Quelques éléments d’histoire d’une profession invisibilisée

Quelques éléments d’histoire d’une profession invisibilisée

Invité au Centre Hospitalier du Rouvray pour la commémoration du bicentenaire de sa création, je suis revenu sur un épisode oublié de l'histoire des infirmiers psychiatriques, celui de la suppression du diplôme d'infirmier des asiles en 1938. Le débat qui suivit fut riche, et mobilisa les participants. Malade, je dus partir plus tôt que prévu et ne pus assister à la journée du lendemain. A mon grand regret tant elle promettait d'être riche.

 

Je vous remercie de m’avoir invité à la commémoration du bicentenaire de la création du Centre Hospitalier du Rouvray. C’est la troisième fois que j’y viens. La première fois c’était, il y a trente ans, à l’invitation de Jean-Claude Laumonier, alors formateur à l’IFSI. Avec ma collègue Marie Rajablat, nous avions évoqué/travaillé/élaboré la question de la relation soignant-soigné avec les étudiants en soins infirmiers. Je me souviens d’une belle qualité d’échanges. J’y suis revenu une deuxième fois, dix ans plus tard, pour une formation de quelques jours sur la démarche de soins et l’implantation du dossier de soin. J’y ai rencontré des soignants réactifs, et contribué à la naissance d’un collectif de professionnels prêts à accompagner les équipes dans leur appropriation d’un nouvel outil, alors contesté.

Je suis d’autant plus ravi d’être ici que c’est pour moi l’occasion de saluer les infirmiers du Rouvray, dont la courageuse grève de la faim a été suivie, saluée, encouragée par les soignants de toute la France. Ils ont été notre honneur à un moment où les luttes se faisaient rares.

Enfin, je suis également heureux de parler devant vous, parce que Philippe Paumelle évoque dans sa thèse l’asile de Saint-Yon (ce sont ses termes) et retrace le travail que Lucien Bonnafé, un autre père du secteur psychiatrique, y effectua, avec de jeunes infirmières, pour restreindre la contention, notamment dans le pavillon Constans. Paumelle écrit dans sa thèse[1] que Bonnafé avait réalisé ce que son prédécesseur lointain Parchappe avait appris de l’un de ses infirmiers : « Dès les premières années de  ma pratique, dans l’asile de la Seine Inférieure, en 1834 ou 1835, un infirmier du quartier des hommes malpropres, nommé Nicoux, dont je me plais à honorer le dévouement, m’avait appris qu’on pouvait empêcher les gâteux de souiller de nuit leur lit et même le jour leurs vêtements, en agissant comme les mères à l’égard des enfants, qu’elles veulent rendre propre … Ainsi, pendant plusieurs années, j’ai pu montrer aux nombreux visiteurs de l’asile de Saint Yon, des gâteux qui ne gâtaient pas ».[2]

Qui se souvient aujourd’hui de ce Nicoux[3] qui anticipa, à sa façon, les travaux de Gertrud Schwing, la seule infirmière à faire partie du « Groupe du mercredi soir », à Vienne dans les années 1930 ? Racamier, comme Federn, reprit ses théories sur la fonction maternelle de l’infirmière.  

Peu d’infirmières témoignent de leur pratique et l’histoire est écrite par les médecins, à défaut de l’être par les historiens.

Revenons au cœur de notre intervention.  

Les articles et ouvrages qui reconstituent l’histoire infirmière, à quelques très rares exceptions près, ne mentionnent les infirmiers de secteur psychiatrique (ISP) que pour annoncer la disparition de leur formation et de leur diplôme en 1992.

Ainsi, en novembre 2005, quelques mois après le drame de Pau et la mise en place de la consolidation des savoirs destinée à renforcer les compétences des infirmières somaticiennes en psychiatrie, la revue Soins publie un dossier intitulé : « D’une vocation à une profession : 150 ans d’histoire infirmière[4] ». Il n’y est nulle part fait mention des infirmiers de secteur psychiatrique (ISP), ni de leur apport à la profession. Ulcérés, de nombreux ISP écrivent à la rédaction de la revue Soins et exigent un rectificatif, soit le récit d’une histoire globale et non pas régionale des infirmières. Ils obtiennent gain de cause. Les responsables de la revue sont très gênés. Pas d’intention de nuire de leur part, c’est juste un oubli presque un lapsus.

Le dossier du n° 704 porte donc pour titre : « Soins infirmiers psychiatriques : 200 ans d’histoire[5] ». Il débute par l’évocation de Jean-Baptiste Pussin et de son rôle central dans la suppression des chaines à Bicêtre puis à La Salpêtrière.

Nous pouvons noter qu’il ne s’agit pas d’histoire infirmière mais des soins infirmiers, comme si ceux-ci pouvaient exister sans professionnels pour les prodiguer. À la différence de leurs consœurs somaticiennes, les ISP consacrent un texte aux deux versions de la profession : « Autour d’une histoire commune à construire[6] ». D’une certaine façon, nous en sommes toujours là.

L’histoire des infirmiers psychiatriques pourraient être présentée de différentes façons : politique, économique, sociologique, philosophique, anthropologique. Nous avons choisi de la présenter d’une manière chronologique et épistémologique.

Avant de rentrer dans le vif du sujet, précisons que la question du diplôme relève du statut et non directement du rôle et de la fonction. La fonction soignante en psychiatrie s’est exercée bien avant qu’apparaisse le premier diplôme : Jean-Baptiste Pussin et Marguerite Jubline n’avaient pas plus de diplôme que Jean Cleudat ou Sœur Chagny. Cette même fonction s’exerce toujours alors que le diplôme n’existe plus depuis trente ans. Elle continuera de s’exercer que l’on crée ou non un master de soin en psychiatrie. Le rôle, lui, peut évoluer en fonction des attentes sociales. Nous pouvons repérer de nombreuses périodes historiques où prédomine l’aspect sécuritaire du rôle et d’autres plus apaisées économiquement (par exemple les trente glorieuses) où c’est la dimension thérapeutique qui est priorisée.  

Nous présenterons les premières formations d’infirmiers d’asile à la fin du XIXème siècle, nous verrons qu’elles ont buté sur le peu d’instruction de ces professionnels souvent issus du milieu agricole. Nous verrons ensuite que contrairement à ce que surent faire les communautés religieuses, protestantes et catholiques, aux Etats-Unis et au Canada ce peu d’instruction fut rédhibitoire ; directions d’hôpitaux et aliénistes préférant avoir un personnel peu formé mais malléable. En 1938, la messe est dite, le Diplôme d’Etat d’infirmier des asiles est supprimé. Une version soft en est proposée en 1955. Un diplôme départemental plutôt qu’un diplôme d’Etat. Le programme est réactualisé en 1973 et 1979 avant la suppression en mars 1992 de la formation et du diplôme. Avec trente ans de recul, au moment où les ISP partent massivement en retraite, nous examinerons les conséquences de cette suppression.

Il y aurait évidemment beaucoup d’autres choses à dire, analyser : présenter, par exemple, les réponses des parlementaires aux ISP en lutte entre 1992 et 1994, faire une analyse comparative des écrits infirmiers émanant d’ISP et d’IDE, revenir sur les années 70/80 et montrer comment les ISP s’autonomisent du pouvoir médical. D’autres effectueront ce travail, Benjamin Villeneuve qui réalise, au Canada, une thèse sur l’empowerment infirmier dans les années 1970-1990, par exemple.

Premières formations d’infirmiers d’asile

Ancien infirmier psychiatrique, docteur en sociologie, Marcel Jaeger a proposé un « Essai d’histoire de la profession d’infirmier psychiatrique », publié en 1990 dans la revue VST. Un chapitre entier est consacré à la formation des infirmiers. [7]

Scipion Pinel, fils de Philippe Pinel, fut le premier psychiatre à mettre en avant la nécessité d’écoles pour le personnel « subalterne », en 1836. Falret engagea le processus, dès 1841-1842. Bourneville, médecin et homme politique, obtint du conseil municipal de Paris, dont il était membre, la décision d’ouvrir les premières écoles d’infirmiers d’asile.

Deux écoles « municipales » sont créées : celle de la Salpêtrière (avril 1878) et celle de Bicêtre (mai 1878), soit dans les deux établissements où œuvrèrent de concert Philippe Pinel et Jean-Baptiste Pussin.

De nombreux auteurs évoquent l’ouverture de ces deux premières écoles françaises sans mentionner qu’elles étaient, à l’époque, dédiées à la psychiatrie. René Magnon, lui-même, qui débuta pourtant comme infirmier psychiatrique, passe très vite sur ce point.[8]

La Salpêtrière, qui fut au XVIIIe siècle le plus grand hospice du monde, était un lieu dédié aux aliénés. Charcot lui donna ses lettres de noblesse de 1882 à 1892. On y organisait à la mi-carême le célèbre « bal des folles ». Bicêtre avait le même profil. Ce n’est qu’en 1952 que s’y ouvrit l’hôpital pour enfants et en 1957 le premier service de cardiologie infantile en France.

Les premières formations infirmières furent donc destinées aux gardiens et aux infirmiers d’asile. La formation est succincte : elle dure un an et consiste en des cours d’anatomie, de physiologie, d’hygiène, de pansements, de petite pharmacie et d’administration ; elle est sanctionnée par un CAP (711 diplômes sont délivrés en 1889).

Bourneville souhaite que le personnel infirmier dispose de quelques connaissances relatives aux maladies mentales :

« Il est impossible de soigner les aliénés si l’on n’est pas auparavant prévenu des principales particularités de l’affection dont ils sont atteints. Puisque, en effet, c’est leur moral, comme on le dit, qui est pris, il faut par une conduite spéciale du service où ils vivent, y apporter avec tact et jugement le remède que l’asile leur dispense par l’ordre, la régularité de vie, la discipline intérieure tempérée par une affectueuse surveillance ».[9]

Ces ouvertures suscitent des réactions outrées de certains médecins :

« Nous avouerons sans crainte pour notre part que nous considérons l’instruction donnée trop étendue aux infirmières comme une prime à l’exercice illégal de la médecine, comme un obstacle nouveau à l’exercice de la médecine […]. C’est bien dire qu’il nous paraît un peu trop avancé pour des infirmières destinées à rester privé d’initiative individuelle si elles veulent être de bonnes infirmières ».[10]

Exercice illégal de la médecine, respect de sa place de bonne infirmière : les deux arguments serviront beaucoup, et pas seulement pour les infirmières. Les assistantes sociales y auront droit un peu plus tard tout comme les psychologues cliniciens après-guerre. Il convient tout de même de rappeler que la profession « d’officier de santé » créé pendant la Révolution française est supprimée en 1892.

Les écoles s’ouvrent malgré cette opposition : Sainte-Anne (1880), Montpellier (1899), Bron (1902), Bassens (1903), Pau (1904). L’évolution des techniques de soins (hydrothérapie, électrothérapie) rend cette formation urgente.

Chez les médecins, les divergences n’en restent pas moins importantes :

Au congrès des aliénistes et neurologues de langue française de Limoges en 1901, H. Taguet lit un « Rapport sur le personnel secondaire des asiles » favorable à une amélioration de la condition matérielle de ce personnel, mais hostile à un diplôme d’infirmier : « Je ne parlerai pas du diplôme, dont l’usage ne peut être généralisé et dont l’utilité m’a toujours paru contestable, même pour les asiles de la Seine. » Six médecins dont Bourneville s’opposent au rapport de Taguet.[11] Le rapport ne conteste pas le rôle mais tente de restreindre le statut.

Le congrès, qui devait notamment répondre à la question : « Y a-t-il lieu de remplacer les mots de gardiens et de gardienne par ceux d’infirmiers et d’infirmières ? », s’achève par le vote à l’unanimité de sept vœux, parmi lesquels deux concernent la formation. Le premier vœu demande la création d’écoles avec harmonisation des programmes, des diplômes et des examens. Ces écoles ne seraient imposées qu’aux asiles situés dans les villes où siègent les facultés de médecine. Le deuxième vœu tend à rendre le diplôme d’infirmier obligatoire pour la nomination au poste de sous-surveillant et de surveillant. C’est donc en 1901 que les gardiens sont devenus infirmiers. Ils n’avaient rien demandé. Aucun d’entre eux n’intervint à ce congrès dont ils étaient évidemment absents.

Un personnel trop peu instruit

Cette volonté de formation des gardiens, tout ambivalente qu’elle soit, n’est pas limitée à la France : Angleterre (en 1836, avant Nightingale donc, Sir Alexander Morris donne des cours aux infirmiers d’asile en 1843), à l’Ecole normale de garde-malades « La Source » à Lausanne (Baronne Agenor de Gasparin 1860), Hollande (1892), Autriche (1906), Italie (1903).

Lors du 1er Congrès international de neuropsychiatrie, psychologie et assistance aux aliénés », qui se déroule à Amsterdam, en 1907, un atelier est consacré au personnel des asiles avec « son éducation » comme sous-thème.

Rappelons que l’instruction n’est obligatoire en France que depuis la loi Jules Ferry du 28 mars 1882. Il n’y a donc rien d’étonnant au fait que des gardiens issus du milieu agricole aient un niveau d’instruction rudimentaire. Les futures infirmières, hors dames de bonne famille qui achètent leur paradis en s’occupant des pauvres et des malades, n’avaient d’ailleurs pas un niveau d’instruction très supérieur. Encore une fois, ce n’est qu’un aspect du problème. Aux Etats-Unis et au Canada, la problématique est la même, mais d’autres solutions y seront apportées.

Le bilan de cette formation n’apparaît donc pas aussi positif qu’il aurait dû l’être. En juin 1910, sur les 208 inscrits des six asiles de la Seine, 117 sont admis à passer l’oral et les épreuves pratiques. Après ces dernières, seuls 59 infirmiers sont diplômés (28 % des inscrits). C’est encore une fois une question de point de vue. La maîtrise de santé mentale proposée à Paris XII, dans les années 80-90, avait le même taux de réussite. On peut aussi considérer que ce qui importe c’est la mise en mouvement. Chaque inscrit ressort plus riche de la formation, qu’il ait le diplôme ou non.

A partir de 1920, les asiles ne dépendent plus du ministère de l’Intérieur mais du nouveau ministère de l’Hygiène, de l’Assistance et de la prévoyance sociales. Lorsque Léonie Chaptal obtint l’institution d’un diplôme d’État pour le corps infirmier, il semble acquis que les infirmiers d’asile seront reconnus comme des infirmiers à part entière, de la même façon que les asiles intégraient l’espace médical. Le décret du 27 juin 1922 crée « des brevets de capacité professionnelle permettant de porter le titre d’infirmière diplômée de l’état français » destinés « aux infirmières hospitalières, aux visiteuses d’hygiène sociale et aux diverses infirmières à spécialité restreinte, puériculture, surveillance sanitaire des écoles, hygiène mentale, etc. » (art. 1). Les infirmiers d’asiles peuvent donc légitimement accéder au diplôme d’Etat.

Notons au passage que les infirmières françaises n’ont pas fêté le centenaire du diplôme d’état, ce qui en dit long sur la façon dont elles se reconnaissent elles-mêmes et sur la réactivité de leur ordre.

Le premier texte autorisant les écoles d’asile à préparer « l’examen d’État » est le décret du 25 décembre 1927 (les asiles de la Seine ont pu l’accorder dès 1923). La formation prévue est de cinq ans : une année de cours théorique sanctionnés par un examen devant un « jury d’État », et quatre années de stages pratiques dans les « salles de médecine » (12 mois, dont 2 mois en chirurgie) et les différents quartiers de l’asile (le reste du temps). Ces stages étant notés, un « examen final d’ordre pratique, après ces cinq années d’études, passé devant un jury d’État nommé à cet effet, confèrera le diplôme d’État » (art. 4). Les infirmiers diplômés des écoles départementales de 1924 à 1928 ont droit à une équivalence pour la première année de cours théoriques.

Le décret s’applique aux asiles de la Seine (Maison-Blanche, Ville-Evrard, Ste Anne, Villejuif, etc.) mais il ouvre la voie aux autres départements, dès lors que les asiles de province ont « une organisation de cours analogue à celle des asiles d’aliénés de la Seine ». Le Ministre adresse à tous les établissements une circulaire, le 19 avril 1928, pour recenser les possibilités de chacun. La plupart des asiles de province se contentent d’une formation plus élémentaire et de diplômes qui n’ont qu’une valeur locale. Il s’agit d’éviter de financer des formations préparant « des infirmiers compétents qui s’en iraient ensuite utiliser leurs connaissances dans un autre asile où il n’y a pas de cours organisés. »[12] Cette formation est d’abord perçue comme une formation de surveillants. Il s’agit également de prendre en compte la réalité du niveau des personnels recrutés par ces mêmes directions (en général en dessous du niveau moyen inférieur à celui des conscrits incorporés).

Le Ministère persiste cependant et, par l’arrêté du 26 mai 1930, fixe le programme des études préparant à l’Examen d’État d’infirmiers et d’infirmières des asiles d’aliénés de l’État français : 36 mois d’études à répartir sur cinq ans. Le texte n’eut pas plus de succès que les précédents.

Médecins et directeurs d’hôpitaux font cause commune pour limiter la formation

L’attitude de l’État est radicalement différente de celle que nous rencontrerons au cours des années 1990-2020. L’état incite, insiste, favorise la création de structures d’enseignement. Les obstacles ne sont alors pas à son niveau. Les directions d’asiles freinent des quatre fers.

En fait, note M. Jaeger, « l’écart entre les textes officiels et la pratique grandit : les infirmiers d’asile ont, en droit, accès au diplôme d’État, mais cette filière est peu mise en place ; bien plus, elle ne semble avoir de sens pour personne. Certains asiles, par exemple, ne reconnaissent pas le diplôme d’État aux infirmiers formés dans un autre établissement : il leur faut, de toute façon, le diplôme local »[13].

Dans sa thèse, écrite en 1935, Georges Daumezon, constate que sur 43 asiles où il a pu recueillir des données, 21 n’ont aucune école, 3 proposent des cours non sanctionnés par un diplôme, 19 ont un appareil de formation conforme à l’arrêté de 1930.

Lorsque le décret du 18 février 1938 exige la possession du diplôme d’État (dit « unique ») pour la reconnaissance de la qualité d’infirmier, ça sent le sapin pour les infirmiers des hôpitaux psychiatriques. Le diplôme d’État devient un diplôme protégé. Les infirmiers d’asile ou psychiatriques n’ont plus droit au titre d’infirmiers. Ils doivent donc être soit déqualifiés massivement, redevenir de simples garde-fous, des « servants », des « domestiques » pour reprendre l’expression d’Esquirol, soit conserver le titre sans en avoir la légitimité, ni le diplôme. Dans un cas comme dans l’autre, il faudrait les remplacer rapidement par des infirmiers diplômés, pour rester conforme à l’article 68 du règlement modèle du 5 février 1938.[14] Mais où trouver ceux-ci, puisque la majorité des établissements d’aliénés ne préparent pas au diplôme d’État ? Directeurs d’hôpitaux et médecins se sont mis dans une situation folle. Après l’interruption due à la guerre, il est délivré des autorisations d’exercer qui accordent le grade d’infirmier aux non-diplômés d’État justifiant de suffisamment d’ancienneté. L’autorisation d’exercer comme infirmier à titre définitif est assortie à une restriction : elle n’est valable que pour les hôpitaux psychiatriques. « Les anciens infirmiers d’asile sont donc bien des infirmiers, mais leur champ de compétence est strictement limité ; ils y sont enfermés. »[15]

La loi du 8 avril 1946 donne un délai de deux ans aux personnes qui exerçaient en qualité d’infirmier sans avoir le diplôme d’État, pour « cesser leur activité ». Cela signifie que ces personnes devraient être licenciées, sous peine, pour les directeurs d’établissements, de se rendre coupables de complicité d’exercice illégal de la médecine.[16] Elles ont trois mois pour déposer une demande d’autorisation « à subir un examen de récupération » (examen du dossier) ; à condition qu’elles aient trois ans d’ancienneté.

Les diplômes locaux sont validés, mais l’arrêté du 3 févier 1949 établit plusieurs catégories : deux diplômes seulement permettent d’exercer la profession d’infirmière sans limitation (diplôme supérieur d’infirmière de la Croix Rouge française et brevet supérieur d’infirmier de la Marine). Onze diplômes d’hôpitaux psychiatriques conduisent à une limitation de l’exercice à ces seuls hôpitaux dont le diplôme des établissements psychiatriques de la Seine ; « ce qui signifie en clair que, contrairement à ce qui était admis, il n’a plus valeur de diplôme d’État. »[17]

Enfin, 22 diplômes d’autres hôpitaux psychiatriques publics ou privés ne permettent d’exercer que dans l’hôpital où a été effectuée la scolarité. Un dernier texte, la loi du 24 mai 1951, accorde un ultime délai pour le dépôt des dernières demandes. C’est fini pour le diplôme d’État des infirmiers psychiatriques. En attendant le retour de la tragi-comédie en 1992.

Il est assez étonnant que ce diplôme d’État des infirmiers d’asile ait été oublié par ceux qui se battaient pour conserver leur propre diplôme alors que le Cahier VST avait connu un grand succès. Nombre d’entre eux l’avaient lu. Pourquoi avons-nous collectivement oublié cette partie de notre histoire ? Ces infirmiers d’asile, nos ancêtres, se sont-ils battus, ont-ils manifesté ? Le contexte de la guerre 39-45 et de l’occupation n’était guère propice. Marcel Jaeger reprend les décrets, cite les médecins, leurs différentes positions mais on n’entend aucun infirmier. Leur silence est assourdissant.

1955, un diplôme national mais local

L’arrêté du 28 juillet 1955, impose un programme et un diplôme national, l’enseignement étant organisé à l’échelon local et l’examen au niveau régional.

Il s’agit d’une formation en cours d’emploi et l’élève est avant tout un salarié, occupant un poste dans l’équipe soignante, une formation par immersion donc. Elle aboutit à un diplôme qui confère aux lauréats l’autorisation d’être infirmiers dans l’ensemble des services publics de psychiatrie.

Françoise Michaud, infirmière enseignante à l’hôpital du Vinatier, formée par Sanky Raine et membre du GERIP (Groupe d’Etudes et de Recherches Infirmier en Psychiatrie, premier groupe infirmier dédié à la recherche), précise qu’à la même époque l’enseignement infirmier D.E. comporte 592 heures pour l’aspect théorique et 21 mois de stages pratiques –en tant qu’élèves et non pas que salariés. « Il débouche sur un diplôme qui implique la polyvalence de l’infirmier D.E. [déjà !] et lui permet d’exercer en tous lieux français, à titre salarié ou libéral. »[18] Dans son rapport sur l’histoire de la profession, elle ne se contente pas de présenter les dispositifs, elle analyse l’évolution des fonctions de l’infirmier psychiatrique.

Il devait appliquer les traitements biologiques et médicamenteux : ceci lui demandait une bonne compétence technique et donnait des résultats spectaculaires et valorisants pour lui. Il était vraiment passé d’un rôle de gardien à celui d’infirmier.[19]

L’évolution du métier implique une évolution de la formation.

« Quand on lui confiait une cure de Sakel on lui confiait à proprement parler la vie du malade et l’amélioration de son état. Il se sentait responsable et tenu de prendre certaines initiatives qui faisaient que tout pouvait ou bien ou mal finir. »

C’était « exigeant » et souvent anxiogène, mais le changement miraculeux observé chez les malades était une stimulation permanente et permettait d’établir une relation sur un mode très nouveau. Les soucis de sécurité, de gardiennage passaient au second plan, remplacés par des problèmes de compréhension du malade et des réflexions sur les attitudes thérapeutiques de l’infirmier.[20]

Ces cures de Sakel aussi nommées insulinothérapie constituent sûrement un des soins les plus complexes jamais effectués par un infirmier. L’introduction de ce traitement apporte une révolution dans les services hospitaliers d’un double point de vue : formation du personnel soignant psychiatrique par les médecins à une activité de réanimation ; introduction d’une véritable psychothérapie des schizophrènes pour lesquels on pensait cet abord impossible. Il s’agit du premier soin assumé comme à la fois technique, relationnel et (ré)éducatif.

Françoise Michaud conclut :

« […] chaque fois qu’il y a discordance entre le rôle attendu de l’infirmier, le rôle qu’il souhaite et celui qu’il joue, il se dégage un sentiment d’insatisfaction, d’inefficacité qui suscite découragement, abandon, démission. »[21]

Ce constat vaut également pour les infirmières d’aujourd’hui. Il explique pourquoi tant d’infirmières quittent les soins.

« Chaque fois, qu’au contraire l’infirmier a des aspirations professionnelles qui coïncident avec l’orientation psychiatrique du moment et qu’il dispose de moyens adaptés il devient actif, engagé dans une politique de soins, autonome »[22].

Le remaniement des programmes de formation de 1973 répondra, en partie, aux attentes de F. Michaud.

Suppression du diplôme d’ISP

Le 21 mars 1992, un décret met fin à la formation et au diplôme d’Infirmier de Secteur Psychiatrique. Les ISP sont mis en cadre d’extinction et doivent faire au moins six mois de stage à l’hôpital somatique pour obtenir le DEI. Ils sont pourtant conduits à encadrer les étudiants infirmiers pour les former à un diplôme qu’on leur refuse. Sans diplôme, une multitude d’actes quotidiens deviennent illégaux : injections retard, distribution et préparation des traitements médicamenteux, prélèvements divers et variés (sanguins, urinaires, hémocultures, coprocultures), etc., etc. alors que paradoxalement ils ont le même décret de compétence, les mêmes règles professionnelles, de quoi les rendre fous.   

Des mesures transitoires avaient été prévues en faveur des ISP souhaitant obtenir le diplôme d’État d’infirmier (DEI) avec les arrêtés du 30 mars 1992, du 14 janvier 1993, du 11 juillet et du 26 octobre 1994. Contrainte par la mobilisation des ISP [23], convaincue par les arguments développés tant à Paris qu’à Bruxelles, Simone Veil, alors ministre de la Santé, signa un arrêté qui octroyait sans condition le DEI à tous les ISP qui en feraient la demande. La psychiatrie était (re)mise au même rang que les soins généraux.

Cette reconnaissance ne fit pas long feu. Le Conseil d’État, saisi par la Fédération nationale des infirmiers (FNI) et le CEFIEC, annula l’arrêté du 26 octobre 1994 dans un arrêt du 30 décembre 1996. Le CEFIEC relevait que l’abrogation des mesures transitoires aurait un effet négatif sur « la qualité des soins aux patients, la crédibilité de la formation infirmière et la profession » [24] . Quant au FNI, dans une splendide dénégation, M.-J. Ourth-Bresle, sa présidente, déclarait que son recours avait pour but de « maintenir un haut niveau de compétence professionnelle : la formation et le champ d’exercice des infirmières sont réglementées dans l’intérêt des malades, et non pas pour créer une catégorie professionnelle protégée ». [25]

Cet acharnement judiciaire apparaît d’autant plus suspect, que D. Levert, directeur de cabinet, précisait dans la circulaire du 3 avril 1995 que « l’attribution de ce diplôme ne délie pas les infirmiers de secteur psychiatrique qui souhaitent changer de secteur d’activité de l’obligation d’effectuer le stage d’adaptation à l’emploi prévu par l’arrêté du 26 octobre précité ». [26]

La qualité des soins, la crédibilité de la formation infirmière et de la profession, l’enseignement théorique et clinique n’étaient en rien menacés par le diplôme d’État des ISP. Il s’agissait ni plus, ni moins de les écarter de l’infirmerie, de les « éparpiller par petits bouts, façon puzzle »[27], de correctionner, dynamiter, disperser, ventiler. La direction générale, Marché Intérieur et services financiers, de la Commission européenne, n’hésita d’ailleurs pas à franchir le pas, en octobre 1995, en écrivant, via le clavier de son directeur général-adjoint H. F. Beseler : « […] les infirmiers psychiatriques convertis ne pourront ni porter le titre professionnel d’infirmier ni se prévaloir d’un diplôme d’État d’infirmier […] afin de faire reconnaître leurs diplômes et de circuler librement dans les autres États membres de la Communauté comme infirmiers en soins généraux. C’est la raison pour laquelle il a été suggéré aux autorités françaises de réfléchir à l’adoption d’autres dénominations autant au niveau du titre professionnel qu’au niveau du diplôme délivré à ces infirmiers suite à leur conversion, et cela afin d’éviter toute confusion possible avec les infirmiers en soins généraux couverts par les directives communautaires ».[28]

À l’issue du divorce, les ISP n’étaient même pas autorisés à reprendre leur nom de jeune fille : « gardiens de fous ». Ils seraient devenus des « sans nom ».

La loi n° 99-641 du 27 juillet 1999 prévoit en premier lieu l’attribution d’un diplôme d’État d’ISP aux personnes titulaires du diplôme d’ISP. En second lieu, elle indique que le DEI pourra être attribué aux intéressés qui auront suivi un complément de formation défini par une commission présidée par l’autorité administrative et composée en nombre égal de médecins, d’IDE et d’ISP, ces deux derniers devant être titulaires d’un diplôme de cadre de santé. En dernier lieu, ce texte procède à une extension des lieux d’exercice ouverts aux ISP. Il est aussi prévu que le complément de formation ne pourra être inférieur à 6 mois. Il doit permettre aux intéressés de se conformer aux exigences de la directive communautaire 77-453-CEE du 27 juin 1977. L’organisation du complément de formation est confiée à un IFSI désigné par la commission, celle-ci pouvant être saisie de toute difficulté rencontrée dans l’organisation des stages. Les objectifs du stage sont négociés entre le demandeur, le directeur de l’IFSI (nécessairement situé dans la région d’exercice du candidat) et le responsable du stage. Il n’est pas indifférent que l’organisation du complément de formation et notamment les objectifs du stage soient négociés avec l’IFSI, tenu d’être adhérent du CEFIEC, principal bénéficiaire de la réforme et acteur majeur de la décision du Conseil d’État.[29]

Le stage donne lieu à un bilan remis à l’intéressé et transmis à la commission, qui se prononce sur l’attribution du DEI à l’ISP concerné au vu du bilan précité. Nous voyons se réaliser une des premières étapes de la professionnalisation infirmière : pouvoir choisir qui est digne ou non d’être infirmière. Les démarches croisées de la FNI et du CEFIEC sont en effet évidemment à entendre dans ce registre.

Trente-trois mois de formation plus 6 mois (au minimum) de stage, cela représente 39 mois de formation. À la fin du stage, ces infirmiers avaient donc une durée d’études supérieures à celle des IDE qui les formaient. Ils possédaient une double compétence : en soins somatiques et en psychiatrie. Cette double compétence fut-elle prise en compte, valorisée ? Devinrent-ils infirmiers spécialisés ? À une date ultérieure ? Evidemment non.

Quelle crédibilité pour la formation d’ISP ?

Quel pouvait bien être le contenu des études d’ISP ? À quoi pouvait bien préparer ce diplôme si la moindre IDE, diplômée avant ou après la réforme des études, sans réelle formation en psychiatrie, pouvait intégrer, du jour au lendemain, un service de psychiatrie ou de pédopsychiatrie en étant dépourvue de toute technicité, de toute théorie ou connaissance spécifique ?

L’Ordre national des infirmiers – que l’on ne saurait suspecter d’éprouver une excessive sympathie pour les ISP – a rédigé, en 2010, un rapport de synthèse intitulé « Psychiatrie et santé mentale. Enjeux et perspectives pour les pratiques infirmières ». On peut y lire : « Du côté de la formation des infirmiers, il est généralement admis que l’exercice infirmier en psychiatrie relève au minimum d’une spécialisation, voire d’un véritable référentiel de pratique avancée. Il ne peut y avoir d’efficience des soins psychiatriques sans une expertise clinique infirmière garantissant l’observance, la continuité, la globalité et la qualité des réponses aux besoins des patients et de leurs proches. Les mesures de tutorat infirmier, mises en œuvre pour répondre a minima à ce besoin de formation spécifique et faciliter l’adaptation des nouveaux infirmiers, n’ont pas permis d’atteindre cet objectif d’expertise.[30].

L’infirmier polyvalent ne le serait finalement pas tant que cela. En quoi consiste donc le rôle de l’infirmier en psychiatrie ?

« De facto, dans de nombreux services de psychiatrie, les infirmiers de secteur psychiatrique sont le plus souvent seuls en première ligne. Ils assurent et assument l’accueil et l’orientation des patients et de leurs proches ainsi que les entretiens de première intention. Ils détectent les situations d’urgence, apprécient l’évolution de l’état mental des malades, mesurent les risques pour les patients et leur entourage et prennent les mesures appropriées. […] Les infirmiers expérimentés sont mobilisés en priorité pour ces missions à grande responsabilité et parfois à haut risque. Elles nécessitent en effet une compétence affirmée en clinique psychiatrique pour suivre en ambulatoire les patients de psychiatrie, notamment ceux souffrant de psychose »[31].

Tout cela, évidemment, avec pour seul bagage, l’apport de la formation initiale. Le rapport mesure l’écart entre les deux formations :

« À la suite de la suppression du diplôme d’ISP, la formation théorique en psychiatrie est réduite de 400 heures et les stages obligatoires de santé mentale ou psychiatrie sont limités à 280 heures. Des stages cliniques […] et des stages optionnels sont possibles, ce qui limite le manque de spécialisation à l’intérieur d’une formation IDE polyvalente » [32].

Il ne s’agit pas seulement d’un manque de spécialisation. Les personnes en souffrance psychique peuvent être accueillies aux urgences, en rééducation après une tentative de suicide, ou comme tout un chacun dans un service d’oncologie ou de cardiologie. Ils sont par ailleurs de plus en plus nombreux à souffrir de troubles métaboliques induits par des prescriptions insuffisamment maîtrisées de neuroleptiques atypiques. Le rapport poursuit : « Cette réforme a par ailleurs entraîné la fermeture de 75 % des centres de formation professionnelle en psychiatrie au bénéfice presque exclusif des anciennes écoles d’infirmières, faisant disparaître les apports spécifiques de la psychiatrie dans la nouvelle formation des IDE. Il est donc évident que la suppression du diplôme infirmier de secteur psychiatrique en 1992 a été particulièrement délétère pour l’exercice de la profession en psychiatrie. Il n’existe pas, depuis la suppression du diplôme d’infirmier de secteur psychiatrique, de formation spécifique préparant à cet exercice »[33]. L’attaque contre le statut finit par provoquer des effets qui modifient la façon de remplir le rôle ; un certain nombre de missions que le rapport cite ne sont plus suffisamment remplies.  

La branche que l’on aurait voulu morte ne s’est pas asséchée pour autant. Les cousins de province de psychiatrie ont continué à élaborer, à publier, même s’ils ont été peu cités par leurs collègues français (et pour cause : ils n’existaient plus). Si les professionnels ont été placés en cadre d’extinction, si cette branche de la profession a cessé d’exister, n’étant plus enseignée, le savoir disciplinaire, lui, s’est étoffé, a produit de nouveaux concepts. En France, des auteurs tels que J.-P. Lanquetin et J. Merkling [34] ou nous-mêmes parmi d’autres [35], ont proposé de nouvelles lectures du soin et ont su faire œuvre. Quels infirmiers les lisent ? Combien d’enseignements en IFSI les reprennent ? Que faire de ces avancées ? S’inscrivent-elles dans le registre disciplinaire ? C. Dallaire nous rappelle que le premier doctorat en sciences infirmières de l’histoire « a été offert à l’université de Boston et dans le domaine des soins infirmiers psychiatriques » [36]

Quelle spécificité pour les soins en santé mentale ?

Différents manuels ont été écrits par et pour les infirmiers qui se formaient à la psychiatrie. Les premiers datent de 1903. Le Manuel technique de l’infirmier des établissements d’aliénés de R. Mignot et L. Marchand (1912) énonce qu’un bon infirmier n’a pas recours à la contention. L’aliéné, l’asile, l’infirmier (1911) de Th. Simon invite, lui, les infirmiers à supprimer la contention de leurs services. Nous n’en évoquerons qu’un : Soins infirmiers en santé mentale, écrit par un collectif auteurs infirmiers et psychiatre sous la direction de Claude Dumenieu (psychologue, psychanalyste).

Publié en 1981, Soins infirmiers en santé mentale aborde les soubassements théoriques spécifiques à ces soins. La première partie reprend le développement de la personnalité de l’enfant avec l’étude des différents stades de son développement psycho-affectif, l’accent est ensuite mis sur les aspects dynamiques de la personnalité, on différencie les mécanismes de défense utilisés dans les grandes structures de personnalité (névrose, psychose et organisation limite). Les discours sur la maladie mentale et les grands courants qui visent à l’expliquer sont présentés : psychanalyse, phénoménologie, antipsychiatrie, ethnopsychiatrie, psychothérapie institutionnelle, approche systémique, etc. Les facteurs biologiques ne sont pas oubliés et bénéficient d’un chapitre. Cette première partie se clôt avec la classification des maladies mentales. La deuxième partie, la plus spécifique en matière de soins, est dédiée à l’infirmier dans sa rencontre avec le malade et l’équipe. L’ouvrage décrit donc la relation soignant-soigné : « Ce n’est qu’à partir du moment où un soignant a une claire perception de lui-même, qu’il peut faire le choix de s’investir ou non dans une relation avec un malade, et que cette relation a quelques chances d’être thérapeutique. »[37] L’infirmier doit être capable d’écouter, d’observer, de comprendre les paroles et le comportement, de saisir la dynamique de la relation afin d’intervenir à bon escient et enfin d’avoir un désir d’aider qui ne soit pas trop ambigu et qui doit donc être mis en travail. A une série de chapitres qui déclinent cette dynamique, succède une initiation à l’acquisition de technique d’animation et de communication. Différents types de soin sont détaillés : jeux de rôle et psychodrame, expression corporelle, terre, peinture, émaux, art-thérapie, etc. Cette formation étant pratique, les différents outils sont expérimentés par les étudiants. Cette partie s’achève par un chapitre consacré aux phénomènes de la dynamique des groupes. Sont étudiés chefs et leader, la communication, les conflits dans les groupes, puis dans l’équipe soignante. Ces points sont travaillés en ateliers et mobilisent les étudiants qui travaillent la dynamique propre de leur groupe. La troisième partie présente le travail de secteur et hors-secteur ; travail thérapeutique et réadaptation au travail, thérapie institutionnelle (travail sur l’espace, les personnes, la vie institutionnelle, les soignants) qui précèdent les traitements biologiques.

Indépendamment des aspects psychopathologiques que nous n’avons pas évoqués explicitement jusqu’ici, la formation évoque avec précision le développement psychoaffectif de l’enfant et les aspects relationnels du soin. Elle permet au futur infirmier de se plonger dans le groupe, dans sa vie, ses communications, ses conflits. Elle permet d’expérimenter des techniques de médiations bien utiles pour entrer en relation avec le patient, l’accompagner dans une voie psychothérapiques et développer de l’éducation thérapeutique en groupe. S’ils ont subsisté, ici ou là, selon les priorités des IFSI, nombre de ces savoirs ont cessé d’être enseignés. 

 

Une lecture restrictive de la polyvalence

Les IFSI ne recrutèrent pas ou peu d’enseignants infirmiers issus de la psychiatrie. Il fallut un certain nombre de rappels à l’ordre pour que le CEFIEC y consente. Quand il ne fut plus possible de reculer, fut proposée une bien étrange lecture de la polyvalence, puisque les enseignants aussi devaient être polyvalents. C’est ainsi que les formateurs issus de la psychiatrie enseignèrent ou furent référents en cardiologie ou en réanimation, que celles qui avaient exercé en cardiologie ou aux urgences furent attachées à la psychiatrie dont elles n’avaient aucune expérience. [38] Lors des mises en situation professionnelle (MSP) réalisées sur les terrains de stage, les soignants de psychiatrie virent ainsi débarquer des enseignantes terrorisées par les patients, qui ne les approchaient pas à moins de 2 mètres et incapables de comprendre ce qui se passait en termes relationnels, techniques voire éducatifs. Elles ne transmirent aux étudiantes que leur peur et leurs représentations péjoratives des personnes qui souffrent de troubles psychotiques, considérées comme forcément violentes et inaccessibles à la réassurance. Évidemment, cela ne fonctionna pas et cela n’a jamais fonctionné. Les isolements et contentions se sont multipliés.

Le drame de Pau qui vit, en 2005, un patient schizophrène assassiner une infirmière et une aide-soignante mit en évidence qu’il y avait un sérieux problème en matière de formation en psychiatrie. Les infirmières polyvalentes ne l’étaient pas. Il fallut mettre en place, en urgence, une formation complémentaire de 15 jours et un dispositif de tutorat pour que les IDE comblent leur déficit de connaissances, en formation continue. Aucune commission ne fut créée pour évaluer les IDE et leurs pratiques en psychiatrie. La formation ne donna lieu à aucun bilan individualisé à partir duquel l’IDE aurait pu mesurer le chemin qui lui restait à parcourir pour s’approprier les théories, les soins réalisés en psychiatrie. Les résultats en furent tellement mitigés que l’État cessa de financer cette formation au bout de 4 ans. Les IDE ne furent d’ailleurs jamais vraiment évaluées.[39] On n’acquiert pas une praxis en 2 semaines de formation. S’il a fallu 6 mois aux ISP pour apprendre quelques gestes techniques et obtenir un diplôme d’État, combien de temps faudrait-il aux infirmières polyvalentes pour réellement le devenir ? La question fut-elle seulement posée ? Les soins en santé mentale ont continué à se dégrader, les isolements, les contentions, les soins sous contrainte à se multiplier. Le soin infirmier en psychiatrie et les théories qui le sous-tendent se sont ainsi considérablement appauvris.

Conclusion

Le constat est terrible et singulièrement désespérant. Il convient cependant de le nuancer. Retracer l’histoire d’un diplôme ou d’un statut (surtout quand celui-ci n’existe plus) débouche forcément sur une lecture (et une plainte) corporative. Si la suppression d’un diplôme, d’un statut, d’un champ de connaissance ne produit que des effets positifs, alors l’Etat a bien fait de les supprimer. Les professionnels qui manifestaient avaient tort et méritent d’être balayés par l’histoire. Si au contraire, cette suppression laisse un vide, un manque, un trou, c’est que l’Etat et les groupes de pression qui contribuèrent à cette effacement ont commis une erreur sinon une faute. Il faut faire en sorte de la réparer et sortir de la plainte.

Le déficit de formation n’est pas rédhibitoire. Avec une formation continue qui fonctionne et propose des axes de formation suffisamment forts et construits, des séminaires de réflexion mensuels organisés sur le terrain, des études de cas et de l’analyse des pratiques professionnelles, il est possible d’acquérir et de développer les savoirs manquants. A condition de rester suffisamment longtemps dans la discipline, de s’y spécialiser.

On ne rétablira pas le diplôme d’ISP. Si l’on devait réinjecter des éléments de savoir lié à la psychiatrie dans la formation initiale, ce ne serait qu’à la marge et nécessairement insatisfaisant. Ce rajout, sauf à augmenter d’une année la durée de la formation infirmière, s’effectuerait aux dépens d’autres contenus sûrement importants également. Il paraît préférable de créer un master clinique de soins en psychiatrie sur le modèle de ce qui existe pour les infirmiers en pratique avancée.    

Il existe néanmoins quelques signaux, certes faibles, qui montrent un frémissement. Les 70 dossiers de pratiques novatrices proposés chaque année à la Fondation de France par des équipes de soins exerçant en psychiatrie. S’ils éprouvent des difficultés à théoriser et à mesurer l’impact des activités qu’ils proposent, les équipes soignantes n’en témoignent pas moins d’une belle créativité. Les trois prix remis chaque année en sont une preuve éloquente. Qu’il s’agisse de créer un programme d’ETP destiné à accompagner des patients psychotiques vers la reprise de travail[40], d’élaborer un questionnaire d’accueil qui évalue non seulement les ressources du patient, ses émotions mais également les outils qu’il mobilise pour résister à la frustration.[41] Elles passent aussi par des Programmes Hospitaliers de Recherche Infirmière (PHRIP) en Psychiatrie, tel celui dont Yvonne Quenum est l’investigatrice principale. Il vise à mesurer l’effet du plan de crise conjoint sur les soins sous contrainte.[42]

Quelques trop rares IFSI invitent les étudiants à lire et à critiquer la littérature dédiée aux soins. J’ai ainsi reçu, fin juillet, un courrier de Frédéric, Mélusine, Dorothée, Paul-Henri et Rolland, des étudiants de Sandrine Villemont et Arkadiusz Koselak-Marechal, enseignants à l’IFSI du Rouvray. Ceux-ci ont travaillé sur un passage d’un de mes livres qui traite de l’écriture infirmière et en ont réalisé une très riche synthèse qui parle autant d’eux, de leurs questions, de leur perception de la discipline que du contenu même du texte.

Ce ne sont peut-être que des lucioles dans la nuit mais elles sont riches d’espoir.

Merci !

Dominique Friard


[1] Paumelle P., Essais de traitement collectif du quartier d’agités, Editions ENSP, Rennes, 1999.

[2] Parchappe, Des principes à suivre dans la fondation et la construction des asiles d’aliénés, 1853.

[3] Il semble que ce Nicoux ait laissé quelques souvenirs aux soignants du Rouvray, ceux-ci opinant du chef quand je l’ai évoqué.

[4].   « D’une vocation à une profession : 150 ans d’histoire infirmière », Soins, n° 700, novembre 2005, p. 25-53.

[5].   « Soins infirmiers psychiatriques : 200 ans d’histoire », Soins, n° 704, avril 2006, p. 26-67.

[6].   D. Friard, « Une histoire commune à construire », Soins, n° 704, avril 2006, p. 61-64.

[7].   M. Jaeger, « Garder, surveiller, soigner. Essai d’histoire de la profession d’infirmier psychiatrique », Cahiers VST, n° 3, janvier 1990.

[8].   R. Magnon, Les infirmières : identité, spécificité et soins infirmiers. Le bilan d’un siècle, Paris, Masson, 2001, p. 16.

[9].   D.-M. Bourneville, Manuel de la garde-malade et de l’infirmière, op. cit.

[10]. Journal de médecine et de chirurgie pratique à l’usage des médecins praticiens, Paris, t. 50, 3e série, avril 1879. M. Jaeger (« Garder, surveiller, soigner », art. cité), qui le cite, estime que l’auteur en est le Dr Just Lucas Championnière, non pas aliéniste mais gynécologue.

[11]. M. Jaeger, « Garder, surveiller, soigner », art cité, p. 46.

[12] BOUYER, JOURDRAN, L’enseignement professionnel des infirmiers à l’asile de Saint-Robert, in L’aliéniste français, mars 1928, p. 92.

[13] JAEGER (M), Garder, surveiller, soigner, op. cit., p. 51.

[14] Nous retrouvons bien là le processus de professionnalisation décrit par Hughes. Il passe dès 1938, et c’est la première fois, par l’exclusion des infirmiers d’asile. La suppression de 1992 n’en sera que la répétition. Nous retrouvons les mêmes acteurs mais à des places différentes. Les « psy » sont à chaque fois les dindons de la farce.

[15] JAEGER (M), Garder, surveiller, soigner, op. cit., p. 53.

[16] RAYNIER (J), BEAUDOIN (H), L’assistance psychiatrique française, Paris, Le François, t. I, 1949, p.377.

[17] JAEGER (M), Garder, surveiller, soigner, op. cit., p. 53.

[18] Ibid., p. 22.

[19] Ibid., p. 22.

[20] Ibid., p. 22-23.

[21] Ibid., p. 24.

[22] MICHAUD (F), Histoire du personnel soignant en psychiatrie, op. cit., p. 24.

[23]. Les ISP se sont mobilisés massivement pour leur diplôme et le maintien de leur formation. Ils étaient ainsi près de 10 000 à Paris le 13 mars 1997 (environ 20 % des ISP alors que les infirmières n’ont pas le droit de grève et qu’elles sont réquisitionnées ; c’est un peu comme si 100 000 IDE manifestaient).

[24]. Lettre adressée par M.-O. Galant, présidente du CEFIEC, à Mme Veil, MM. Douste-Blazy, Charpy, Meyohas, Ministère des Affaires Sociales de la Santé et de la Ville, 19 septembre 1994, cité in CNMP, Pour la reconnaissance des soins infirmiers en psychiatrie, op. cit., p. 109.

[25]. M.-J. Ourth-Bresle, Avenir et Santé, n° 240, décembre 1995, cité ibid., p. 113. C’est nous qui soulignons.

[26] Lettre adressée, le 3 avril 1995, par le Cabinet du Ministre d’État, le directeur de Cabinet, le ministre d’État, ministre des Affaires Sociales, de la Santé et de la Ville à Mesdames et Messieurs les Préfets de région, Directions Régionales des Affaires Sanitaires et Sociales (pour mise en œuvre), Mesdames et Messieurs les Préfets de Département, Directions Départementales des Affaires Sanitaires et Sociales (pour information).

[27]. M. Audiard, Les tontons flingueurs, Gorges Lautner, 1963.

[28]. Cité in CNMP, Pour la reconnaissance des soins infirmiers en psychiatrie, op. cit., p. 120.

[29] Le CEFIEC n’en fait d’ailleurs pas mystère : « En 1992, de nouvelles orientations sont souhaitées telles que : dynamiser l’action, ouvrir l’Association, simplifier les statuts… Cette même année voit la fusion entre la Formation au diplôme d’État d’Infirmière et la Formation au diplôme d’Infirmier de Secteur Psychiatrique ; c’est l’ouverture du CEEIEC aux Centres de Formation I.S.P. » Historique du CEFIEC, https ://www.cefiec.fr/le-cefiec/historique/, consulté le 22 août 2020.

[31]. Ibid.

[32]. Ibid.

[33]. Ibid.

[34]. J.-P. Lanquetin, S. Tchukriel, L’Impact de l’informel dans le travail infirmier en psychiatrie, op. cit. ; J. Merkling, Les Fondements de la relation de soin, Paris, Seli Arslan, 2017.

[35]. Cf. E. Digonnet, D. Friard, A.-M. Leyreloup, M. Rajablat, Schizophrénie et soins infirmiers. Une approche clinique du traitement et des soins, Paris, Masson, 2004 ; B. Ponet, Folie, leçon de choses, Toulouse, Érès, 2011.

[36]. C. Dallaire, « La Difficile relation des soins infirmiers avec le savoir », art. cité ; cf. S. Gortner, « Knowledge development in nursing : Our historical roots and future opportunities », Nurs Outlook, n° 48(2), 2000, p. 60-67.

[37] DUMENIEU (C), La relation soignant/soigné, in Soins infirmiers en santé mentale, Spécificité des soins infirmiers en psychiatrie. Editions Lamarre Poinat, Paris, 1981, pp. 61-73.

[38]. Véronique Peschard-Murati, citée plus haut, et quelques autres enseignants issus de psychiatrie et exerçant dans un IFSI situé au cœur d’un établissement psychiatrique résistèrent et maintinrent un haut niveau d’exigence, mais ils ne constituaient pas, hélas, la majorité des enseignants.

[39]. www.ordre-infirmiers.fr > rapport_cnoi_psychiatrie_sante_mentale.pdf, op. cit.

[40] Vachet V., 2e Prix 2021 : Programme ETP réinsertion professionnelle « A…Venir ! », 2ème Prix 2021.

[41] Billé V., Questionnaire Préventif de la Gestion des Emotions (QPGE), 1er Prix 2020.

[42] Quenum Y., « Plan de crise conjoint et soins sous contrainte », in Santé Mentale, n° 245, février 2020.

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