Wenner M. Comment et pourquoi devient-on infirmière ?

Comment et pourquoi devient-on infirmière ?

Micheline Wenner

Une approche sociologique par trajectoires familiales pour en finir avec la question de la vocation ? Une belle recherche infirmière. 

 

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«  La part de responsabilité des structures de soins, dans la formation des élèves a toujours été importante. Si cette formation ne fournit pas à l’institution les espoirs escomptés, il faut en rechercher le sens :

  • dans la finalité première de l’hôpital, qui n’est pas de dispenser ce savoir ;

  • dans la charge de travail de l’infirmière qui tend à s’intensifier ;

  • dans l’organisation même du travail qui privilégie l’acquisition de gestes répétitifs, en fonction de protocoles standardisés.

Dans ce fonctionnement, l’analyse et tout questionnement deviennent superflu. »

L’auteure

Cadre-infirmier et docteur en sociologie Micheline Wenner montre que les infirmières n’ont pas attendu la création officielle de la discipline dite des sciences infirmières pour mener à bien des recherches. Le seul problème et de taille est que ces travaux s’inscrivaient dans d’autres champs que la discipline. Soit une approche sociologique en ce qui concerne M. Wenner. Un ouvrage de sociologie qui traite du choix professionnel des infirmières, pour ne pas reprendre la vieille antienne de la vocation. Sociologie donc mais sociologie clinique. C’est Vincent de Gaulejac qui préface cet ouvrage publié en 1988 chez Lamarre et réédité en 1999 par les éditions Seli Arslan. M. Wenner a publié quatre ouvrages : « Comment et pourquoi devient-on infirmière ? », « Sociologie et culture infirmière » en 2001, « L’expérience infirmière. De la pratique des soins à la transmission des savoirs » en 2006 et « L’engagement professionnel infirmier. Comprendre ses choix ; Parcours professionnel et récit de vie » en 2010. Tous chez Seli Arslan.

Il ne me viendrait pas à l’idée de regretter que la sociologie enrichisse la réflexion infirmière dans de nombreux domaines mais je ne peux que regretter que M. Wenner soit devenue une sociologue de la profession soignante et ait cessé de réfléchir à la profession, la transmission à partir du soin en tant que discipline autonome. Elle n’eut guère le choix. Espérons que les Micheline Wenner d’aujourd’hui auront davantage de possibilités.

« Ce père n’a-t-il pas fait de sa fille, le substitut maternel ? Pauline materne, nourrit et soigne tous les hommes du foyer. A ce niveau, elle confirme l’hypothèse de C. Ollivier, à savoir que les hommes « promeuvent la mère pour mieux faire disparaître la femme ». Cette occasion unique d’apprentissage à la fonction maternante place, d’emblée, Pauline dans la réparation de la faute de sa mère. Cette mère qui s’est aussi voulu femme.

Nous sommes au cœur de la problématique soulevée par E. Enriquez, lorsqu’il dit que « la femme a toujours quelque chose à se faire pardonner ».

L’ouvrage

Mon grand regret est que cet ouvrage n’aborde pas la question du soin en psychiatrie mais dans le titre le féminin est important, les ISP étant en 1988 à 37 % des hommes, les résultats de la recherche auraient été certainement différents. L’auteure n’aborde pas la psychiatrie en tant que domaine du soin mais elle alimente sa réflexion à la source analytique. Olivier, Freud, Enriquez, Klein, Pankow, Reich accompagnent l’analyse des parcours de vie et permettent à l’auteur de frayer son chemin avec les sociologues contemporains : de Gaulejac, Bourdieu, Crozier, Pages, Boudon.

Comme nombre d’entre nous, M. Wenner fait le constat qu’à l’exception de très rares personnalités de la profession infirmière, les textes maintiennent dans l’ombre le destin spécifique de l’ensemble des femmes appelées ou dirigées vers les soins aux malades. Elle se demande donc d’où venaient ces femmes et pourquoi avaient-elles « choisi » ce destin ? Comprendre comment un homme mais le plus souvent une femme pouvait se consacrer, dans des conditions souvent pénibles, à la maladie, à la souffrance, à la mort.

Au fil de la recherche documentaire, une ligne directrice se dégage :

  • quelles méthodes privilégier pour que l’infirmière reste l’actrice principale de cette recherche ?

  • quels types de liens existent entre l’histoire des soins aux malades, les trajectoires familiales et les vécus personnels des infirmières ?

  • quels modes d’investissement sont en œuvre dans les pratiques infirmières ?

Nombre de ces questions relèvent de l’épistémologie.

Wenner a donc constitué un échantillon à partir d’une étude sur dossiers, effectué dans 4 écoles d’une région qui a concerné 537 élèves du secteur public et 186 élèves du secteur privé. A partir de ces données, elle a conçu un échantillon plus réduit qui lui a permis de mener une analyse approfondie des trajectoires familiales de 40 infirmiers(ères), dans les lignées paternelles et maternels depuis la génération des grands-parents. Elle en arrive à se demander en quoi ces familles, dans leur vécu, ont-elles contribué à l’orientation de leur enfant dans la profession infirmière.

L’auteure distingue trois groupes familiaux aux trajectoires, habitats, stratégies très différenciés.

Le premier groupe (9 familles sur 40) concerne des familles presque habituées à vivre dans la précarité. Si le manque d’argent ne donne pas lieu à un discours isolé, il reste cependant déterminant dans les comportements, tant au niveau des trajectoires familiales qu’individuelles. Certaines familles seraient aujourd’hui considérées comme à « haut risque » tant chaque donnée de leur problématique s’imbrique étroitement dans l’ensemble pour accentuer leur précarité et pour remettre en cause le maintien de leur survie biologique, psychologique et sociale.

Le deuxième groupe (19 familles) concerne des familles déstabilisées pendant un certain temps par un vécu événementiel. Le plus souvent cette déstabilisation touche, à la fois, les racines, les investissements psycho-affectifs et la patrimoine économique de la famille. C’est à travers les fondations mêmes de leur édification que ces familles se sont senties menacées, qu’il s’agisse de déracinement ou de rupture grave avec dislocation de la famille.

Le troisième groupe concerne 12 familles qui avec ou sans migration se caractérisent par une certaine stabilité économique et sociale. Bien souvent le mouvement migratoire a été intégré dans l’histoire de la famille comme une épreuve « héroïque » que la famille a su canaliser.

L’ouvrage est découpé en cinq chapitres :

  • une approche historique et sociologique des soins aux malades (pouvoir religieux, pouvoir médical, émergence de la profession infirmière et profil de la profession) ;

  • le cadre de la recherche ;

  • les trajectoires de vie (trajectoires familiales et trajectoires individuelles

  • le vécu familial (notion d’évènement, phénomènes de changement, de rupture,  projets parentaux, projets personnels et réactions parentales)

  • et les pratiques infirmières ou la dynamique du projet professionnel (notion de pratique, poste de travail, relation au malade, à la maladie et à la mort et enfin devenir du projet et processus de réparation).

La rencontre sujet-institution conclut M. Wenner se réalise dans une dynamique observée avec constance à travers les âges, avec les luttes des principaux acteurs pour s’approprier en toute légitimité un champ d’exercice et des objets à investir, d’où naitront des pratiques sources de savoirs.

Les religieux comme les médecins ont eu recours à des auxiliaires essentiellement des femmes, dont l’éducation et/ou la culture religieuse convenait parfaitement aux tâches domestiques qui les attendaient. Pour la religieuse et plus tard pour l’infirmière laïque, ces activités n’étaient acceptables que si elles s’inscrivaient dans des valeurs associées à la fonction soignante.

L’humilité, l’effacement, le renoncement de soi, ainsi que le silence et la soumission idéalisée consolident, constituent des modes d’expression encore fortement encouragés aujourd’hui.

L’étude de la  trajectoire professionnelle montre que l’hôpital d’aujourd’hui parce qu’il se veut une entreprise performante n’est plus en adéquation avec les valeurs en œuvre, dans l’élaboration du projet professionnel. De ce clivage naissent des doutes et des incertitudes mais aussi d’autres valeurs capables de redonner au projet une nouvelle envergure.

Un lien demeure entre la logique du projet professionnel-personnel et la logique de l’hôpital : celui de soigner, de réparer ce qui s’est abîmé, déconstruit. Il semble que la réparation, par l’approche du corps de l’autre, soit une voie attractive parce qu’elle offre au sujet des repères perceptibles, pour la cicatrisation d’une plaie et vers l’obtention d’une rémission. Cependant, poursuit l’auteure, cette voie peut s’avérer insuffisante. Quand l’infirmière en a fait le tour, elle a davantage d’exigences quant à la qualité des relations humaines. Elle espère ainsi atteindre le niveau de sa blessure narcissique. A défaut de cette évolution, la conquête ou la reconquête de l’estime de soi qui est à l’origine du choix professionnel n’est pas encore atteinte.

Dans certains cas, nous pouvons ainsi assister à une reconduction, à une reproduction du vécu familial que la profession et, surtout, l’organisation actuelle du milieu hospitalier tendent à favoriser, avec le risque de burn-out que cela peut impliquer. 

Du côté de la pratique

Au fond, Micheline Wenner nous invite à prendre à notre compte la célèbre question de Jean Oury : « Qu’est-ce que je fous-là ? ». A quel type de familles appartient la nôtre : 1er, 2ème ou 3ème groupe ? Qu’est-ce que je répare de ma famille et de moi-même en travaillant comme soignant ? L’hôpital entreprise d’aujourd’hui me permet-il de suffisamment réparer pour que ça vaille le coup d’y rester ? Est-ce pour cette raison qu’au bout de cinq ans d’exercice 30 % des infirmières quittent la profession ?

Apports de cette lecture aux soignants

Les trajectoires professionnelles ont-elles évolué depuis les travaux de Micheline Wenner ? Cela semble peu probable. En trente ans, la profession infirmière a peu évolué. A peine notera-t-on que les ISP ont disparu du paysage. Ils n'étaient, de toute façon, pas concerné par ce travail. Les infirmiers de pratique avancée à la française viennent d'apparaître. Au sein de quel type de trajectoire familiale s'inscrivent-ils ? S'ils se reconnaissent dans l'un des deux premiers groupes, il est permis de penser que ce nouveau diplôme d'Etat qui les rapproche des médecins et les transforme médiatiquement en super-infirmières devrait les réjouir, voire combler la volonté de réparation décrite par Wenner. La création récente du troisième cycle dédié aux sciences dites infirmières changera-t-il la donne ? 

Dominique Friard

Date de dernière mise à jour : 19/04/2021

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