Précarisation psychique des infirmiers exerçant en psychiatrie

LA PRECARISATION PSYCHIQUE DES INFIRMIERS EXERCANT EN PSYCHIATRIE : ÊTRE SOUS L’EMPRISE DU DISCOURS MANAGERIAL

Stéphane Tregouet[1]

Les différentes mutations générées par le néolibéralisme ont des impacts destructeurs sur les institutions, les soins, mais également sur l’ensemble des professionnels de santé. Les soins rentrent dans l’ère de la marchandisation, de la cotation, de la certification, sur le modèle de l’entreprise gestionnaire ce qui entraîne une véritable souffrance psychique chez des soignants devenus sans repères.

Personne ne peut échapper au constat que l’hôpital public français est au bord de l’effondrement. Effondrement qui s’est révélé pendant la pandémie du COVID-19 à l’opinion publique. Elle a montré comment les équipes soignantes dans les services de réanimation étaient débordées, malmenées, épuisées dans leurs métiers du soin.

On peut légitimement se poser la question : que s’est-il passé depuis plus de 20 ans pour que l’hôpital public français en soit arrivé là ?

On peut facilement penser que les différentes réformes hospitalières, sous la responsabilité des hommes ou femmes politiques de ce pays, portées par une idéologie gestionnaire néo-libérale de réduire les déficits publics seraient les principaux responsables de cet effondrement. En effet, les différentes réformes hospitalières de 2002 à ce jour, sont devenues incessantes s’inscrivant dans un discours et une logique de maitrise ou de réduction des dépenses de santé. Dans les années 2009 avec la loi « Bachelet » ou « Hôpital, Patients, Santé et Territoires » (HPST), l’hôpital, sous l’influence du nouveau management public, utilise des outils comme la tarification à l’activité, le regroupement des services hospitaliers en « pôle », et la mise en place de la gouvernance hospitalière donne au directeur un pouvoir de décision de plus en plus important. Les bouleversements en profondeur produits par les législateurs vont modifier radicalement les missions de l’hôpital public. Les différentes mutations vont avoir des impacts destructeurs sur les institutions, sur les soins, sur les organisations, mais également sur l’ensemble des professionnels de santé. C’est ainsi que l’on peut dire que les soins rentrent dans l’ère de la marchandisation, de la cotation, de la certification, rappelant le modèle de l’entreprise gestionnaire et managériale.

A ce titre, le management gestionnaire s’appuie essentiellement sur des logiques rationnelles et opératoires. Il laisse peu de place à l’engagement et à l’implication des professionnels de santé. Progressivement, la complexité du soin et la transmission des savoirs d’expérience s’en trouvent dénaturées. Pire, les institutions se voient dans l’obligation de modifier leurs dispositifs cliniques sans que les professionnels puissent en dire quelque chose.

Dans un tel système inhospitalier, dans un tel environnement toxique et hostile, les processus de transmission, les processus thérapeutiques portés par des organisateurs institutionnels solides tels que : les références théorico-cliniques, la culture du soin psychique, les repères du cadre institutionnel, le travail de la pensée et de l’élaboration risquent rapidement de se transformer. Dès lors, devant ce démontage des dispositifs de travail, les professionnels du soin vont vivre des changements catastrophiques. En effet, les logiques managériales donnent l’illusion que les tensions, les conflits vécus par les professionnels de santé n’existent pas. Les subjectivités ne sont plus entendues. Les soignants du quotidien n’ont plus de place. Pire, ils ont le sentiment de devenir superflu. Ces logiques viennent les squatter mentalement. Elles les empêchent de penser la clinique ou de penser la réalité psychique des patients. Tout doit être maitrisable, contrôlable, quantifiable, évaluable en un mot opérationnel sans aucune conflictualité.

Dans ce contexte insécurisant, le discours managérial a envahi l’hôpital. Il est venu déstabiliser, disqualifier, les professionnels de santé et les organisateurs centraux des institutions. Cette disqualification viendrait bouleverser leurs pratiques soignantes, leurs références théorico-cliniques, leurs autonomies professionnelles mais aussi les dynamiques institutionnelles. En cela, je fais mienne la question suivante qui servira de fil conducteur tout au long de cet article : quels effets ou impacts les logiques managériales ont sur le psychisme des soignants exerçant en psychiatrie ?

       C’est à partir d’un travail de recherche dans une démarche clinique d’orientation psychanalytique (Trégouët, 2020), que j’ai pu rencontrer et repérer dans le discours des soignants des formes de souffrance au travail. Et plus particulièrement de ce que je nomme une précarisation psychique professionnelle des infirmiers (ou infirmières) exerçant en psychiatrie. Cette précarisation professionnelle peu reconnue, souvent invisible, est le plus souvent déniée ou ignorée par les directions, les syndicats, les chefferies de pôle. Elle s’inscrit dans une communauté de déni, malgré des départs incessants des professionnels de santé et des fermetures de lits. En effet, le système hospitalier dans lequel les acteurs sont pris, ne leurs permettent pas de comprendre les impacts sur le psychisme des soignants. Il génère même une sorte d’aveuglement épistémologique ou de déni cognitif.  Ce désarroi professionnel, en lien avec les pertes des organisateurs centraux, a des effets délétères surtout s’il vient sceller ou bloquer le travail de la pensée sensible et clinique.

A partir de ce constat rapide, nous pouvons légitimement écrire que les formes de précarisations psychiques professionnelle produites par les logiques managériales et gestionnaires induisent des tensions psychiques douloureuses, devenues insupportables ou intenables pour certains soignants du quotidien. Pourquoi aujourd’hui des infirmiers ou des infirmières expérimentées, ou même débutants dans leur métier quittent l’hôpital public ? Que viendrait signifier l’augmentation de ces départs au-delà des discours hors réalité ou hors sol des directions ou des politiques ? Enfin, pourquoi aujourd’hui les établissements publics de santé mentale n’arrivent plus à recruter des soignants ? Cet article cherchera à comprendre les effets pervers ou toxiques des logiques managériales subis par les infirmier(e)s travaillant en psychiatrie.

Une mutation anthropologique : un rapport social sans relation.

Pour ma part, c’est en regardant les recherches de Marie-Anne Dujarier, sociologue du travail et des organisations, que j’ai essayé de comprendre les formes de précarisation vécues par les infirmiers. En effet, elle avance que nous vivons une mutation anthropologique « blessante » dans le monde de l’entreprise et de l’hôpital public. Elle constate que la dialectique entre les nouveaux dispositifs managériaux et l’activité des professionnels modifie radicalement les rapports sociaux. Les modifications se déplaceraient autour des liens, de la relation à l’autre, modifiant le lien social. Les mutations apportées par le nouveau management public hospitalier laisseraient peu de place au travail d’appropriation subjective. Les soignants auraient donc le sentiment d’être niés dans leur singularité, d’être figés dans leur créativité ou expériences professionnelles, d’être bloqués dans leur travail de penser le soin et la clinique. Ils vivraient donc un sentiment de perte très fort, sans possibilité de les symboliser et de les transformer générant une forme de précarisation professionnelle.  Ainsi selon la sociologue, les professionnels de santé vivraient : « une bataille du « réel » […] Or l’encadrement de l’activité par les dispositifs (managériaux) a pour spécificité d’instaurer une distance physique entre ces points de vue. Le dialogue entre les tenants de la « réalité » (les directions, les chefferies de pôle) et les représentants du « réel » (les soignants du quotidien) ne se produit qu’exceptionnellement. S’ils se reprochent mutuellement d’avoir une conception erronée de la situation et du travail, ils n’ont pas la possibilité d’en débattre en face à face » (Dujarier, 2015, p. 69)[2]. Ainsi, la logique managériale viendrait précariser psychiquement les soignants sous des formes d’emprise, de soumission aliénante. Elle entraine une véritable rupture dans les processus de transmission des savoirs et des pratiques. C’est ainsi que l’environnement managérial en dehors du réel des soignants mais dans une réalité hors sol ne pourrait se saisir ou comprendre les processus destructeurs qu’il génère. Il délégitimerait la dimension institutionnelle et de symbolisation du soin venant neutraliser les mouvements de résistance et de contestation

Dans cette perspective, le discours managérial vient donc faire rupture dans les processus de la transmission, et déstabiliser les postures professionnelles.  Je peux émettre une seconde hypothèse : le nouveau management hospitalier dépossèderait les soignants de leur fonction thérapeutique et plus particulièrement des processus de contenance au niveau du lien avec le patient mais aussi dans le travail d’élaboration institutionnelle. Il les précariserait psychiquement dans leur fonction phorique centrée sur des postures d’accueil, d’écoute, de disponibilité psychique, de créativité. Accueillir, Il n’en est plus question. Il faudrait maintenant gérer des lits : faire de la place, connaitre les entrées et les sorties des patients, bien loin de la clinique et des projets thérapeutiques. Le discours tellement présent du : « il faut s’adapter », sorte de slogan managérial envahit l’espace de la pensée et des savoirs sans en mesurer les conséquences sur la disponibilité psychique des professionnels. Comment dans un tel contexte pourvoir écouter la souffrance psychique de l’autre quand le soignant est envahi par les tensions institutionnelles ?  

Il y aurait donc incompatibilité entre les deux paradigmes : celui du soin et celui du management. L’un deviendrait hégémonique par rapport à l’autre. Et la confrontation sous une forme dialectique, de débat ne se ferait plus. Les logiques managériales entraîneraient donc des conséquences désastreuses sur le psychisme des professionnels. Elles modifieraient les liens aux patients, leur rapport au savoir clinique et à l’institution.

Un dispositif managérial déshumanisant rendant le soignant superflu

Par ailleurs, le philosophe italien, Giorgio Agamben, aborde la question du dispositif. Il est peut-être possible de faire un rapprochement avec le pouvoir managérial comme un dispositif fonctionnel et opérationnel déshumanisant. Ecoutons-le nous en parler : « J’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité à capturer, d’orienter, de déterminer, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants »[3].  C’est ainsi qu’un rapprochement avec le dispositif managérial peut se faire. Il instaure une pensée opérationnelle et organisationnelle. Surtout, il mettrait de côté la complexité du soin psychique, la conflictualité des instituions souvent proche des patients accueillis. Le discours managérial se voudrait totalisant. D’emblée, il transformerait radicalement les processus de symbolisation des soignants. Le travail d’élaboration de la pensée clinique, véritable processus de contenance et de transformation du cadre institutionnel deviendrait inutile. J’ai cette intuition très forte que les logiques managériales empêcheraient les processus de contenance autrement dit le travail de la pensée clinique, éthique des soignants. Elles viendraient appauvrir la possibilité d’un travail d’élaboration clinique et de contenance institutionnelle. Progressivement devant ces changements catastrophiques, les fonctions psychiques de contenance, de réception et de transformation de la souffrance psychique si importantes dans le lien aux patients, mais aussi dans le travail de symbolisation des équipes en seraient menacées, détruisant les appareillages psychiques des équipes.

      

Une professionnalité empêchée et déstabilisée

En parallèle des changements catastrophiques vécus par les soignants, Marie-Anne Dujarier fait le constat suivant : « De la même manière, la confiance, l’histoire, la compétence collective, l’entraide, la communication informelle, l’échange sur le travail réel, la convivialité ou l’éthique ne sont généralement pas envisagés comme des paramètres décisifs de l’activité dans ces dispositifs »[4]. L’absence de connaissance et donc de reconnaissance, de la spécificité du soin psychique conduit à faire vivre aux professionnels de santé mentale des tensions psychiques profondes. La toute-puissance du discours managérial viendrait empêcher la rencontre avec le patient. Il perturberait l’engagement des soignants, dans leur autonomie et leur créativité singulière. Pire, il instaurerait une organisation centrée sur l’activité, la cotation des soins, véritable bureaucratisation du travail. Le patient ne serait plus à la place centrale comme aimerait nous le faire croire les technocrates du soin. L’idéal, les valeurs du soin en seraient transformées et affectées. En cela il aurait des effets délétères sur la psyché des soignants. Comment dans un tel contexte arbitraire et d’une perversité extrême, n’est-il pas plus supportable pour les soignants de quitter l’hôpital pour survivre psychiquement et professionnellement ?

Comment est-il possible pour les soignants du quotidien de s’adapter à cette idéologie managériale tellement éloignée de la clinique du quotidien, du souci de l’autre, de la construction des enveloppes et des conteneurs institutionnels ? D’emblée, les demandes d’adaptation incessantes et paradoxales des directions, les réorganisations perturbantes des chefferies de pôle mettraient les soignants dans un désœuvrement considérable proche de l’effondrement psychique, si ce n’est d’un traumatisme professionnel.

Devant les injonctions paradoxales, du « il faut s’adapter », la professionnalité des soignants serait touchée de manière invisible. Selon Bernard Pechberty, professeur émérite d’université en sciences de l’éducation, la professionnalité représente : « le moi- professionnel », partie de la  « personnalité professionnelle » ou du « soi » global. Cette professionnalité se saisit à partir de différents opérateurs, venus de la psychanalyse individuelle ou groupale, et mobilise la question des idéaux »[5]. La professionnalité se constituerait donc autour d’une co-construction soutenue par l’appareil psychique des professionnels, sorte d’activité psychique à penser, contenir la souffrance des patients ; puis dans un travail d’élaboration à plusieurs, sorte d’appareil psychique groupal d’équipe. Comment devant ces changements catastrophiques imposés par l’idéologie managériale, une équipe soignante peut-elle s’engager dans des processus thérapeutique nécessitant du temps pour penser le soin, de la présence collective, des espaces stables ou institués d’élaboration et de transformation collective pour penser les nouveaux organisateurs institutionnels du soin psychique ?

Pour autant, les idéaux soignants participent eux- aussi à la construction de la personnalité professionnelle. Autrement dit, ils sont pluriels avec des sens différents selon les situations cliniques. Il peut s’agir comme le précise Bernard Pechberty d’: « un sens individuel : ils appartiennent à un sujet, et soutiennent son expérience singulière. Un sens professionnel : ils désignent les valeurs, les normes et les savoirs propres au métier d’un professionnel […] Ces idéaux s’inscrivent dans des environnements, ils désignent alors la composition des valeurs du soin […] dans le cadre d’une institution particulière »[6].

Du directeur des soins au directeur de la dégradation des soins

Vignette clinique

Je voudrais m’appuyer sur une situation clinique rencontrée lors d’une réunion avec le médecin chef de pôle, le directeur des soins et la cadre coordinatrice et les cadres de proximité du pôle. Ce jour-là, l’ensemble des cadres de santé de chaque hôpital de jour devait échanger avec le directeur des soins de l’établissement. En effet, la situation des équipes infirmières travaillant en psychiatrie adultes en intra-hospitalier devenait catastrophique. Le discours était le suivant : le nombre d’arrêt maladie des infirmiers ou infirmières en lien avec la covid-19 est en augmentation. Les départs de l’hôpital ne sont plus remplacés devant l’impossibilité de trouver des infirmiers. La direction des soins, sous l’égide de la cadre coordinatrice de pôle, nous demandait donc de restituer des moyens en infirmiers sur nos lieux de soins. L’objectif était de renforcer l’intra-hospitalier, mais aussi d’ouvrir une unité de soins dédiée à la prise en soin des patients porteurs du virus, sans qu’il y ait de patient sur l’hôpital. Devant l’opposition des cadres de santé de dégager du temps infirmier sur les soins thérapeutiques en extrahospitalier, le directeur de soin, avec la cadre coordinatrice souhaitait faire le point et nous proposer une organisation de remplacement efficiente. J’écoutais attentivement son argumentation en prenant des notes sur mon cahier de réunion. Ecoutons-le : « vous devez anticiper et vous adapter ! », ou encore : « Réfléchissez jusqu’où vous pouvez aller dans une organisation dégradée ». Le discours se poursuivit avec un langage managérial pragmatique et des consignes bien loin du soin et de la clinique : « il faut sanctuariser la dégradation des soins un peu comme votre fonctionnement d’été où l’hôpital de jour est repensé en fonction de la présence des patients ». Mais que signifie sanctuariser la dégradation des soins ? Qu’est-ce qu’une organisation dégradée ? Comment s’adapter si l’arrêt des soins en extrahospitalier pour des enfants et adolescents en grande souffrance psychique devient la norme ou la sanctuarisation ? Que diront les familles qui ont signé les contrats de soins avec les infirmiers ou infirmières référent(e)s au début des soins en hôpital de jour? Quelles conséquences la dégradation des soins aura sur le psychisme des enfants, mais aussi sur le travail institutionnel construit en amont avec l’ensemble de l’équipe soignante ? Le sanctuaire n’est-il pas un site sacré où les profanes n’ont pas accès ?

Alors, devant de telles injonctions paradoxales, certains cadres cliniciens réagissent. Ils apportent leurs argumentations cliniques sur les effets délétères d’une nouvelle diminution des soins pour les enfants. Ils expriment leurs convictions, leurs engagements et leur éthique professionnelle. Le médecin chef de pôle présent en dira peu de chose, comme un positionnement de résignation devant une telle logique rationnelle et fonctionnelle qui semble si efficace. La dernière phrase, du directeur de soin, avant de quitter la réunion sera la suivante : « repensez les organisations en diminuant les effectifs ! ». Je suis sorti de cette réunion complétement sidéré, abasourdi devant ce discours managérial tout puissant, laissant peu de place aux questionnements et à la contestation. « Le fantasme de toute puissance n’amène pas à discerner, à critiquer, à remettre en cause ; le temps de la pensée ou de l’élaboration est donc superflu[7] » comme le constate judicieusement Mathias Naudin, maître de conférence en gestion, et Benoît Blanchard, pédopsychiatre.

Ecoutons les propos d’un infirmier de cinquante ans qui travaille en psychiatrie : « Moi j’ai affaire à des psychotiques. C’est du lourd quoi…Mais ce n’est pas la maladie mentale qui est difficile à vivre dans mon métier. C’est le management. Le fait qu’on nous demande de faire sortir les gens coûte que coûte, même quand ils vont mal. C’est pour les statistiques. Le fait de devoir faire les clowns devant un comité de visite de la qualité. Quand ils sont venus, on a vite repeint les salles et le chef a mis dehors les malades les plus agités, pour faire propre. Et puis le fait de noter tout ce qu’on fait. Tu décroches le téléphone, tac, faut noter. Tu discutes avec un patient, tac, faut aller le dire à l’ordinateur…C’est complétement fou ce truc. Complétement fou. Je ne saurais pas dire de quelle folie il s’agit. Mais c’est fou. Là aussi, c’est du lourd »[8].

Pour conclure : apprendre à se désadapter

Le pouvoir managérial depuis plus de 20 ans n’a pas cessé de demander aux soignants de s’adapter. Ils ont subi des réorganisations incessantes dégradant leurs conditions de travail et leur engagement professionnel : réorganisation polaire, fermeture d’unité de soin en lien avec les restrictions budgétaires ou aujourd’hui avec le manque des soignants, regroupement de moyen avec la loi du GHT[9]. La logique managériale gestionnaire efface progressivement le sens du métier et les savoirs d’expérience des soignants. Il déstabilise massivement les investissements professionnels ou psychiques des infirmiers ou infirmières. Il les laisse le plus souvent dans un grand désarroi ou désœuvrement, un peu comme les patients qu’ils soignent. Le discours managérial deviendrait un processus sans sujet comme le précise Mathias Naudin et Benoît Blanchard : « il suppose à l’évidence une captation des fonctionnements psychiques, de façon à les réorienter, à les pervertir jusqu’à ce qu’ils en viennent à intérioriser les diktats de performance et de rentabilité au-delà de la sphère de la signification et de la spécificité des savoirs faires. Les impératifs managériaux s’inscrivent progressivement dans l’intériorité de chacun, et en viennent à coloniser les instances intrapsychiques ; ainsi l’idéal du moi (professionnel) tend à se confondre de plus en plus avec les objectifs institutionnels désincarnés. »[10] 

Un tel système managérial totalisant ne supporte pas la contingence, l’imprévu, les différences de point de vue, les conflits, les réflexions cliniques ou le travail de la pensée. Tout doit être lisse, objectivé, véritable processus mortifère pour les soignants et les institutions. Dès lors, devant de telles pertes touchant les dispositifs de soins, les pratiques cliniques, les soignants n’ont plus la capacité d’être disponibles psychiquement pour accueillir, comprendre et transformer la souffrance des patients. Pire, comment trouver les ressources ou l’énergie psychique pour penser le soin, dans de tels environnements devenus insécurisants, contraignants et déshumanisants. Devant l’aveuglement ou le déni d’un tel système hospitalier, portés par les politiques, les directions, les chefferies de pôle, comment ne pas avoir envie de quitter l’hôpital public ?

En effet, certains soignants quittent l’hôpital pour se sauver d’un risque d’effondrement ou d’une trop grande détresse psychique. « …ils ne veulent pas devenir des montres »[11] comme le souligne, la psychosociologue, Pascale Molinier. D’autres, à l’inverse résistent. Ils essaient de tenir sur leurs valeurs soignantes. Ils maintiennent une culture ou un esprit du soin psychique, créé dans des espaces institutionnels habitables. Ils persistent à donner du sens à leur métier de l’humain, mais à quel prix ? Ils essaient courageusement de se désadapter à ce système devenu complétement fou, insignifiant, d’une perversité extrême. Finalement ils essaient de garder actif leur désir de soigner ou de penser le soin de manière sensible et profondément humaine.

Stéphane TREGOUET

ISP-CDS

        

        

BIBLIOGRAPHIE

AGAMBEN, G., 2007, « Qu’est-ce qu’un dispositif ?», Paris, Editions Payot & Rivages.

DUJARIER, M.A., 2015, « Le management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail », Paris, Editions la découverte.

MOLINIER, P., 2022, « Les personnels soignants quittent l’hôpital, car ils ne veulent pas devenir des montres », Le monde du 9 septembre, p. 30.

NAUDIN M. & BLANCHARD B., 2017, « La dimension perverse du management. Eclairage d’une perspective psychopathologie du management », Colloque I.P & M Lyon, 16 & 17 Novembre.

PECHBERTY B., 2020, « Souffrance et créativité dans les idéaux professionnels. Entre le soin et l’éducation : des métiers impossibles ? Souffrance psychique et créativité des professionnels de l’enseignement, de l’éducation et du soin psychique, Paris, Editions L’Harmattan, pp. 129-178.

TREGOUET S., 2020, « Pour une clinique de la souffrance au travail : Clara ou la destructivité de l’appareil psychique professionnel », VST, n°147, érès, pp54-59.


[1] Infirmier de secteur psychiatrique, je suis cadre de santé en pédopsychiatrie actuellement.

[2] Les parenthèses sont rajoutées par moi.

[3] AGAMBEN, G., (2007). Qu’est-ce qu’un dispositif. Editions Payot & Rivages, Paris.

[4] DUJARIER, M.A., (2015). Le management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail. Editions la découverte, Paris, p.80

[5]PECHBERTY, B., (2020). Souffrance et créativité dans les idéaux professionnels. Entre le soin et l’éducation : des métiers impossibles ? p.130-131 (129-178)

[6] Ibid., p.131

[7] NAUDIN, M., BLANCHARD, B. (2017). La dimension perverse du management. Eclairage d’une perspective psychopathologie du management. Colloque I.P &M Lyon, 16 & 17 novembre 2017.

[8] DUJARIER, M.A., (2015). Le management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail. Editions la découverte, Paris, p.5

[9] Groupement hospitalier de territoire, loi de 2016 de M. TOURRAINE

[10] NAUDIN, M., BLANCHARD, B. (2017). La dimension perverse du management. Eclairage d’une perspective psychopathologie du management. Colloque I.P &M Lyon, 16 & 17 Novembre 2017.La parenthèse est rajoutée par moi.

[11] MOLINIER, P. (2022). « Les personnels soignants quittent l’hôpital, car ils ne veulent pas devenir des montres ». Le monde du 9 septembre, p. 30.

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