Un autre asile en 1978

Un autre asile en 1978

On ne sait plus très bien à quoi ressemblait la psychiatrie de nos vertes années. Au moment où nombre d’ISP partent en retraite, il faut ouvrir et rouvrir les portes de la transmission. Premiers contacts avec ce que nous pouvons nommer aujourd’hui l’Asile.

La passionnante discussion entamée avec le psychiatre lyonnais Jean-Pierre Vignat sur le site LinkedIn me ramène trente ans en arrière, lorsque dans le cadre de mon mémoire de maîtrise, je racontais brièvement mes premiers moments en psychiatrie. D’avoir écrit/décrit une réalité dans un ouvrage donne à penser qu’on en est quitte. Il suffirait que le lecteur se reporte au livre publié en 1994 pour retrouver ce qui fut écrit. Il est possible que les choses fonctionnent de cette façon pour une discipline universitaire. Ce n’est hélas pas le cas pour les infirmiers, ni pour ce qu’ont écrit les infirmiers. Petits tirages (1500 exemplaires pour « Psychose, psychotique, psychotrope : quel rôle infirmier ? »), peu de lecteurs, pas de critiques. Nos livres ne sont connus que de quelques happy few, sont vite oubliés et ne marquent pas l’histoire, ni même la discipline. En formation initiale, les enseignants se soucient assez peu de ce qui est ou fut publié, et sauf ceux, de plus en plus rares, qui furent infirmiers de secteur psychiatrique, n’ont pas les moyens cognitifs et cliniques de juger de la qualité ou de la pertinence de ce qui est écrit. Il faut donc redonner à lire ce que nous avons écrit. A nouveaux frais.

Comment c’était en asile dans les années 60/70 ? De quoi parlons-nous quand notre peur nous fait dire que la psychiatrie d’aujourd’hui s’asilise de plus en plus ? Dans quoi s’enlise-t-elle ?

« La première fois, comment c’était ?

Le premier contact avec ces autres-là, ça m’a fait quoi et ça me fait quoi aujourd’hui ? Me suis-je blindé avec les années ? Qu’est-ce que la psychose pour moi ?

La première fois, je n’avais pas vingt ans. J’arrivais comme élève-infirmier stagiaire dans un pavillon qui s’appelait « La communauté ». La « Communauté » c’était 72 malades répartis sur trois étages, un immense dortoir où survivaient, vaille que vaille, ce que j’appelais alors des lambeaux d’humanité. La « Communauté » c’était Victor, hospitalisé depuis 41 en P.O [Placement d’Office, ancêtre du ASPDRE), préposé au maintien de la flamme de la cuisinière qui brûlait nuit et jour. C’était Roger, quinze mots de vocabulaire et des chansonnettes qu’il poussait à tout propos. C’était Roger [un autre] qui se nourrissait à même le seau des eaux grasses destinées aux cochons, c’était Robert qui fumait des cigarettes dans du papier toilette en se masturbant. C’était … tant d’hommes, leur image est toujours là, quinze ans après, le choc aussi. »

Ces images se cognent à celles d’un film « La sentinelle des maudits » que j’avais vu peu de temps auparavant. Des êtres les plus misérables, désarticulés, comme vomis par l’enfer. La première fois c’était comme un lent défilé, comme un film d’horreur. La première fois, c’étaient des regards morts qui vous traversaient sans vous voir, des corps qui déambulaient autour d’une statue de la Vierge [La Communauté était l’ancien logement des sœurs qui s’occupaient des patients jusqu’à la loi de séparation de l’église et de l’état, c’est pour cette raison qu’une statue grandeur nature de la Vierge Marie occupait le centre de la cour de l’unité]. J’ai livré mes interrogations aux infirmiers d’équipe, en vain. Ils avaient pratiquement renoncé à être soignant, ne l’étant que dans la pratique des soins techniques : soins d’escarres, traitements injectables. Ils réservaient leurs soins et leurs attentions aux plus jeunes patients en se disant que ceux-là s’en sortiraient peut-être. Pour les aider « à s’en sortir », ils oubliaient toute distance et se comportaient en mère abusive. [Issus du programme 53-55 ces infirmiers avaient bénéficié d’un minimum de formation et leur peu de savoir faute d’être entretenu par des séminaires organisés par un psychiatre suffisamment intéressé par la transmission et l’élaboration s’était étiolé. Les relations avec les infirmiers issus du programme 73 étaient tendues].

La plupart d’entre eux avaient renoncé et menaient leur petite vie, se préoccupaient de leur confort, de leur note administrative, comme des enfants qui joueraient près d’un dépôt d’ordure, comme des noctambules qui danseraient sur un volcan.

La folie, la psychose, c’est d’abord pour moi quelque chose d’intolérable, un choc, une révolte.

C’est ensuite le respect. Certains patients, malgré l’ampleur de leurs failles, continuaient à se battre, cherchaient à comprendre ce qui leur arrivait et persistaient envers et contre tout à vivre dans un monde humain.

Ceux-là ont suscité chez moi de l’admiration. J’ai toujours infiniment plus respecté les psychotiques qui luttaient pied à pied contre la maladie que les soignants qui renonçaient. Je voyais dans leur combat l’écho de la lutte de Sisyphe roulant son rocher, persistant à le rouler même en sachant qu’il finirait par retomber. Et si eux n’abdiquaient pas, pourquoi aurais-je dû renoncer ?

C’est ce que certains de ces patients dits psychotiques m’ont appris, et cette leçon n’a pas de prix.

Mon premier professeur a été Hervé. Lorsque le surveillant m’a fait visiter la pavillon. Hervé m’a montré un de ses dessins, une reproduction de la victoire de Samothrace. Au lieu de manifester un intérêt poli, ravi de rencontrer de l’humain, du culturel, du vivant, je me suis accroché à cette reproduction comme à une bouée, j’ai regardé le dessin avec intérêt, et j’ai dit à Hervé qu’il ne lui manquait que les ailes, puis j’ai rajouté bêtement : « Et la tête alouette ! »

Autour de cet échange, quelque chose s’est noué qui avait à voir avec le patronyme de Hervé que j’ignorais. Une relation s’est nouée. A partir des dessins de Hervé, puis de ses textes, tout un chemin a été parcouru qui devait le conduire à quitter la pavillon après cinq ans d’hospitalisation.

Hervé a accompli un certain parcours, mais j’en ai accompli un, également. J’y ai appris mon métier. Le chemin était cahoteux, difficile, semé d’embûches de toutes sortes. A chaque étape, les infirmiers me répétaient que cela ne servait à rien puisque Hervé était schizophrène : c’était écrit, marqué, il ne pouvait pas s’en sortir.

En ce temps d’avant les cours d’infirmier, en ce temps où je ne savais rien, où j’apprenais sur le tas, les manifestations délirantes ne me paraissaient pas spécialement choquantes. C’était ce qui arrivait à Hervé et à d’autres, une façon de donner du sens au monde. C’était ce qu’il cherchait à décrire dans ses textes. [Ma fréquentation assidue du mouvement surréaliste m’avait sûrement plus marquée que je ne le pensais à l’époque]

Mais ces textes, ces dessins c’étaient de la vie, une tentative de comprendre l’indicible, c’étaient à des années-lumière de l’état de « mort psychique » des Roger, Robert, Vincent, François. D’avoir appris avec Hervé que l’art permettait d’établir une relation avec les patients et qu’autour de cette relation quelque chose pouvait changer m’a aidé à nouer d’autres relations, avec des médiations parfois imprévues.

D’avoir appris avec Hervé qu’il était possible d’être soignant sans être fonctionnaire est né le désir d’être infirmier. »[1]

Aujourd’hui, j’écrirai certainement les choses autrement. Il n’en reste pas moins que nous fûmes nombreux à raconter nos premières fois en psychiatrie : Anne-Marie Leyreloup et Marie Rajablat dans le même ouvrage. Serpsy proposa ensuite à ceux qui le souhaitaient de raconter leur premier contact avec la psychiatrie, sur le site primitif, une page y fut consacrée.

Nous aurons l’occasion de présenter ces textes, devenus historiques au fil du temps.

Retenons, à travers ce témoignage que l'Asile des années 70-80 n'est pas celui des années 2020. Si les pratiques d'isolement et de contention peuvent être similaires l'hôpital n'est plus caractérisé par une grande concentration de malades abandonnés de tous. On peut relever, que même dans ce service asilisé du C.H. Esquirol, le Service du Dr Deshaies, je n'évoque à aucun moment la contention. Les patients pouvaient y être isolés mais jamais attachés. En un an, je n'y ai jamais vu de patient attaché.

Faut-il en déduire que la psychiatrie actuelle ne produit plus de patients gravement chronicisés ? Faut-il se demander où ils sont rangés ? Sont-ils en MAS (Maison d'Accueil spécialisé) ? Ailleurs ?   

Dominique Friard


[1] Friard D., Il fut une première fois, in Psychose, psychotique, psychotrope : quel rôle infirmier ? Editions Hospitalières, Paris, 1994, pp. 26-27.

 

Commentaires

  • Véronique Peschard
    • 1. Véronique Peschard Le 06/03/2022
    Merci pour ce beau texte. Il rappelle que l'essentiel de nos apprentissages en psychiatrie c'est d'abord une rencontre, ce que nous en faisons, comment nous la mettons en travail avec respect , authenticité et considération des possibles pour chacun. TQV

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