Un asile comme les autres

Un asile comme les autres

 

Comment a-t-on humanisé les hôpitaux ? A quoi ressemblait un asile dans les années 60 ? Comment les pionniers s’y sont-ils pris pour considérer les patients comme des sujets ? Le psychologue, Jean Jacques Ritz, évoque un psychiatre oublié, Alfred Lang mort en 1974 et surtout sa propre lutte pour faire sortir/faire évader des patients qui restaient parfois des années hospitalisés.

 

Je me suis mis à chercher, titillé par un commentaire du psychiatre Jean-Pierre Vignat qui évoque les pionniers méconnus de l’histoire de la psychiatrie, à l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu qu’il oppose aux « vedettes » comme Roger Gentis : « L’entrée de la psychanalyse à l’H.P, mettant au premier plan l’interaction patient -professionnel, amenant celui-ci à travailler sur son ressenti et ses représentations n’a pas été le fait de ces « vedettes » mais de praticiens infirmiers, ergothérapeutes, psychologues, médecins (je pense notamment à Alfred LANG à St-Jean de Dieu/Lyon). »

Je crus un instant qu’il parlait des années 1940-1950. Ces pionniers ont, en réalité, œuvré dans les années 1965-1970. Je suis donc tombé, en furetant, sur un texte de Jean-Jacques Ritz, psychologue qui a travaillé en Hôpital psychiatrique de 1964 à 2005. En se référant à l’histoire et à la culture de l’hôpital psychiatrique, il évoque, repère et analyse les grands courants conceptuels qui ont marqué l’histoire de la psychiatrie française. Il s’interroge notamment sur « l’émergence, la répression, la disparition, le retour, la chute et l’ascension du sujet (et de la subjectivation), sujet que l’on nomme aussi personne, fou, aliéné, numéro, malade mental, patient, client et que l’on appelle parfois par son nom »[1]

Un psychologue qui raconte et analyse l’histoire de la psychiatrie, en tant qu’infirmier ça ne pouvait que m’intéresser, et qui en plus s’exprime en première personne du singulier, c’est encore plus passionnant.

« En 1965 je prends mon premier poste de psychologue à l’Hôpital st Jean de Dieu dans le huitième arrondissement de Lyon. Configuré comme un parfait asile psychiatrique il n’avait guère changé depuis sa création : immenses bâtisses d’architecture religieuse (grands cloîtres entourant une grande chapelle) cernées de longs et hauts murs longeant la route de Vienne, qui n’est autre que la fameuse nationale 7, parc splendide aux essences rares et plus que centenaires, portail colossal bien gardé. Les unités de soin ont en moyenne cent à cent cinquante patients (il y a à l époque environ 1300 lits) avec leurs dortoirs démesurés, leurs salles d’ergothérapie (travail à façon), leurs réfectoires et leurs bars très achalandés ! Comme le dit la coutume il s’agit bien d’un petit village : ferme, plantations, porcherie, élevage de poules, moulin à blé, cuisines, boulangerie, buanderie ( toute neuve), cave à vin, cinéma, cafés accueillant familles et patients, bazar où l’on trouve de tout des cigarettes aux chaussures, «dépense» c’est-à-dire dépôt alimentaire ouvert aussi aux patients, ateliers artisanaux divers ( ferronnerie, ébénisterie, atelier de reliure, vannerie, etc.), tennis, terrain de sport et de football, école d’infirmiers, noviciat pour les jeunes frères et tout ce que j’ai oublié! »[2]

En apparence, Ritz entre dans un hôpital psychiatrique banal que rien ne distingue des autres, en dehors du fait qu’il est tenu par des frères. Des unités de 100 à 150 patients, des dortoirs immenses, un fonctionnement autarcique. Uniquement des hommes, la mixité n’apparaitra que plus tard.  

« Cet hôpital reçoit les malades hommes du département de la Loire et depuis peu de Vénissieux (tout début de la sectorisation). Les patients portent une tenue uniformisée et participent activement à la maintenance de ce « village ». Il me semble qu’alors le temps moyen d’hospitalisation était de plusieurs années. Les frères ont leurs locaux privés. Un internat reçoit les étudiants en médecine. Trois médecins-chefs déjà âgés viennent travailler chaque matin de 9h à midi. Un autre nouvellement arrivé assure une présence beaucoup plus importante. »[3] Si je compte bien, ça fait quatre psychiatres pour 1300 lits. Poursuivons notre découverte de St Jean de Dieu en ces vertes années 1960-1965.

« C’est le Dr Alfred Lang qui sera à l’origine des premières réformes et sans aucun doute des premiers instants de reconnaissance du sujet chez les patients et aussi chez les soignants. Marc Bonnet travaille avec lui depuis un an, inaugurant la première place de psychologue dans cet asile. Les infirmiers psychiatriques sont formés (rapidement) sur place et sont encore considérés comme des gardiens et des « serviteurs » par les religieux. Pour postuler cette fonction il était préférable de pouvoir fournir un certificat de baptême et deux lettres de recommandation d’ecclésiastiques. Seules huit femmes étaient présentes : assistantes sociales et secrétaires médicales. »[4] Nous voyons apparaître le Dr Lang, premier psychiatre rénovateur de l’établissement et le premier psychologue clinicien, Marc Bonnet. En ce qui nous concerne, la formation d’infirmier psychiatrique, formation départementale, dont le programme a été fixé en 1953 n’a pas cours dans cet H.P. De nombreux médecins préfèrent encore avoir des auxiliaires qu’ils forment vite fait mal fait que des collaborateurs bien formés. C’est d’ailleurs cette attitude qui a entraîné la 1ère suppression du diplôme d’Etat d’Infirmiers des Asiles, en 1938. Ces (vieux) psychiatres n’ont rien appris. L’asile autarcique prospère.

« Dans le parc les biches paraissent un peu ralenties : les croutons de pain contiennent parfois quelques neuroleptiques Mais tout y paraissait ralenti ! J’étais stupéfait de voir que derrière ces murs les évènements sociaux, politiques et même religieux de l’époque n’avaient pas droit de cité. Pourtant un certain bouillonnement social se faisait jour dans ces années prises entre la fin de la guerre d’Algérie et les évènements de mai 68. »[5]  L’asile, c’est ça aussi : un monde clos où le monde extérieur n’existe pas. Des patients et des soignants repliés sur eux-mêmes. On n’y rend pas de compte. Pas plus à soi-même qu’à un quelconque juge des libertés et encore moins à un Contrôleur Général des Lieux de Privation de Liberté. C’est le château de la Belle au Bois Dormant.

« Confiné sous les toits dans un bureau sis entre un dortoir gigantesque et le cabinet dentaire aux alentours marqués chaque jour de consultation de quelques traces de sang, je tentais de faire alliance avec ceux que je considérais comme les plus éveillés et les moins renfrognés. Je tentais plusieurs fois de supprimer l’énorme crucifix qui paradait au-dessus de ma tête mais, comme par miracle, il revenait s’installer le jour suivant

Chaque matin je participais aux consultations groupales : le patient était reçu par le médecin chef entouré de tout son aréopage et il n’était pas rare que l’entretien soit mené par l’assistante sociale de même que les décisions médicales (traitement, permissions, sorties, mutations, etc.). Un jour, distrait, ou faisant preuve d’un relâchement de sa censure psychique, le médecin conclut l’entretien auprès d’un patient déprimé par : eh bien c’est très bien, mon brave. Ne vous inquiétez pas, on va vous aggraver ça rapidement ».

J’avais le droit de voir les patients individuellement et ce furent de bons moments. Je devais leur faire passer des tests et en faire rapport au staff ; je trouvais généralement les patients sympathiques et ne les trouvait pas si fous que ça, mais personne n’était d’accord avec moi et l’on me faisait comprendre que j’étais bien gentil mais que je ne servais à rien. »[6] La description est précise et décrit la réalité de nombreux asiles. La Grande visite du médecin suivi de toute sa cour est de règle. André Roumieux nomme ce rituel : le cirque. Réduit à la pratique des tests, les psychologues ont souvent la sensation de ne servir à rien.  

« Après quelques mois et après en avoir parlé avec mon collègue M. Bonnet je pris la décision de tout faire pour que les nouveaux patients puissent sortir le plus rapidement possible.

Comme chacun sait, ou ne sait plus, jusque dans les années 70 une simple bouffée délirante risquait de vous faire rester éternellement à l’asile pour peu que vous ne fassiez pas preuve de bon sens dans les trois semaines qui suivaient votre entrée et que votre famille ne s’inquiète plus trop de vous. Faire sortir ou plutôt faire s’évader ! Conseillant aux patients la conduite à tenir au cours des entrevues médicales et parfois avec l’aide d’un interne ou d’un infirmier j’obtenais leurs sorties et m’engageais à les suivre à l’extérieur ce qui n’était pas simple puisqu’il n’y avait pas de centres de consultation externes et que je n’avais pas de pratique privée. Je les voyais donc dans les bistros, parfois aussi chez eux ou chez moi.

Mais faire sortir c’est aussi faire sortir de soi ou faire sortir le mal, c’est donc un programme ambigu, une injonction plus liée à l’urgence qu’à la cohérence clinique. Mais cela donna des résultats heureux et durables. Autre paradoxe : plus tard, avec certains internes et infirmiers courageux nous avons tenté de faire une entrée dans les services « de chroniques » vierges de toute approche médicale et psychologique. Hélas, nos bons patients avaient été si bien conditionnés, empaquetés, aliénés que ce fut nous qui nous fîmes sortir Sujets inanimés avez-vous donc une âme ? »[7]

Les propos de Jean-Jacques Ritz vérifient bien les paroles de Roger Gentis : « Depuis trente ans, tout changement a été conquis de haute lutte, toute évolution a été l'œuvre d'une minorité agissante, se battant pied à pied … »

Je n’ai quasiment rien trouvé à propos d’Alfred Lang, mort en 1974, alors qu’il était médecin-chef à Saint Jean de Dieu mais chemin faisant j’ai croisé le chemin de Jean Jacques Ritz qui, tout au long de sa carrière, fit honneur à la profession de psychologue.

 

D. Friard

Jean-Pierre Vignat a réagi à cette page sur LinkedIn, voici ses réactions. Je l'en remercie.

"Bonjour,
L’hôpital décrit par JJ RITZ est un instantané d’avant sa rapide transformation à partir de 1970 avec le départ des vieux médecins-chefs, la création de postes de psychologues, l’arrivée des PH ( praticiens hospitaliers), la mixité des patients et du personnel, la création des structures extra hospitalières. Les derniers religieux, déjà en nombre très réduit, et situés dans des postes administratifs ont quitté le CH fin 1979. Le concept de « malade travailleur » a été aboli dès 1972 et, cette année-là, le CH a été le 1er établissement psychiatrique en France a créer un corps d’ASH sur le modèle des hôpitaux généraux. Cette initiative m’a valu une missive courroucée du Pdt du syndicat des psychiatres des hôpitaux me reprochant d’attaquer le dogme du « cadre unique ». Les équipes constituées dans chaque unité de soins ont , dès 65 chez À. LANG et à partir de 79 dans tous les services mis en place des programmes de réadaptation et des suivis extérieurs pour faire sortir patients hospitalisés au long cours et réduire la durée de séjour des nouveaux entrants. Les psychologues y ont pris une part active au sein des dynamiques d’équipe parfaitement consensuelles sur ces objectifs."

" Bonjour Dominique, Il me semble que nous avons dû vivre et mener les mêmes luttes. La différence, c’est que ma position de médecins était sans doute plus confortable et surtout que j’avais été formé à travailler en équipe, au sein de l’équipe thérapeutique avec pour outil le travail de synthèse clinique et psychopathologique qui n’est possible que si la parole de chacun est prise en compte, quel que soit le grade et la fonction.
Si SJD-Lyon a pu se moderniser très vite à partir de 1970, c’est grâce à la volonté conjointe des personnels et de la direction. Le fait que le directeur soit un frère de SJD à évité les atermoiements bureaucratiques.
Les souvenirs de JJR sont quelque peu reconstruits, ne serait-ce qu’il n’est pas resté au travail jusqu’à 75 ans, étant entré à 25. L’exigence du certificat de baptême et d’une recommandation ecclésiastique est une infox héritée des années 50. Le recrutement était l’affaire du service du personnel totalement laïc. Je n’ai jamais vu de crucifix dans les bureaux, même pas dans celui du directeur à l’époque religieuse.
Nous avons hérité d’une tradition carcérale « la stature et la physionomie du gardien d’asile doivent être propres à inspirer la terreur à l’aliéné » recommandait ESQUIROL…"

Si d'autres contemporains de Ritz et Vignant souhaitent réagir pour compléter, préciser tel ou tel point, ils sont les bienvenus.

 


[1] Ritz J.J, Emergences et effacements du sujet dans l’histoire de la psychiatrie française, Conférence donnée le vendredi 20 novembre 2009 au Centre Social du Vinatier, dans le cadre de la 7ème Journée des psychologues du Vinatier « Sujet et identité : malaise dans la psychiatrie : Regards historiques et contemporains.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Ibid.

Date de dernière mise à jour : 05/03/2022

Ajouter un commentaire