe un virus, ce beau modèle explose.

Soignants et patients, trop insouciants, ne se préoccupaient pas de ce que ça coûtait. « On a d’abord osé parler de maîtrise des dépenses de santé, avant d’utiliser le terme moins incisif d’objectif national de dépenses d’Assurances Maladie (Ondam) pour finalement ne plus rien dire du tout, tout en tâchant de régler le problème en silence … et d’allier équilibre financier et sauvetage électoral, deux objectifs a priori inconciliables. »

L’auteur analyse, pas à pas, les étapes de la prise de pouvoir des gestionnaires sur la santé. Au cours des quarante dernières décennies, le nombre d’administratifs travaillant dans le domaine des soins a augmenté de 3 200 %, tandis que dans le même temps le nombre de médecins, lui, n’a crû que de 150 %. L’utilisation du terme gouvernance correspond bien à cette emprise tentaculaire de la gestion. « Ces nouveaux intermédiaires, théoriquement là pour bien gérer, conçoivent tout un tas de tableaux, emplois du temps, formulaires à remplir et par voie de conséquence, réduisent de moitié le travail pour lequel le salarié (du concret) a été embauché. »

Voilà pourquoi votre fille est muette.

Un modèle voué à l’échec, soutenu par les plus hautes sphères de l’état, malgré les désastres observés autour du COVID (que l’on planquera sous le tapis). « L’invention toute récente des bed managers (pouvant aboutir à l’hospitalisation d’un patient souffrant d’une sciatique en gynécologie) cumule tous les symptômes de la maladie dont souffre l’hôpital : création d’une couche administrative supplémentaire, ingérence de l’administrant dans le parcours des soins, gestion des êtres humains telle une gestion de stock et de flux d’objets, déni de la singularité des services, mutualisation parfois dangereuses des moyens humains, utilisation du lit comme mesure étalon, la tout orné d’un terme anglais sexy. »

On n’adhère pas forcément à  toutes les thèses de l’auteur. Elles n’en sont pas moins stimulantes.

Du côté de la pratique

Il y aurait tant à dire parce que c’est elle qui, à la fin, est impactée par ce délire gestionnaire. Chaque soignant pourrait donner ses propres exemples de fonctionnements aberrants générés par des gestionnaires tellement perchés qu’ils n’en perçoivent plus la finalité du soin. La note de service émanant de la direction des soins de l’hôpital du Rouvray, près de Rouen, constitue un record difficile à battre : laver des masques jetables pour s’en servir le lendemain matin, interdiction de donner des masques aux patients forcément incapables de s’en servir, je ne sais pas qui est ce directeur des soins mais c’est un génie, tout comme le directeur du Vinatier, à Lyon, qui ferme des lits en douce en pleine pandémie.

Comment ne pas se souvenir que les chambres à gaz, pour les administrateurs du 3ème Reich, ne furent qu’une façon de gérer le flux des arrivées de Juifs dans les camps de concentration ?

Apport de cette lecture aux soignant(e)s

Soigner est un acte politique, profondément politique. On ne peut pas soigner et laisser faire ce qui se fabrique petit à petit, sans bruit, et qui finit par nous enfermer, nous et les patients, dans un monde inhabitable. Dans la rue les soignants !

Une interview de l'auteur : 

https://www.bing.com/videos/search?q=st%c3%a9phane+velut&&view=detail&mid=2F580B2198C32007E2582F580B2198C32007E258&&FORM=VRDGAR&ru=%2Fvideos%2Fsearch%3Fq%3Dst%25c3%25a9phane%2Bvelut%26FORM%3DHDRSC3

 

Dominique Friard

Notes :

VELUT (S), L’hôpital, une nouvelle industrie. Le langage comme symptôme, Tracts Gallimard, n° 12, Paris, 2020.  

 

 

 

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