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Jeanne Mance, une infirmière en odeur de sainteté

Jeanne Mance, une infirmière en odeur de sainteté

Jeanne Mance, née à Langres, n’était ni une sainte, ni une religieuse, ni une veuve, ni une épouse. Femme libre, fondatrice de Montréal, elle fut la première infirmière laïque du Nouveau Monde. La France n’arrive pas à lui rendre l’hommage qu’elle mérite. Pourquoi ?

Dans le vieux Montréal, face à la cathédrale, au centre de la Place d’Armes, se trouve le monument dédié à Paul Chomedey, Sieur de Maisonneuve. Au-dessus d’un socle rectangulaire élevé, le fondateur de Montréal, tout de bronze représenté, porte fièrement le drapeau du roi de France de la main droite alors qu’il a la main gauche sur le pommeau de son épée, ce qui n’est pas très pratique s’il est droitier. Espérons qu’il n’aura pas à dégainer. Il porte un large chapeau au bord relevé, une tunique, des pantalons et de hautes bottes aux bords repliés. 

Un monument comme il en existe dans toutes les villes ? Un héros interchangeable auquel on ne demande que de personnifier un récit de fondation, une histoire forcément glorieuse ? Qu’importent les habits du personnage statufié au sommet de la colonne, ils peuvent être militaires, ecclésiastiques, civils, il peut même être nu, il suffit qu’il soit un homme et que sa posture, virile, évoque le mythe qui métaphorise une certaine façon d’habiter le lieu. Il s’agit toujours de donner à voir une origine.

Le monument repose sur une fontaine et son bassin. De l’eau s’écoule de la bouche de quatre mascarons grimaçants. Lorsque nous y sommes passés, il y en avait même un cinquième : une sorte d’iroquois passablement éméché (avec je ne sais quel produit) qui se baptisait lui-même dans le bassin en communiquant avec une divinité qu’il était seul à entendre. Je pense qu’il ne s’y baigne pas en permanence.

Historiquement, la fontaine précède le monument. Ce ne fut qu’en 1891, sous le mandat du maire J. McShane, pour le 250ème anniversaire de la fondation de la ville, que le conseil municipal entérina l’érection du monument. Le sculpteur L-P. Hébert proposa de placer des figures allégoriques, aux quatre coins, sous le personnage de Maisonneuve. On lui suggéra alors de remplacer ces figures par des personnages historiques.  

On trouve ainsi, au pied de la colonne, en contrebas de Maisonneuve, quatre groupes de personnages latéraux adossés aux angles du piédestal. Si l’ensemble du monument possède une hauteur de neuf mètres, la statue de Maisonneuve est haute de quatre mètres et les personnages latéraux mesurent un mètre quarante chacun. Les guides touristiques sont précis. Ils racontent aussi les préséances de l’époque. Les quatre personnages, également en bronze, sont liés à l’histoire de la fondation de « Ville-Marie » (nom originel de la colonie qui deviendra Montréal). Ils représentent Jeanne Mance, Raphaël-Lambert Cosse, Charles Le Moyne et un guerrier iroquois. Chacun, en position accroupie, surveille un point de l’horizon. Les personnages masculins sont armés, vigilants, en position de guet et témoignent, par leur attitude, de l’état d’esprit qui règne alors à Ville-Marie.

Pourquoi détailler ainsi ce monument ? Une simple photo suffirait. Je mettrai mon carnet de voyage en ligne et chacun de s’extasier devant la qualité de mes photos et la beauté du paysage qui apparaît derrière mes selfies. Le monument en serait masqué, d’autant plus qu’il est précédé d’une vidéo montrant la danse d’une charmante amérindienne toute de bleu vêtue. Pourquoi raconter mes vacances au Canada, sur ce site dédié au soin en psychiatrie ?

J’ai dans l’idée que l’on ne voit bien que ce que l’on décrit. Sans mots, une image en vaut une autre. La danse de l’amérindienne et de son compère affublé/déguisé d’un costume de dindon, avec son ventre proéminent, a quelque chose de poignant qui flirte avec le burlesque. Une sorte de pantomime parodie pour des touristes ravis ce que furent les danses d’un peuple déculturé par des vagues de missionnaires. C’est une façon de le décrire. On peut aussi y voir les efforts d’un génération pour reconstruire pas à pas, gestes par gestes, des traditions séculaires dont il ne reste que des bribes empruntés, en partie, à d’autres peuples amérindiens.

Toutes proportions gardées, les infirmières, en France, souffrent aussi d’une certaine déculturation. Sans histoires, ni récit on sait mal qui on est. On ne sait pas où l’on habite. On ne peut pas se situer dans une histoire. Et l’on ne désire pas s’y inscrire. Il ne reste plus qu’à poser sa blouse blanche, sa cornette, rendre ses clés, tourner les talons et aller vérifier ailleurs, dans un autre état, dans une autre profession, si l’herbe est vraiment plus verte ailleurs.

Monument

Une infirmière, cofondatrice de Montréal

Revenons au monument, aux personnages latéraux. J’ai présenté les quatre groupes de personnages : les hommes aux aguets, l’iroquois anonyme. Jeanne Mance. L’attitude de la femme tranche. Accroupie, vêtue d’une robe du XVIIème siècle, peu propice aux combats, ni même aux travaux des champs, les cheveux en partie masqués par une sorte de calot, elle est représentée le « visage empreint de douceur et de calme ». Elle panse le poignet d’un enfant nu, un amérindien. Touriste modèle, arrivé depuis deux jours au Québec, je demande à Jonas, mon fils, installé depuis quelques années dans la ville, qui sont ces personnages. Et particulièrement cette femme, Jeanne Mance, dont la posture m’évoque la statue d’Esquirol dans la cour d’honneur de l’hôpital éponyme. « Jeanne Mance, c’est une infirmière. Elle est arrivée avec Maisonneuve à ce qui allait devenir Montréal. C’est la co-fondatrice de la ville. »

Une infirmière ? Il n’en fallut pas plus pour stimuler ma curiosité.  

En France, on trouve des statues de tout et de n’importe qu(o)i : des généraux, des inventeurs, des écrivains, des artistes, des objets aussi. Les monuments aux morts peuvent célébrer de parfaits inconnus tombés au combat, mais des femmes ? Elles sont rares et de toute façon ne sont pas infirmières. A part Nightingale, mais c’est en Grande Bretagne.

Que dit l’histoire officielle ? « Le 17 mai 1642, Paul Chomedey de Maisonneuve et Jeanne Mance fondent, avec une poignée de colons, le petit établissement de Ville-Marie. » Pourquoi Jeanne Mance ? Qu’avait-elle de plus que ces colons qui n’ont pas laissé leur nom à la postérité ? Je dois ici reconnaître mon ignorance. Si je connais assez bien les infirmiers et infirmières qui ont fabriqué la psychiatrie et ses pratiques, je suis relativement ignare en ce qui concerne les soins généraux. De nombreux enseignants d’IFSI voire d’infirmières de soins somatiques se gausseront peut-être de moi : « Comment vous ne connaissez pas Jeanne Mance ? Mais c’est une de nos modèles. Elle illustre comment il est possible d’exercer comme soignante et participer activement aux luttes du siècle. » Je fais d’avance amende honorable.  

Mance est née, en France, à Langres, en 1606. Profondément croyante, elle est inspirée par l’activité missionnaire des jésuites et surtout par l’œuvre des femmes qui ont fondé le couvent des Ursulines et l’Hôtel-Dieu de Québec. Elle souhaite créer, comme elles, un établissement où elle pourrait se dévouer aux soins des malades et à l’éducation des jeunes amérindiennes. Recrutée par Jérôme Le Royer de la Dauversière, elle embarque à La Rochelle le 9 mai 1641 sur un des navires affrétés par la Société Notre-Dame de Montréal.

Jeanne Mance va être l’économe de Ville-Marie en plus d’en être l’infirmière. Elle soigne d’abord les malades dans le fort avant de pouvoir ériger un premier hôpital en 1644. L’hôtel-Dieu est temporairement abandonné en 1651 devant l’intensité des attaques iroquoises. L’établissement embryonnaire étant au bord de la disparition, elle accepte de mobiliser une partie du capital dédiée à la fondation de l’hôpital pour sauver Ville-Marie. Elle retourne en France, à quelques reprises, afin d’assurer la survie du projet. En 1659, elle revient, accompagnée de trois sœurs hospitalières de Saint-Joseph pour assurer une base plus solide à l’Hôtel-Dieu. Son rôle sera de plus en plus restreint à l’administration de son hôpital, qu’elle cède aux Hospitalières de Saint-Joseph avant de s’éteindre en 1673, à l’âge de 66 ans.

Elle est considérée comme la première infirmière laïque ayant exercé au Canada. C’est un curriculum vitae qui ne peut qu’intéresser un chercheur comme le suisse Michel Nadot qui relève que la Comtesse Catherine Valérie de Gasparin et son mari le Comte Agénor de Gasparin dénoncent ouvertement sur la place publique, dès 1854, l’envahissement de la société civile par les congrégations religieuses dont les valeurs s’imposent à ces « humbles dévouements » du personnel soignant laïc des hôpitaux existants.[1] En 1644, bien avant Pussin, de Gasparin et Nightingale, Jeanne Mance crée une institution de soin en même temps qu’une ville.

Jeanne mance2

Itinéraire mémoriel d’une femme infirmière et fondatrice d’un hôtel-Dieu tout autant que d’une ville

Annabel Loyola, la réalisatrice franco-canadienne du film « La folle entreprise » (2012), le premier documentaire consacré à Jeanne Mance, la découvre le 12 avril 2006, lors d’une conférence intitulée « Jeanne Mance, cofondatrice de Montréal » de l’historien Jacques Lacoursière. Cette conférence prononcée dans le cadre du 400ème anniversaire de la naissance de Mance lui ouvre les yeux : « Cette femme qui venait de Langres, en Champagne, petite ville française qui m’avait également vu naître et grandir, avait fondé ce qui est devenu plus tard la deuxième ville francophone du monde ! J’ai réalisé que ce fait majeur était resté dans l’oubli. »[2] Pour réparer cette « erreur historique » : il a fallu 370 ans !

Le film de Loyola est présenté, en avant-première, le 16 mai 2010, à Pointe-à-caillère, le musée d’archéologie et d’histoire de Montréal, à l’occasion du 368ème anniversaire de la fondation de Montréal, en collaboration avec la Société historiques de Montréal.

Après un lancement européen dans le cadre d’une tournée à l’occasion de la 11ème édition du « Mois du film documentaire » en France, le film est présenté, en sélection officielle au Festival international « Cinéma Vérité » qui se déroule à Téhéran, en Iran, du 8 au 12 novembre 2010.

  Le 8 mars 2011, à l’occasion du 100ème anniversaire de la Journée internationale des femmes, la sortie montréalaise du film est organisée conjointement par A. Loyola, la ville de Montréal, le CHUM (Centre Hospitalier Universitaire de Montréal) et le Musée des Hospitalières de l’Hôtel-Dieu de Montréal. La ville profite de l’occasion pour enclencher un processus historique afin de reconnaître Jeanne Mance comme la cofondatrice de la ville. La nouvelle fait grand bruit dans les médias. L’historien Jacques Lacoursière est mandaté pour écrire un rapport détaillé dans le but de confirmer les faits et recueillir leur validation historique par ses collègues, une démarche éminemment scientifique.[3] Le rapport est adopté par le Conseil municipal.  

La Folle Entreprise, sur les pas de Jeanne Mance - YouTube

Le 17 mai 2012, jour du 370ème anniversaire de la fondation de Montréal, la ville proclame officiellement « Jeanne Mance, fondatrice de Montréal à l’égal du fondateur Paul de Chomedey, sieur de Maisonneuve. »

Le film qui suscite l’enthousiasme ne fait pas que raconter les étapes de la fondation et le rôle de la cofondatrice, il vise à en narrer les valeurs : « En des mots simples mais saisissants, la réalisatrice a su impressionner les esprits par ses propos sur le sens de la folle entreprise de Jeanne Mance en terre d’Amérique, toute imprégnée de la vision d’une nouvelle société humaniste, fondée sur le sens de la justice, où le seul partage qui vaille est celui des inégalités et de l’entraide. »[4] Ce film, à la fois historique et personnel « possède le mérite de mieux nous faire comprendre le rôle crucial (quoique mésestimé) de cette infirmière célibataire ». [5]

L’historien Jacques Lacoursière considère que si Mance a été éclipsée par le sieur de Maisonneuve dans les livres d’histoire, c’est essentiellement parce qu’elle était une femme. « Les premiers historiens et auteurs d manuels scolaires étaient surtout des religieux qui n’ont pas senti le besoin de rendre hommage à une femme. J’ai l’impression que l’histoire du Québec, comme celle du Canada, est une histoire passablement sexiste, et il est temps que les femmes soient plus présentes. »[6]

Ce pourrait être le volet politique de la reconnaissance de Jeanne Mance. Il en existe d’autres, tout aussi politiques au fond mais par d’autres chemins. Lorsque A. Loyola énonce que Jeanne Mance a été oubliée pendant 370 ans, ce n’est pas tout à fait juste. Elle est représentée sur le monument de la place d’Armes, pensé en 1890. Elle n’a, certes, droit qu’à un panneau, bien en-dessous de Maisonneuve alors qu’elle devrait trôner, avec lui, au sommet du monument. Son rôle est mésestimé mais pas dénié.

Elle bénéficie d’ailleurs de son propre monument également sculpté par P. Hebert ; dévoilé le 2 septembre 1909, il fait face à l’Hôtel-Dieu qu’elle fonda. Elle y apparaît « tendrement inclinée vers un pauvre colon blessé qu’elle soutient. »[7]

Paul Bruchesi, l’archevêque de Montréal fit comme il se doit un discours lors de la cérémonie de l’inauguration du monument de Jeanne Mance : « Dans le groupe d’hommes et de femmes intrépides suscités par Dieu pour la fondation de cette ville, elle remplit un rôle spécial, tout de suavité ; de bénédiction et de grâce. Pour le labeur, comme pour la vertu, elle est la digne compagne de Chomedey de Maisonneuve et de Marguerite Bourgeois (sainte catholique, née à Troyes, première enseignante de la ville de Montréal et fondatrice de la congrégation de Notre-Dame de Montréal). Personne, certes, ne lui niera sa place parmi les caractères les plus généreux et les mieux trempés, mais je dirai plus, et je me demande si son front si pur n’est pas fait pour ceindre un jour l’auréole des saints ? »[8]

L’archevêque Paul Bruchesi ne fait, ici, que reprendre des propos et des écrits qui circulent dans la colonie et petit à petit au Vatican. Jeanne Mance doit être canonisée.

Jeanne Mance, la bienheureuse

Le premier texte établissant la réputation de sainteté de Jeanne Mance, date de 1717, soit un peu plus de 40 ans après sa mort.  Mère Françoise Juchereau de Saint-Ignace (1650-1723) écrit dans les Annales de l’Hôtel-Dieu de Québec (1636-1716) : « Mademoiselle Mance […] a demeuré jusqu’à sa mort dans cette communauté (les Hospitalières de Saint-Joseph de Montréal) avec le titre de fondatrice, édifiant par ses grandes vertus toutes les religieuses et les séculiers. Elle y est morte en réputation de sainteté, l’an 1674, et elle fut enterrée honorablement dans leur église. »[9]

Nous suivons ici la chronologie établie par l’historienne Marie-Claire Daveluy, une historienne controversée, en raison de son catholicisme militant et de son féminisme tout aussi engagé. Sa biographie de Jeanne Mance, publiée en 1934, vise à combler un vide historiographique mais aussi à faire admettre le rôle de cofondatrice de son héroïne. Cette étude lui vaut un prix de l’Académie française.

Sœur Véronique Cuvelier qui succède à Sœur Marie Morin comme rédactrice des Annales de L’hôtel-Dieu de Montréal (sur lesquelles il serait intéressant de revenir) note : « Le souvenir de Jeanne Mance doit être considéré par les religieuses comme un continuel avertissement des dispositions de zèle, de ferveur, d’humilité et de charité avec lesquelles nous devons servir les pauvres sur  le modèle de ce cœur qui pratiqua toute sa vie, ces vertus dans un sublime degré, et tant d’autres que Dieu sait, et dont tout le Canada a été le témoin et l’admirateur. »[10]

Différents textes et interventions militent pour cette reconnaissance, dont celle de Monseigneur Ignace Bourget, prédécesseur de Paul Bruchesi.

Le 17 mai 1942, lors des fêtes du 3ème centenaire de la fondation de Montréal, la conférence des Hôpitaux catholiques des Etats-Unis et du Canada réunit, pour la première fois, sa convention annuelle à Montréal, en hommage à son premier hôpital, créé par Jeanne Mance et Madame de Bullion (la financière) en 1642. Devant une assemblée nombreuse, Mgr Philippe Périer, alors vicaire général du diocèse « exprima le désir de voir monter sur les autels celle que nos pères appelaient l’Ange de Ville-Marie. Mademoiselle Gabrielle Brossard infirmière diplômée de l’Hôtel-Dieu de Montréal, fondatrice et première présidente de l’Association catholiques des infirmières du diocèses de Montréal demanda, séance tenante que nos autorités ecclésiastiques veuillent bien accueillir le vœu de Monseigneur Perrier, afin que Jeanne devienne bientôt « la patronne céleste » des infirmières. La motion, aussitôt appuyée, soulève un « tonnerre » d’applaudissements. »[11]

Patronne céleste des infirmières. Pour une oubliée, c’est quand même pas mal !

Le 15 mai 1943, le Comité de propagande pour la béatification de Jeanne Mance est officiellement constitué qui va être très actif tout au long des années 1945-1959. En 1954, c’est à Langres, sa ville natale, qu’un Comité de propagande dans la cause de Jeanne Mance est également créé.

Sa cause dite de béatification est introduite en 1959 dans l’archidiocèse de Montréal et est transmise à la Congrégation pour les causes des saints au Vatican. L’historien bénédictin Dom Guy-Marie Oury publie, en 1983, une biographie pour sa cause de béatification.[12] Le 7 novembre 2014, la pape François autorise la Congrégation pour la cause des saints à promulguer le décret reconnaissant les vertus héroïques de Jeanne Mance et qu’elle devienne vénérable, première des trois étapes vers la canonisation.

L’infirmière

Le toponyme Jeanne Mance est attribué à 37 éléments de la géographie québécoise : de nombreuses rues, une place, deux parcs et une circonscription électorale (« Jeanne-Mance Viger »).

En France, à Langres, sa ville natale, un ensemble scolaire (maternelle et élémentaire) et collège porte son nom. Le lycée de Troyes où elle a découvert sa vocation missionnaire porte également son nom.

Le 400ème anniversaire de sa naissance a été célébré à Montréal comme à Langres, en 2006. En 1968, Langres l’a honorée d’une statue en bronze de Jean Cardot, située face à la cathédrale où elle a été baptisée.

« On voit son nom partout au Québec et au Canada, écrit A Loyola. En France et dans le reste du monde, elle n’évoque rien pour quiconque, en dehors de quelques érudits. […] Mais que ce soit à Langres ou à Montréal, lorsque j’ai interrogé les gens dans la rue, rares étaient ceux qui savaient qui elle était et surtout ce qu’elle avait fait. Les réponses les plus fréquentes à ma question « Connaissez-vous Jeanne Mance ? » étaient les suivantes : « Une sainte ? Une religieuse ? » ou encore « Un hôpital ? Une école ? Un parc ? » Elle n’était rien de tout cela. »[13]

Jeanne mance 3

L’Etat française n’honore pas les infirmières et l’Ordre des Infirmières dont ce devrait être une des priorités non plus. Indépendamment de Jeanne Mance, l’Ordre n’a même pas songé à fêter le centenaire du diplôme d’Etat Infirmier (Juin 2022) qui aurait été, pourtant, l’occasion de mettre en avant la profession et quelques-unes de ses représentantes les plus remarquables. Les infirmières quittent l’hôpital et le soin, mais quelles modèles leur propose-t-on ? Les boutiquiers qui sont à la tête de cet ordre, auquel il est obligatoire de cotiser, connaissent-ils seulement Jeanne Mance et ses consœurs ?

Jeanne Mance fut infirmière, au sens plein du terme. Elle ne fut pas que cela, mais elle fut aussi cela. Les statues québécoises la représentent en action, soignant un jeune amérindien, soutenant un colon blessé. La statue de Langres ne fait aucune référence au soin, on la voit les bras presque ballants, seule. Madeleine, ma femme, me dit que c’est pour signifier qu’à Langres, sa vocation n’était pas encore advenue, qu’elle est encore en réflexion. C’est possible mais je crois aussi qu’en France, on ne peut pas représenter une femme dans une posture de médecin. Esquirol et d’autres médecins peuvent avoir un enfant à leur pied, une infirmière non. Ce serait quasiment de l’exercice illégal de la médecine. C’est évidemment une hypothèse.  

Heureusement pour la mémoire de notre consœur, les Canadiens et les Québécois ont été moins timorés.

Le prix Jeanne-Mance a été créé en 1971 par l’Association des infirmières et infirmiers du Canada afin de rendre « hommage à une ou plusieurs infirmières au cours de son congrès biennal ». Il est remis à des infirmières « qui ont apporté des contributions importantes et innovatrices à la santé de la population canadienne » qui ont « œuvré pour faire connaître et comprendre davantage la profession infirmière au public et ont exercé une influence positive sur la pratique infirmière au Canada et à l’étranger. »

L’artiste Louis Viger a créé une installation intitulée « La traversée des lucioles » en hommage à Jeanne Mance qui selon la légende aurait utilisé des lucioles dans un bocal comme lampes du sanctuaire aux débuts de la colonie. Cette installation de 5 éléments colorés bleus dans lequel scintillent des lumières en fibre optique, est placée en oblique sur un mur de 13,6 par 15,8 mètres. Elle fait partie des dix œuvres artistiques intégrées au nouveau Centre Hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM).

Le 8 mars 2011, Jeanne Mance est proclamée « Bâtisseuse de la cité ». Elle est la première femme à recevoir cet hommage. Le but de cette distinction, créée en 2011, est de rendre hommage à des femmes qui ont contribué au développement de Montréal. En 2013, elle est désignée personnage historique par le ministère de la Culture et des Communications du Québec. Enfin, le 29 avril 2021, elle est intronisée à titre posthume au Temple de la renommée médicale canadienne.

Je reviendrai plus longuement sur l’infirmière qu’elle a été et sur les leçons qu’elle nous donne par-delà le XVIIème siècle.

Lucioles

Conclusion provisoire

Ainsi que l’écrit A. Loyola, Jeanne Mance n’était ni une sainte, ni une religieuse, ni une veuve, ni une épouse. « C’est une femme qui était à contre-courant de son époque. Avant de fouler le sol de la Nouvelle France, Jeanne Mance a été engagée au même titre que Paul de Chomedey de Maisonneuve, comme chef de mission. Lui est embauché pour s’occuper des choses du dehors : défricher les terres, construire un fort et assurer la défense ; tandis qu’elle a été choisie pour s’occuper du dedans : la finance, la gestion ainsi que le soin des âmes et du corps. Ensemble ils assuraient un équilibre. »[14]

Qu’une femme, infirmière, puisse tenir de telles responsabilités c’est probablement trop pour un certain nombre de responsables en France. Il ne faudrait surtout pas que les infirmières prennent modèle sur Jeanne Mance et s’émancipent.

Dominique Friard


[1] Nadot M., Le mythe infirmier ou le pavé dans la mare ! Ethique & pratiques médicales, L’harmattan, Paris, 2012.  

[2] Loyola A., « Jeanne Mance et l’hôtel-Dieu aux origines de Montréal », in Traces, vol. 55, n°2 printemps 2017, p. 47.

[3] Lacoursière J., Jeanne Mance et la fondation de Montréal, Rapport final, 5 mars 2012, display2.php (wikiwix.com), consulté le 17/09/2023.

[4] Bouchard R., « Compte-rendu/ La folle entreprise. Sur les pas de Jeanne Mance », in Société Québécoise d’Ethnologie, Janvier 2019.

[5] Tremblay O. « Double cheminement », in Le Devoir, 18 mars 2011.

[6] Corriveau J., « Montréal veut faire reconnaître Jeanne Mance comme sa cofondatrice », in Le Devoir, 8 mars 2011.

[7] Abbé Elie-Joseph Auclair, in La semaine religieuse, 13 septembre 1909, cité par M-C Daveluy, Jeanne Mance, Fides, Montréal, 1962.

[8] « Allocution de Mgr l’Archevêque de Montréal à la cérémonie de l’inauguration du monument de Jeanne Mance », 2 septembre 1909, cité par M-C Daveluy, Jeanne Mance, Fides, Montréal, 1962.

[9] M-C Daveluy, Jeanne Mance, Fides, Montréal, 1962.

[10] Ibid.

[11] Ibid., p.336.

[12] Dom Guy-Marie Oury, Jeanne Mance : et le rêve de M. De la Dauversière, C.L.D., Chambray, 1983.  

[13] A. Loyola, À l’écran, « La Folle entreprise, sur les pas de Jeanne Mance », in Bulletin Mémoires vives, Bulletin n°31, décembre 2010.

[14] A. Loyola, À l’écran, « La Folle entreprise, sur les pas de Jeanne Mance », in Bulletin Mémoires vives, Bulletin n°31, décembre 2010.

Date de dernière mise à jour : 17/09/2023

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