Histoire des psychologues cliniciens

Histoire des psychologues cliniciens

Le procès Clark-Williams

Considérés comme de simples auxiliaires médicaux, les psychologues, sous l'égide du psychiatre Daniel Lagache, ont su créer un champ disciplinaire spécifique. Le procès Clark-Williams, déclenché par l'Ordre des médecins contre une psychothérapeute américaine, pour exercice illégal de la médecine, permet de voir les positions des uns et des autres. 

Après-guerre, les psychologues cliniciens, également considérés comme des auxiliaires médicaux, n’en sont pas restés là et ont investi l’université, contrairement aux infirmiers. Comment s’y sont-ils pris ?

Un psychiatre, Daniel Lagache, est à l’origine de la profession de psychologue clinicien en France. Il abandonne la psychiatrie en 1937 pour devenir Maître de conférences de psychologie à la Faculté des Lettres de Strasbourg. « Nous, psychologues, nous lui devons une façon de comprendre l’homme, une manière de pratiquer notre métier, une résolution à réclamer pour celui-ci un statut indépendant aussi bien de la philosophie que de la médecine ou des sciences naturelles et nous lui devons même un adjectif qu’il n’a pas inventé mais auquel il a donné un droit de cité et qui résume tout cela : psychologie clinique. »[1]

Annick Ohayon surenchérit aux propos de Didier Anzieu : « C’est bien une véritable croisade que mène Daniel Lagache pour fonder la psychologie clinique, en direction de ses pairs tout d’abord : les psychologues, les médecins psychiatres et les psychanalystes, puis des professionnels qui vont œuvrer dans ces secteurs nouvellement créés : l’enfance inadaptée et l’éducation surveillée. Elle se concrétise dans des institutions, qui ouvrent des places aux psychologues cliniciens, et suscite d’emblée des controverses et des conflits. »[2] Entre 1946 et 1950, il publie plus d’une dizaine d’articles sur cette thématique. L’article fondateur est publié en 1949 dans L’information psychiatrique, la revue des psychiatres. Son titre Psychologie clinique et méthode clinique[3] est tout autant un programme qu’un coup de force théorique.

La clinique, activité médicale qui s’exerce au lit du malade repose sur l’observation du comportement et l’entretien. Lagache affirme que l’approche clinique n’est pas réservée au médecin ou au psychiatre, elle est applicable à l’homme normal, envisagé isolément ou en petits groupes. « La méthode clinique en psychologie, c’est « l’étude approfondie de cas individuels ». »[4] Elle repose sur trois postulats. C’est une psychologie dynamique : tout être humain, voire tout être vivant, est en conflit avec le monde, avec les autres, avec lui-même. « Tout conflit se rattache à une situation qui fait problème pour l’intéressé. L’investigation des situations-problèmes d’un individu est un des buts de la psychologie clinique. » La psychologie clinique envisage l’être humain et vivant comme une totalité jamais achevée (2ème postulat). « Le psychologue clinicien s’intéresse à la totalité des réactions d’un être humain concret et complet aux prises avec une situation ; il replace les conduites qu’il observe, normales ou pathologiques, dans l’unité dynamique de la personne totale » [5] La psychologie clinique et c’est le troisième postulat est historique (autrement dit génétique). Les réactions de la personne face à la situation qui lui pose problème s’éclairent à la lumière de l’histoire de sa vie. « Le diagnostic, écrit Lagache, s’efforce de saisir un moment évolutif de l’histoire de l’être humain ». D’une part, ce qu’on est résulte d’un devenir antérieur. D’autre part, toute personne recèle en elle, à tout moment, à l’intérieur de certaines limites, des possibilités d’évolution ; ceci fonde d’ailleurs la légitimité des psychothérapies et des méthodes de formation pour adultes. Le psychologue clinicien ne se limite pas à  un bilan psychologique du sujet examiné, il établit aussi une estimation de ses capacités de changement, une prospective des potentialités individuelles. De là découlent les trois grands buts pratiques de la psychologie clinique : « conseiller, guérir, éduquer (ou rééduquer). »[6]

Lagache compléta la psychologie clinique individuelle par une psychologie sociale clinique qui s’avéra également féconde.

Ainsi, Lagache assigna-t-il un champ spécifique à la psychologie clinique.

N’en restaient pas moins des questions d’importance dont les psychiatres opposés au développement d’une psychologie non-médicale s’emparèrent. L’affaire Clark-Williams[7] qui fit grand bruit dans les années 1950 l’illustre parfaitement.

Le procès Clark-Williams

Margaret Clark-Williams était une psychanalyste américaine, non médecin. Elle conduisait bénévolement des psychothérapies au centre psychopédagogique Claude-Bernard, fondé en 1946. Lagache avait participé à sa construction. L’objectif du centre était conforme aux grands buts de la psychologie clinique : conseiller, guérir, éduquer ou rééduquer des enfants et des adolescents qui présentent des difficultés scolaires liées à des troubles affectifs. Les psychologues et rééducateurs qui y travaillaient avaient tous une formation psychanalytique. Les promoteurs du centre l’avaient nommé « psychopédagogique » et non pas « médico-psychopédagogique » pour bien montrer le primat du psychologique sur le médical.

Au début de 1950, les parents d’un enfant suivi au centre par Mme Clark-Williams portent plainte contre elle en raison d’une pratique qu’ils jugent néfaste. L’Ordre des médecins s’empare de l’affaire. La psychanalyste est alors poursuivie pour exercice illégal de la médecine.[8] Tous ses collègues psychologues et psychanalystes témoignent de sa compétence et de sa probité. Le 30 mars 1952, elle est acquittée. L’Ordre des médecins fait appel et, le 15 juillet 1953, Mme Clark-Williams est condamnée à une peine de pur principe (une amende) mais tout de même pour exercice illégal de la médecine.

Le procès a suscité un important débat entre psychiatres, psychanalystes et psychologues à cause des questions qu’il pose et des enjeux qui le sous-tendent. Les psychanalystes non-médecins sont, à cette époque, de plus en plus nombreux et psychologues. La question de leur statut se pose donc avec « une acuité renouvelée ». « Peuvent-ils ou non conduire des psychothérapies ? La psychanalyse est-elle une spécialité médicale ? Le psychologue clinicien est-il un auxiliaire du médecin ou un spécialiste autonome, aux compétences identifiées et reconnues ? Quelle doit être alors sa formation, combien de temps  doit-elle durer et où doit-elle être dispensée (à la faculté des lettres, de médecine, au sein d’une école professionnelle) ? Cette affaire présente en fait un double enjeu qui rend compte de sa complexité : celui du statut des psychologues et celui de l’exercice de la psychanalyse par des non-médecins. »[9] La parenté de cette affaire avec la problématique de ces autres auxiliaires médicaux que sont les infirmiers apparaît ici évidente[10]. Nous en retrouverons certains échos lorsqu’il sera question des infirmiers en pratiques avancées (I.P.A.).

Lacan soutient clairement l’exercice laïc de la psychanalyse et la possibilité pour les psychologues cliniciens de conduire des psychothérapies. Lagache et Heuyer font valoir que dans les faits les psychologues remplissent déjà ce type de fonctions dans les consultations éducatives, les centres psychopédagogiques et les internats de rééducation. Ils ne le font pas mais pourraient renvoyer à l’Ordre des médecins que la démographie médicale de l’époque ne permet pas aux psychiatres de répondre à l’immensité des besoins et des demandes. Pour ne pas heurter l’Ordre de front, ils finissent par soutenir « une position absurde » : les psychologues pourront mener des psychothérapies mais seulement auprès d’enfants et d’adolescents. Jean Delay et Sacha Nacht sont inflexibles : pas de formation médicale, pas de possibilités de conduire des psychothérapies, même auprès d’enfants. « Les psychologues sont juste bons à faire passer des tests, qui devront être interprétés par le médecin responsable ! » [11]

Les psychologues cliniciens sont, eux, aux abonnés absents. « Faiblement représentés par leur tout jeune syndicat fondé en 1950, et qui regroupe alors quelques dizaines de membres le S.N.P.D. (Syndicat National des Psychologues Praticiens Diplômés), et par certains enseignants et praticiens (René Zazzo, Georges Guilmain, Guy Palmade), ils ont été étrangement absents du débat : on a discuté et tenté de légiférer sur leur statut sans eux, et finalement rien n’est réglé. »[12] Il en va de même pour les infirmiers. « On » décide pour eux. Leur statut, leur formation, le contenu des études. Tout se discute et se fait sans eux. A un point tel que l’on peut se dire qu’il s’agit d’une règle non-écrite dans le domaine de la santé.[13]

Ohayon note qu’il est significatif que « lors de ce conflit, les questions de statut, de la formation et des prérogatives aient pris le pas sur la réflexion éthique et déontologique, sur les devoirs qu’implique un nouveau métier. »[14] Nous ne saurions lui donner tort même si  les psychologues cliniciens n’ont pas choisi la forme du débat.

Le seul  effet institutionnel immédiat de ces événements est la création du Syndicat des psychologues psychanalystes, à l’initiative de Didier Anzieu et de Gorges Mauco. Il préconise la formation de psychologues psychothérapeutes à partir d’une triple approche : pédagogique, psychologique et spécialisée (en l’occurrence psychanalytique). Cette formation devrait être basée sur « de longues études et des stages pour l’acquisition de l’expérience pratique. De sorte qu’un psychologue rééducateur devrait avoir une situation équivalente à celle d’un professeur agrégé ou à celle d’un médecin. »[15] Georges Mauco est alors le seul à souhaiter une formation aussi longue : six années d’études au minimum, débouchant sur un statut élevé. « Il espère régler ainsi la question de la subordination au pouvoir médical, mais il n’a aucun chance d’être suivi dans cette voie par les organisations de psychologues. »[16] Et pourtant, c’est cette voie qui sera suivie par les psychologues cliniciens. Ils n’obtiendront pas réellement le statut d’un médecin mais se dégageront de la subordination au pouvoir médical.

Les psychologues cliniciens ont pu faire reconnaître leur discipline comme différente de la médecine, en identifiant leur objet, en définissant des méthodologies spécifiques, en augmentant la durée de leurs études grâce à un porte-parole suffisamment introduit à l’université et dans le champ de la médecine et de la philosophie. Ils ont également bénéficié de la publicité offerte par le procès intenté par l’Ordre des médecins qui fit, paradoxalement, beaucoup avancer leur combat pour une meilleure reconnaissance.

Les infirmiers partent de beaucoup plus loin et n’emprunteront pas le chemin ouvert par les psychologues.

 

Dominique Friard


[1] ANZIEU (D), Hommage à Daniel Lagache, in Bull. Soc. Franç du Rorschach et des Meth. Proj., n° 29-30, juillet 1976, pp. 157-163, p.159.

[2] OHAYON (A), La psychologie clinique en France. Eléments d’histoire, in Connexions, 2006/1, n° 85, pp. 9-24, p.18.

[3] LAGACHE (D), Psychologie clinique et méthode clinique, in L'Unité de la psychologie, Paris, PUF, [1949], 2004.

[4] ANZIEU (D), Hommage à Daniel Lagache, op. cit., p.159.

[5] Ibid., p.160.

[6] ANZIEU (D), Hommage à Daniel Lagache, op. cit., p. 160.

[7] Nous suivrons le texte d’Annick Ohayon qui l’aborde dans l’article cité en référence et dans l’ouvrage : OHAYON (A), L’impossible rencontre : psychologie et psychanalyse en France 1919-1969.La Découverte Poches, 2006. On peut également consulter la notice Wikipédia consacrée à l’affaire et les articles du Monde qui lui étaient contemporains.

[8] Aux Etats-Unis, il y eut également des procès contre les psychanalystes non-médecins, souvent d’origine européenne. On leur reprochait à chaque fois : l’exercice illégal de la médecine. Nous y reviendrons et en verrons les conséquences actuelles.

[9] OHAYON (A), La psychologie clinique en France. Eléments d’histoire, op.cit., p.23.

[10] On nous objectera que les questions liées à la psychanalyse concernent assez peu les infirmiers. De fait si, à condition, bien sûr, de considérer que les ISP sont des infirmiers. A peu près à la même époque, les psychiatres du  groupe de Sèvres discutent du rôle psychothérapique de l’infirmier et se sépareront sur cette question. 

[11] OHAYON (A), La psychologie clinique en France. Eléments d’histoire, op.cit., p.23

[12] Ibid., p. 23.

[13] Les infirmiers psy se révolteront contre ces décisions d’en haut à Auxerre en 1974. Ils le paieront par la suppression de leur diplôme.

[14] Ibid., p. 23.

[15] Ibid., p. 24.

[16] Ibid., p. 24.

Date de dernière mise à jour : 21/04/2021

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