Tentative de définition de la supervision d'équipes

Tentatives de définition de la supervision d’équipes

Si les travailleurs sociaux, quasiment dès leur origine, ont pratiqué et défini différentes formes de supervision, les soignants ne se sont guère préoccupés de cette modalité de « holding du holding ». Ce texte, extrait de l’ouvrage : « Supervision d’équipes en psychiatrie » vise à clarifier les définitions des différents outils mentionnés.

Dans le registre du soin, il existe peu de définitions du mot supervision. L’entrée est ainsi absente des Concepts en Sciences Infirmières. La notion n’est citée que dans les trois articles que nous avons rédigés (agressivité, transfert et contre-transfert).[1] M. Formarier, puéricultrice et directrice des soins a rédigé l’entrée « Equipe, travail en équipe ». « Appartenir à une équipe, écrit-elle, c’est en accepter les valeurs, les codes sociaux, les rites, tout ce qui permet de forger un « esprit d’équipe », élément indéfinissable qui rend l’équipe singulière. Appartenir à une équipe c’est s’identifier à elle. »[2] Elle appuie ses propos sur R. Mucchielli : « L’identification au groupe, c’est sentir le groupe comme sien, les réalisations du groupe comme siennes, ses succès et ses échecs comme siens. L’identification n’est pas soumission, dévalorisation, démission mais au contraire elle est un moyen de satisfaction, d’acquisition de prestige, et par là, valorisante. »[3]

L’expérience prouve que les soignants s’identifient peu, de manière positive, à leur équipe. L’équipe, sur le terrain c’est rarement « nous ». Dans ce cas, que faire ? Formarier postule d’abord que tous les individus n’ont pas la capacité de travailler en équipe. Quatre qualités sont indispensables : la crédibilité, la cohérence, la consistance et la congruence. [4] Elle reprend ensuite Mucchielli qui décrit les différents conditions pour bien travailler en équipe :

« Une communication interpersonnelle bilatérale facile dans toutes les directions et non pas seulement selon le réseau constitué en vue de la tâche ;

- l’expression possible des désaccords et des tensions ;

- la non mise en question de la participation affective du groupe, l’entraide en cas de difficultés d’un des membres ;

- la volonté de suppléance d’un membre défaillant ;

- la connaissance a priori de aptitudes, réactions, initiatives de tous les autres par chacun ;

- la division du travail après élaboration en commun d’objectifs. »[5]

Tout cela est probablement juste mais n’aborde pas ce qu’il convient de faire pour créer ces conditions, les maintenir lorsqu’elles existent et les développer. La dimension inconsciente de ce qui se joue dans un groupe humain en est également absente. Le « chef d’équipe » s’il joue un rôle prépondérant pour rappeler les finalités, maintenir la cohésion et orienter les membres de l’équipe vers ses missions, ne peut suffire à la tâche et risque même parfois de la compromettre par sa propre insistance. Il manque un dispositif de régulation (ou de supervision) de l’équipe.

Le Dictionnaire infirmier de psychiatrie[6] rédigé par une psychiatre (S. Ivanov-Mazzucconi) et deux infirmiers de secteur psychiatrique (E. Digonnet et A-M Leyreloup) n’a pas d’entrée supervision, régulation et analyse des pratiques.[7] La supervision n’y apparaît que reliée à Balint et à ses groupes. Elle n’est guère plus présente dans les dictionnaires de psychologie ou de psychanalyse (on la trouve à l’entrée analyse de contrôle dans le Dictionnaire International de psychanalyse). [8]

La définition détaillée proposée par C. Paillard dans son Dictionnaire des Concepts en Sciences Infirmières[9] apparaît ainsi comme une heureuse surprise. N’étant pas issue du soin, la lexicographe s’appuie sur le psychosociologue Jean-René Loubat pour qui la supervision désigne « un appui technique éclairé, destiné à former et consulter des praticiens afin de les aider à améliorer leurs réponses professionnelles »[10] Les rédacteurs de la HAS auraient pu s’en inspirer pour décrire les groupes d’analyse de pratiques professionnelles. Les attentes vis-à-vis d’une supervision poursuit l’auteure portent sur plusieurs champs et concernent plusieurs niveaux d’approche. Les attentes peuvent « s’avérer davantage centrées sur l’acteur lui-même, sur une équipe, ou bien plutôt sur des situations professionnelles. […] Les attentes peuvent davantage faire appel à une démarche plutôt « objectivante », faisant appel à des jeux de rôle, à des mises en situation, à des exercices éventuellement filmés, bref à des procédures établies, ou solliciter davantage une démarche subjective, faisant appel aux représentations des acteurs, au retentissement personnel et affectif. »[11] La supervision, ainsi définie croise trois champs qui s’entrecroisent : le champ personnel, le champ de l’équipe et celui des situations professionnelles. Nous y reviendrons plus en détail.

C. Paillard ne se contente pas de définir la supervision, elle décrit également l’analyse des pratiques professionnelles, qu’elle classe d’emblée dans un registre infirmier, professionnel donc. L’APP est associée à la pratique réflexive et ressort comme un levier métacognitif pour améliorer son agir professionnel tout en s’améliorant soi-même. Les séances d’APP « font partie intégrante du travail de demain, parce que la réflexion sur sa pratique est une position métacognitive qui est devenue un facteur essentiel de changement » et le « travail sur l’identité professionnelle caractérise bien l’enjeu des analyses de pratiques » »[12]

Si la supervision est peu définie par les infirmières, Margot Phaneuf (1928-2020), une infirmière canadienne, docteure en didactique, fait exception. Ses sujets de prédilection l’amènent à explorer la communication soignant-soigné, l’enseignement à la relation d’aide, le rôle clinique des infirmières, la prise en charge des personnes vulnérables. En 2012, elle consacre donc un article à la supervision.[13] Le titre de l’article (« La relation d’aide auprès des soignantes qui pratiquent la relation d’aide ») n’est pas sans évoquer la fonction α2 (le holding du holding) développée par C. Allione[14].

Phaneuf débute son texte par le constat que les infirmières, eu égard aux situations de crise qu’elles affrontent au quotidien sont peu protégées par l’institution. Elle dénonce une véritable loi du silence : « L’infirmière jeune ou plus expérimentée qui vit une telle situation peut difficilement s’en ouvrir à ses collègues et encore moins aux autorités sous peine de passer pour un être faible. En conséquence, elle se tait et se replie sur elle-même jusqu’à ce que le stress diminue. Dans certains services lorsque des situations difficiles sont vécues par les membres d’une équipe, on leur permet de consulter un psychologue ou un éthicien. On fait aussi appel à un psychologue ou une personne formée en soins de stress post-traumatique pour les policiers ou les pompiers qui vivent des situations traumatisantes. Mais pour les infirmières, la plupart du temps, on ne fait rien : il faut continuer, c’est « business as usual ». »[15]Elle suggère que les infirmières formées de manière spécifique en santé mentale bénéficient d’un enseignement spécifique autour de la supervision qu’elle définit comme une « rencontre de nature professionnelle entre une infirmière consultante spécialisée en approche relationnelle et une infirmière en service auprès des clients qui éprouve un besoin de soutien dans les difficultés émotives qu’elle rencontre ou les blocages qu’elle ressent avec certaines clientèles. Cette consultation pourra servir aussi au besoin à initier une réflexion sur la manière de la supervisée d’entrer en relation avec le client et à améliorer sa pratique relationnelle. »[16] Cette forme de supervision individuelle n’est pas une forme de psychothérapie, elle ne vise pas à régler les relations de travail avec l’employeur. Elle ne se confond pas avec un temps d’évaluation de la qualité du travail. Elle n’est pas davantage un lieu de résolution des problèmes d’un service de soins ou de régulation des conflits entre les membres du personnel.[17]  Elle répond à deux objectifs :

« Aider l’infirmière qui vit une difficulté relationnelle de fatigue émotive, d’anxiété par rapport à son travail, de réactions douloureuses à des situations de deuil, de violence ou d’usure qui provoquent chez elle une réaction qui la perturbe, la dépasse par son intensité ou la laisse désabusée. […]

- Aider la soignante à dépasser son niveau actuel de performance en relation d’aide, à progresser ou à mieux résoudre des problèmes inhérents à certaines situations ou à certains clients. Il s’agit de l’amener à réfléchir à sa propre manière d’être avec les clients, de les aborder, de les écouter et de leur manifester de l’empathie et de réaliser comment elle-même y réagit. »[18]

Phaneuf qui origine la supervision dans la psychanalyse (pratique peu fréquente au sein des sciences infirmières) développe l’idée que la relation de supervision est aussi le moment d’examiner les phénomènes de transfert et de contretransfert qui peuvent s’installer au cours d’une relation d’aide, « particulièrement si elle s’étend sur une assez longue période ». Elle peut aussi être le lieu où l’on peut déceler certains problèmes éthiques d’abus d’autorité, d’excès d’implication ou d’intimité et de dépassement des limites. Phaneuf décrit ensuite les règles à observer (confidentialité, engagement, stratégies d’intervention, analyse de la demande, etc.). Elle conclut en abordant la supervision de groupe qui permet de travailler avec plusieurs infirmières confrontées aux mêmes situations.

Un positionnement aussi clair est assez rare dans la littérature consacrée aux soins infirmiers. 

L’APP procède donc d’une lecture plus restrictive de ce qui se joue sur le terrain du soin avec un patient. Elle se situe dans le champ des situations professionnelles. La supervision apparaît davantage ouverte au champ personnel et de l’équipe. L’identité professionnelle n’est pas absente de la supervision, nous l’avons vu avec les travailleurs sociaux et avec les analyses de contrôle, mais est-ce la dimension principale de ce qui s’échange, se partage en supervision ?

Définition de la supervision d’équipe

Nous avons fait le constat, lors de notre partie historique, que les pratiques de supervision, individuelles et collectives, s’étaient considérablement diversifiées au fil du temps. Comment se repérer au milieu des dispositifs existants ?

En termes de formation continue, dans les établissements hospitaliers, il n’existe qu’une seule rubrique pour financer les dispositifs décrits : celui d’APP (Analyse des Pratiques Professionnelles). Régulations, supervisions, analyse des pratiques -sous quelque forme que ce soit- y cohabitent. Ce dispositif réglementaire qui respecte la liberté des équipes comme celle des intervenants contribue néanmoins à entretenir une certaine confusion.[19]

L’analyse des pratiques

Plus récente que la supervision, l’analyse des pratiques vise à penser collectivement les situations difficiles et complexes rencontrées sur le terrain. Définissant l’APP, les psychologues d’orientation analytique M. Guiose et A. Sinanian[20] reprennent la distinction aristotélicienne entre poïesis et praxis. La poïesis, délimitée par des visées d’efficacité technique ou stratégique, décrit traditionnellement les activités de fabrication, de production d’objets. La praxis, elle, vise autrui comme être autonome. « Que l’on parle « d’agir sur autrui », « d’intervention sur autrui », de « métiers de l’humain » ou de « métier de la relation », on fait référence à une sphère d’activités, les pratiques-praxis, qui se caractérisent par la prégnance d’un type de relation : pédagogique, thérapeutique, formative, éducative, d’aide, d’accompagnement ou de soin. »[21]  Plus encore que la supervision, l’analyse des pratiques repose sur des orientations théoriques très différentes : psychanalytiques, psychosociologiques, systémiques, relevant de la pédagogie ou bien encore de la psychologie du travail. Guiose et Sinanian évoquent, à juste titre un « phénomène Tour de Babel » qui ne permet pas vraiment de savoir ce que recouvre exactement l’analyse des pratiques.

D. Fablet propose de nommer « analyse des pratiques », les activités qui :

- sont organisées dans un cadre institué de formation professionnelle initiale ou continue ;

- concernent notamment les professionnels qui exercent des métiers (formateurs, enseignants, travailleurs sociaux, psychologues, thérapeutes, soignants médecins, responsables des ressources humaines …) ou des fonctions comportant des dimensions relationnelles importantes dans des champs diversifiés (éducation, social, entreprise, soins …) ;

- induisent des dispositifs dans lesquels les sujets sont invités à s’impliquer dans l’analyse, c’est-à-dire « à travailler à la co-construction du sens de leurs pratiques et à l’amélioration des techniques professionnelles »[22] ;

- conduisent à une élaboration en situation inter-individuelle, le plus souvent groupale, s’inscrivant dans une certaine durée et nécessitant la présence d’un animateur, « en général professionnel lui-même dans le domaine des pratiques analysées, garant du dispositif en lien avec des références théoriques affirmées »[23].

Bien que globalisante, cette définition inscrit l’APP dans le registre psychosociologique. Les dispositifs, les méthodes et les références conceptuelles sont censées donner plus de sens et de cohérence au travail qu’une approche qui prend en compte les phénomènes transférentiels. Nous l’avions déjà repéré.

Dans une approche plus clinique et psychodynamique, l’analyse des pratiques se centre sur la réalité psychique et porte sur les rapports transféro-contre-transférentiels aux personnes dont l’équipe ou le service s’occupe. Cette analyse s’appuie pour le professionnel sur l’expression dans l’espace groupal de ce que la relation au patient/usager lui fait vivre et éprouver. « Ces ressentis vont être des indicateurs qui « racontent » une partie de la problématique du patient/usager qui vient répéter et réactualiser son histoire dans une institution auprès des professionnels avec qui le sujet a établi des liens. »[24]

Pour la psychologue et psychanalyste C. Henri-Ménassé, l’A.P.P., « dispositif léger, « tout terrain », propose de garder ouverts, à partir d’un petit nombre de repères invariants, des espaces de parole et de pensée, dans des lieux marqués par la difficulté ou la souffrance psychique de ceux qui y travaillent et de ceux qui y sont reçus. »[25] Intuitivement requise comme dispositif de soutien à la professionnalité, elle en questionne également le fondement. « Si l’on considère que le fait d’occuper une profession, d’occuper une fonction particulière auprès d’autres personnes n’est pas une activité coupée du fonctionnement psychique d’un sujet, on peut penser que nul n’est « professionnel » une fois pour toutes. En effet, ce que nous nommons la professionnalité résulte de l’investissement d’un métier ou d’une fonction au travers de mouvements identificatoires nombreux et complexes (par exemple, en direction de ceux qui exerçaient ce métier avant nous, ou de formateurs bienveillants, mais aussi en direction des sujets souffrants ou en difficulté qu’il est question d’accompagner, d’aider ou de secourir …). »[26]

Cette approche différencie peu l’APP des supervisions. Aussi proposons-nous de réserver l’appellation « analyse des pratiques » a un type d’intervention psychosociologique centrée sur les pratiques et « supervision » celles qui ont l’analyse collective du transfert et du contre-transfert comme objectif, quelle que soit, par ailleurs, la façon dont les intervenants les nomment.  

L'analyse des pratiques se situerait ainsi sur trois plans, selon les a priori théoriques de l’intervenant : l'éclairage disciplinaire sur les pratiques, leurs « conséquences » psychiques pour les usagers et les professionnels, l'aide à la théorisation de la pratique. Cette appellation a suscité de nombreuses critiques, telles celles de C. Allione : « Dire qu’on analyse la ou les pratiques laisse entendre un bornage. Limitez-vous à la pratique (de soin, d’éducation) telle qu’elle a été conçue, programmée, mise en place et évaluée. Entendons par pratique : des actes. On pénètre alors dans une représentation de ces institutions où l’éducateur est censé produire des actes éducatifs, le psychologue des actes psychologiques[27] ou psychotechniques, le soignant des actes de soin[28], etc. Pour peu que ces actes aient été conçus, définis et prescrits par d’autres, qu’il s’agisse de théories, de personnes éclairées (?) ou de cadres on comprend vite à quel point vient s’imposer une certaine robotisation des agents, c’est-à-dire une véritable « prolétarisation de la psychiatrie » ou de l’éducation, ou encore de la pédagogie. »[29]

Dans le meilleur des cas, l’APP cherche à rompre le sentiment d’isolement, de désarroi face aux situations difficiles rencontrées. Elle renforce la capacité d’analyse de situations problématiques et favorise la prise de recul et la professionnalisation des actions. Elle permet à chaque professionnel de diversifier ses modes d’intervention, de renforcer son identité professionnelle, de se conforter dans le travail en équipe, de favoriser une dynamique de groupe porteuse.

Concrètement, il s'agit, par l'analyse d'une situation évoquée, d'aider un professionnel engagé à y voir plus clair par la compréhension d'un vécu, en même temps que de permettre aux autres membres participants d'analyser une situation, de mieux comprendre et appréhender des situations analogues vécues personnellement, de se préparer et se former à affronter des situations semblables à l'avenir.

Une séance peut être divisée en 7 phases. Chaque participant expose succinctement la situation qu'il souhaite exposer au groupe. Le groupe choisit une situation à explorer en fonction de l'intérêt collectif. Un des participants fait un exposé détaillé de la situation proposée et retenue. Le groupe questionne pour obtenir une vue d'ensemble des différents paramètres de la situation exposée, ce qui permet à la personne qui présente d'affiner son exposition. Des perceptions communes, des hypothèses d’analyse, des éléments de réponse, une synthèse sont élaborées collectivement. L’exposant reprend la situation repensée à partir des différents apports. L’animateur expose un éclairage, une mise en perspective théorique.

L’analyse des pratiques peut être parfois très éloignée des questions liées au transfert. A l’extrême elle peut emprunter au coaching ou au counseling.

Henri-Ménassé qui utilise le terme APP pour décrire ses séances n’est pas dupe : « Etrangement, l’A.P. est souvent appelée dans des structures où le choix de « management » substitue le « protocole » et la « procédure » à la dynamique processuelle de la relation de soin, et où, au regard d’une idéologie de la rencontre et de l’évaluation permanente, les professionnels seraient « interchangeables ». Deux logiques de l’humain se côtoient alors et le risque est grand que l’AP devienne un alibi ou une « respiration » indispensable offerte aux professionnels pour tenter de juguler l’éclatement d’une crise plutôt que d’en tenter l’élaboration. »[30]

La supervision

La supervision est un outil collectif qui s’adresse « avant toute chose à la subjectivité des participants, bien au-delà de ce que mettent en jeu leurs pratiques »[31]. Elle est destinée à mettre à jour, à dévoiler le transfert établi entre un patient et un soignant. Le but de la supervision est de produire « un déplacement du et dans le transfert ».[32] Bruno et Laurence sont englués dans la prise en charge de Camille. Ils ne perçoivent pas ce qui est en jeu. La supervision peut leur permettre de mieux voir et surtout de mieux entendre. Le professionnel est touché par ce qui se noue entre lui et l’usager du fait même de la relation engagée. La supervision en permet le dénouage et éclaire la relation sur des chemins jusqu’ici obscurcis du fait du transfert. « La supervision fait sortir le praticien du registre de l’amour et de la haine, dont évidemment il n’a pas la maîtrise dans la relation, pour l’engager sur le chemin du savoir. Un certain savoir-faire en découle en situation. Le savoir qu’il n’a pas mais que l’usager, du fait du transfert, lui suppose.  Cette supposition de savoir induite dans le transfert, il s’agit de s’en dégager, de faire un pas de côté, pour, dans ce qui lui arrive au cœur de la relation avec l’usager, en extraire le point de vérité. »[33]

La supervision peut prendre la forme de séances collectives ou individuelles. Elle peut concerner une équipe de professionnels. Elle peut s’organiser de façon interinstitutionnelle ; plusieurs personnes de différentes institutions s’y retrouvent. Elle peut porter spécifiquement sur un corps de métier : infirmiers, aides-soignants, éducateurs, personnels administratifs, médecins, etc.

La régulation d’équipes

Souvent confondue avec la supervision, la régulation d’équipes s’en démarque totalement dans le sens où elle concerne non plus la relation soignant/soigné mais la relation des professionnels entre eux. Si ne participent à la supervision que les professionnels engagés dans la relation directe avec le patient, la régulation d’équipe implique que tous les membres de l’équipe soient présents, cadres, psychologues et médecins compris. « Les différents nouages, voire « sacs de nœuds », produits par le transfert entre membres de la même équipe, demandent aussi à être dénoués, afin que chacun s’assume dans sa place, au regard de la mission qui lui est confiée, des principes qui guident l’institution, voire au-delà des valeurs qui fondent l’association qui l’emploie. […] Il s’agit de faire le ménage dans l’imaginaire pour assurer chacun dans la place symbolique qui lui échoit. »[34]

La régulation, avec d’autres bases théoriques, est parfois divisée en deux étapes. La première consiste à prendre contact avec le groupe et analyser sa demande tout en lui expliquant la démarche, les outils qui seront utilisés, les règles « éthiques ». Si le groupe accepte la démarche, l’ensemble des membres de l’équipe sera interviewé individuellement ou collectivement, le résultat des interviews et son analyse sera restitué à l’équipe qui formulera alors un projet de changement lié à l’analyse des dysfonctionnements validée par le groupe. La deuxième phase, dite d’expérimentation, succède à un débat collectif qui précise bien les types de dysfonctionnements, comment ils se caractérisent et l’analyse de leurs causes s’ouvre par un temps de travail sur les changements organisationnels nécessaires (en termes d’organisation de travail, de fiches de postes, de changement des méthodes de communication, de changement au niveau du management, etc.), elle se poursuit par une phase d’accompagnement et d’expérimentation pendant laquelle le groupe fera régulièrement le point avec l’intervenant sur la mise en acte de ces changements.  Dans ce cas de figure, la référence n’est plus la psychanalyse mais la psychosociologie ou la psychodynamique du travail.

La finalité de l’action, dans tous les cas de figure, n’est pas seulement le changement, l’évolution des sujets qui y participent mais aussi et surtout celui de leur collectif de travail. Les structures ne sont pas extérieures aux personnes car elles sont intériorisées par les membres du groupe, ce que décrit bien R. Kaës. « La dimension institutionnelle […] infiltre toujours les récits des participants des groupes. Pour l’intervenant, en entendre quelque chose soutiendra une écoute visant à « dépiéger », à « désemboîter » les enjeux transférentiels apparaissant en séance. »[35]

L’analyse institutionnelle

L’analyse institutionnelle peut être définie comme l’extension de la régulation d’équipe à tous les personnels (hiérarchiques, administratifs, techniques, …). Elle permet à chacun d’articuler son travail à une direction (sens du travail de l’institution), à un projet qui valorise son savoir-faire et les liens qu’il entretient avec les professionnels des différentes strates institutionnelles. Elle peut précéder la mise en place de la régulation d’équipe, de l’analyse des pratiques ou de la supervision. Elle est la plupart du temps consécutive à une situation de crise qui ne peut être traitée par les moyens habituels. La situation décrite par M. Ciosi (agression grave d’une soignante) aurait pu conduire à une analyse institutionnelle. Selon J-C Rouchy « le travail de groupe a pour visée l’évolution des valeurs intériorisées. Il s’agit de penser la partie inconsciemment intériorisée de l’institution par l’ensemble des professionnelles qui « font » cette institution et pas uniquement la modification de la structure extérieure. »[36] C’est un travail qui peut durer de 18 mois à 3 ans. L’intervention se fait en général à plusieurs professionnels dans une approche psycho-socio-analytique.

Il va de soi que ce repérage a ses limites. Les dysfonctionnements d’équipe qui impliquent une régulation entraînent des répercussions cliniques qui pourraient être traitées en supervision. La supervision clinique peut buter et se complexifier en raison des effets du clivage et de l’identification projective sur l’équipe. Je me suis vite rendu compte, en tant que superviseur débutant, arc-bouté sur la clinique qu’une telle attitude était intenable dans la plupart des équipes au sein desquelles j’intervenais quelle que soit la demande initiale. J’avais dans l’idée que si l’équipe était en souffrance, celle-ci s’exprimerait également quand tel ou tel de ses membres présenterait le parcours d’un patient et ses pérégrinations au sein de l’institution avec les enjeux transférentiels afférents. Il me semblait qu’il était possible de travailler ces dysfonctionnements au cas par cas, en dépliant chaque situation. L’effet Stanton et Schwartz me servait de repère. Je dus assez vite déchanter. Les équipes étaient souvent minées par des conflits anciens que la supervision pouvait actualiser. Elles étaient parfois soumises à de telles pressions venant des directions, des cadres ou de certains médecins aux ordres de la direction, voire de l’équipe elle-même que toute activité de pensée (association, réflexivité, prise de recul) leur était impossible. Je suis aujourd’hui beaucoup plus souple. Je débute les séances par un « De quelle situation souhaitez-vous parler ? » qui ouvre la porte à de la supervision clinique ou de la régulation selon ce qui émerge ici et maintenant.

La recherche de financement peut conduire un collectif à nommer analyse des pratiques (finançable par la formation continue), ce qui relève en réalité de la supervision clinique ou de la régulation d’équipe. Vincent Di Rocco décrit un bricolage qu’il inscrit au sein des groupes d’analyse des pratiques qui nous paraît mieux décrit sous le nom de « Groupe d’élaboration clinique ».

A la diversité des pratiques et des dispositifs répondent des références théoriques très différentes.

Conclusion

Nul ne peut porter psychiquement un patient s’il n’est lui-même porté, enveloppé psychiquement par un groupe mis en mouvement, en méta-travail, à partir d’une place d’exception. Ce holding du holding repose sur une mise en récit d’une séquence de soins effectuée selon différentes modalités, l’essentiel étant que ce récit s’adresse à un tiers en position « d’opérateur de division ». Ce principe, « cette pratique de la parole sur la parole, et sur les actes qui accompagnent la parole »[37] porte plusieurs noms qui ne décrivent pas tout à fait la même réalité : contrôle, supervision, groupe Balint, régulation, formation, analyse institutionnelle, analyse des pratiques. Il s’agit, dans tous les cas, d’un processus de travail, d’une façon ou d’une autre, toujours en « co-construction » entre le superviseur en place d’exception, le groupe (ou l’équipe) et chacun des « supervisés. Ce processus s’effectue toujours à partir de sa pratique avec des personnes, des familles et de sa mise en récit sous forme d’une narration qui suscite des réactions, des commentaires, des associations au sein d’un collectif. Ce travail est toujours situé dans un espace groupal singulier, à un moment donné, avec le superviseur en position de tiers médiateur.[38]

 

D. Friard, extrait de « Supervision d’équipes en psychiatrie. Dispositif d’analyse de pratiques professionnelles », Seli Arslan, Paris, 2023. 


[1] Friard D., « Agressivité », in Formarier M., Jovic L. (dir.), Dictionnaire des Concepts en Sciences Infirmières, 2ème Ed., ARSI, Editions Mallet Conseil, Lyon,

[2] Formarier M., « Equipe, travail en équipe », in Formarier M., Jovic L. (dir.), Dictionnaire des Concepts en Sciences Infirmières, 2ème Ed., ARSI, Editions Mallet Conseil, Lyon.

[3] Mucchielli R., Le travail en équipe. Clés pour une meilleure efficacité collective, Ed. ESF, Paris, 2007.

[4] Couchaère M-J., Travailler en équipe, Ed. Ellipses, Paris, 2002.

[5] Mucchielli R., Le travail en équipe. Clés pour une meilleure efficacité collective, op.  cit.

[6] Ivanov-Mazzucconi S., Digonnet E., Leyreloup A-M, Cottereau M-J (dir), Dictionnaire infirmier de psychiatrie, Masson, Paris, 2005.

[7] Cette absence est d’autant plus étonnante que E. Digonnet et A-M Leyreloup ont, eux-mêmes animé, des séances de régulation autour des entretiens infirmiers.

[8] De Mijolla A. (dir), Dictionnaire International de la psychanalyse, Calmann-Levy, Paris, 2002.

[9] Paillard D., Dictionnaire des Concepts en Sciences Infirmières. Vocabulaire professionnel de la relation soignant-soigné, Edition Setes, Paris, 2021. 

[10] Loubat J-R, « Quand la supervision prend sens », in Lien social, n°556, 14 décembre 2000.

[11] Paillard D., « Supervision », in Dictionnaire des Concepts en Sciences Infirmières. Vocabulaire professionnel de la relation soignant-soigné, op. cit., p.512.

[12] Blanchard-Laville C, Fablet D., Analyser les pratiques professionnelles, L’Harmattan, Paris, 2000.

[13] Phaneuf M., La supervision : relation d'aide auprès de soignantes qui pratiquent la relation d’aide, Relation d'aide en soins infirmiers et supervision (prendresoin.org), consulté le 06 janvier 2023.

[14] Allione C., « Le holding du holding », in La part du rêve dans les institutions, op. cit., pp. 95-124.

[15] Phaneuf M., La supervision : relation d'aide auprès de soignantes qui pratiquent la relation d’aide, op. cit.

[16] Ibid.

[17] Phaneuf différencie ainsi ce qu’elle nomme supervision de la majorité des pratiques de supervision canadiennes.

[18] Ibid.

[19] C. Allione consacre au paiement un chapitre de son vocabulaire raisonné de la supervision d’équipe. Il y spécifie, entre autres, qu’il existe un contrat entre le superviseur et l’établissement, lequel définit les modalités des interventions, et parmi lesquelles sont spécifiées les conditions de la rémunération. Allione C., Vocabulaire raisonné de la supervision d’équipe, érès, Toulouse, 2018.

[20] Guiose M., Sinanian A., « Histoire de « faire parler les groupes » », in Groupes d’analyse des pratiques en institutions. Clinique et théorie, Heures de France, Paris, 2018.

[21] Ibid., p.45.

[22] Blanchard-Laville C, Fablet D., Analyser les pratiques professionnelles, L’Harmattan, Paris, 2000. 

[23] Ibid.

[24] Guiose M., Sinanian A., « Histoire de « faire parler les groupes » », op. cit., p.47.

[25] Henri-Ménassé C., « L’analyse de la pratique », in Santé Mentale, n° 178, mai 2013, pp. 42-46.

[26] Ibid., p.42.

[27] Le dispositif Monpsy est un bon exemple de cette déviation qui remet les psychologues en position d’auxiliaires médicaux qu’ils s’étaient acharnés à combattre pendant l’essentiel de leur histoire professionnelle.

[28] Les groupes d’analyse de la pratique ou staffs d’équipe médico-soignantes recommandés par la HAS illustrent tout à fait cette volonté.

[29] Allione C., « Appellation », in Vocabulaire raisonné de la supervision d’équipe, érès, Toulouse, 2018, p. 41.

[30] Henri-Ménassé C., « L’analyse de la pratique », op. cit., p.46.

[31] Allione C., « Appellation », op. cit., p.43.

[32] ROUZEL (J), La supervision d’équipes en travail social, Dunod, Paris, 2007.

[33] ROUZEL (J), La supervision d’équipes en travail social, op.cit.

[34] ROUZEL (J), La supervision d’équipes en travail social,

[35] Henri-Ménassé C., Analyse de la pratique en institution. Scènes, jeux, enjeux, Coll. Transition, érès, 2011.

[36] Rouchy J-C., Le Groupe, espace analytique. Clinique et théorie, érès, Toulouse, 1998.

[37] Rouzel (J), La supervision d’équipes en travail social, Dunod, Paris, 2007.

[38] Roland C., « Définitions et déclinaison de la supervision en travail social », in P. Lebbe-Berrier (dir), Supervisions écosystémiques en travail social, érès Toulouse, 2007.

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