"My Taylor is rich". Quand l'hôpital est géré comme une entreprise

« My Taylor is rich »

Quand l’hôpital est géré comme une entreprise.

par Armelle ROYLINE

Quand l'hôpital/entreprise, taylorisé, devient un bateau ivre qui broie ses propres agents. Une variation. 

Entendez-vous ces cris qui sortent des murs ? Ils[1] appellent à l'aide car ils se sentent seuls.

Seuls car Taylor[2] les met à distance de tout.

De tout moyen humain, et prône une fausse qualité des soins où ils sont instrumentalisés.

Taylor ne prend pas soin de ses ressources, épuisées, ses numéros de formes humaines[3].

Ils chuchotent dans les coins, parlent entre eux, un agent dit à une étudiante : « Tu sais, la psychiatrie c'est le parent pauvre de la médecine… »

Mais non ! La psychiatrie était l'enfant insécure, laissé à l'abandon. Elle n'est plus cet être fragile sans attachement. Elle a vieilli ! et demain ? Demain, lentement, son dernier souffle caressera ceux qui crient car aujourd'hui, elle est entrée en soins palliatifs[4].

Et aujourd'hui, pour eux, ceux qui crient, c'est le « jour de dépassement ». La consommation vorace de leur humanité par cet ogre dépasse leurs capacités d'accepter. Taylor grignote chaque jour un peu plus, craque, craque, craque et laisse les cris leur échapper, jouissance ?

Car ils crient sous leurs blouses. Ne les entendez-vous pas par-delà les murs ? Sont-ils à ce point étouffés par la structure de Taylor, mal bâtie, claudicante ? Ils crient mais ils grattent aussi, avec peine, de leurs ongles soigneusement coupés, en surface pour échapper à leur condition d'aliéné.

Un nouveau arrive. Face à Taylor, il s'agenouille, « Pour quelle raison désires-tu entrer chez moi ? Si tu recherches la richesse, les honneurs, la reconnaissance tu n'en es pas digne ! »

Le nouveau pose sa main sur le DSMV[5] et fier, prête à haute voix le serment des serviles.

Et Taylor, pour la collée, dit : "Au nom de l'ARS[6], je te fais subordonné. Sois exécutant, obéissant et jamais absent." On lui amène sa blouse, attache sa clef et il part au galop en remplissant toutes ses grilles car la certification arrive. « A ton sé(r)vice[7] ! »

Aujourd'hui, Taylor scande « Qualité des soins ! Qualité des soins ! Qui veut de ma bonne qualité des soins ? » Une poissonnière qui tente de noyer le poison qui ronge les murs. Ils y travaillent chaque jour et ne voient aucune humanité chez lui, aucune hospitalité. Juste un pouvoir, machiavélique[8].

Taylor, lui n'a jamais vu un patient car Taylor est technocrate, derrière son bureau doré, il remplit des tableurs colorés. Dites ? Vous ne vous êtes pas plutôt trompés ? Je crois que le terme exact est quantité.

Voici comment Esquirol décrivait l'aliénation : « Toute folie a son type primitif dans une passion dont elle est la transformation quantitative. » La différence entre le normal et le pathologique résidait dès lors, pour lui, dans la quantité.

Taylor serait-il fou ?

Oui, cela ne peut être qu'une folie, un excès de prudence pathologique face à la peur de l'attaque procédurière[9] !

Vous savez ce qui est absurde ? c'est que la sécurité, pour eux, pour ceux qui crient, dans leurs murs. Ils n'en ont pas.


[1] « Ils » représentent les soignants. Ce « Ils » est volontairement choisi à l’instar de l’homogénéité recherchée par le management néolibéral.

[2] Taylor est une personnification de l’hôpital et du management néolibéral qui y est opéré. Le Taylorisme est une méthode de travail dans l’industrie qui consiste en une organisation rationnelle du travail comportant des tâches élémentaires, répétitives pour un meilleur rendement, une meilleure productivité. Ces tâches sont mesurées et chronométrées. Dans certains logiciels utilisés par l’hôpital, on constate que la prise des paramètres vitaux est normalisée (durée déterminée). Exemple :  Prise des paramètres vitaux de l’ensemble des patients tous les dimanches : prise de la pression artérielle : 3 minutes. Cette normalisation occulte la partie humanisée du soin : Quid du patient pour qui ce soin est anxiogène et à qui il faut accorder patience et écoute ?

[3] Là où Taylor est humanisé (personnification), « Ils » sont déshumanisés, correspondant à leur numéro d’agent.

[4] Ici, en sus de la représentation de « la mort de l’hôpital », il est également question de la difficulté de recruter du personnel soignant, qu’ils s’agissent des psychiatres (départ à la retraite, désintérêt de la discipline pour les étudiants) ou des infirmiers (répercussion des injonctions de vaccination aliénant leur libre-arbitre, départs pour conflit de valeurs, burn-out…) mais également des refus de l’hôpital de recruter, permettant des économies.

[5] Le DSM V est le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, « bible » controversée des psychiatres. Son utilisation peut, au-delà du langage commun, réduire les patients à un diagnostic (et là aussi, à un code !), voire à nourrir la stigmatisation sous la pression de l’hôpital et de la société.

[6] ARS : Agence Régionale de Santé.

[7] Ici, le jeu de mot représente à la fois le fait d’être agent d’un « service » public avec l’association du terme « sévices » qui signifie « mauvais traitements, outrages, brutalités exercées sur une personne ou sur un groupe de personnes qu’on a sous son autorité ou en son pouvoir ». Centre National de Ressources Textuelles et lexicales.      

[8] Le terme « machiavélique » signifie « qui agit, dans n’importe quel domaine, selon les principes exposés par Machiavel ; qui use de procédés perfides, hypocrites voire diaboliques pour parvenir à ses fins ». Centre National de Ressources Textuelles et lexicales.

[9] Ce terme fait référence à la judiciarisation où l’individu demande « réparation » d’un dommage, tel un client dans une logique contractuelle d’échange commercial. Cette judiciarisation est liée à la société contemporaine, individualiste. L’hôpital est, comme les entreprises privées sujet à ces procédures. Je m’interroge sur le rapport de cause à effet, à l’instar du paradoxe de l’œuf et de la poule.

Commentaires

  • Armelle R.
    • 1. Armelle R. Le 12/12/2022
    Merci pour vos commentaires.

    Mes mots sont ceux de beaucoup de soignants, je suis une jeune infirmière (2 ans et demi) et déjà lucide quant à l'immense gouffre qui nous sépare, ceux "du terrain" au "managers", pas nécessairement issus du soin. Quelle plaie, ouverte, sans cesse, brûlée, à vif, de méthodes à 1000 lieux de l'humain. Des chiffres, patients comme soignants, du nombre de lits, de numéro de chambre, de numéro d'agent. Ni plus, ni moins. Nous connaissons les prénoms de ceux qui nous managent sans ménagement. Mais eux ? Un objet, usé, remplaçable. Ni plus, ni moins.

    Un tailleur de soins, exactement. Et notre servitude volontaire ! Et comment faire ?

    Bien à vous.
  • Julie
    • 2. Julie Le 18/10/2022
    Bravo Armelle pour ce beau texte et MERCI !
    Ces mots sur nos maux, traduisent ma colère, NOTRE colère...
    Pour ma part je suis déjà broyée on peut dire passée de l'autre côté, mais il m'en reste un peu sous la pédale pour participer à la bataille...
    À bientôt et... Merci !

    Julie
  • ORTEGA
    • 3. ORTEGA Le 29/06/2022
    Bonjour,
    Un des derniers dinosaures des Infirmiers en Psychiatrie, j'ai eu la chance de connaître divers services de psychiatrie et un SSR.
    En 38 ans de carrière, pas encore terminée, j'ai fait un constat affligeant tant comme IDpsy, IDE, Cadre et Cadre Sup, FF de DS : "my Taylor is rich" de notre résistance, peut-être un déni, à faire autrement avec des organisations de travail chroniques dans la majorité des cas.
    Quand je dis cela, j'évoque les organisations de travail décidées en "haut", n'ayant pour raison que de mettre des soignants à disposition des patients selon des rythmes et des horaires, qui ne correspondent pas nécessairement au temps du patient. Pire, ces organisations qui datent, existaient avec un quantum de personnel qui petit à petit s'est vu réduit. Et, j'ai vu des organisations syndicales s'opposer à tout changement d'organisation pour faire en sorte de travailler autrement auprès du patient. Et oui, tellement plus simple de protester contre un existant qui date et qui inexorablement ploie sous le joug d'un néo libéralisme éhonté.
    "M'y Taylor il rich", mais nous sommes bien fous d'enrichir ce tailleur des Soins...

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