L'évaluation : une exigence de modestie ? Jérôme Héroguel

L'évaluation : une exigence de modestie ? 

Jérôme Heroguel

    

Si le terme d’évaluation peut avoir un sens, pour moi, par rapport à ma pratique d’infirmier psy, ce n’est pas dans la recherche de critères objectifs et quantifiables mais ce serait celui de réinterroger cette pratique, comme nous l’invitent justement à le faire nos amis de SERPSY aujourd’hui, et de nous pencher sur la pertinence de notre art thérapeutique et sur la validité de nos interventions.

 La démarche d’évaluation serait alors avant tout une démarche éthique, nous obligeant à constamment évaluer et réévaluer notre pratique. A cette démarche éthique correspond une attitude éthique que j’appellerais : la modestie.
C’est donc de l’exigence de cette modestie dont il sera question ici et qui viendra donner le fil directeur de mon propos.

 Interrogeons alors notre pratique clinique ...

Le travail d’infirmier psy, s’il a un avenir, s’il peut retrouver une identité, ne sera pas celui d’un auxiliaire médical, d’un technicien froid, dont la tache consiste à « » les malades en exécutant les prescriptions médicales .
Notre travail est un travail de lien, de mise en relation, de rencontre de personne à personne, de sujet à sujet.
C’est un travail marqué du sceau de la subjectivité, où il faut donner de soi, s’investir, s’engager, insuffler du désir.
Et en même temps que l’on s’implique, que l’on y va, on doit toujours rester attentif à ce que l’on provoque chez l’autre, le patient, et savoir jusqu’où ne pas aller trop loin.
Déjà là, dans cette recherche constante de la bonne distance, dans ce regard réflexif sur nos actions, on est dans un premier effort de validation de ce que l’on induit, un premier mouvement de modestie. Un pied sur l’accélérateur car il faut y aller, la plupart du temps c’est à nous de provoquer la relation pour débusquer les patients de leur forteresse, un pied sur le frein car l’affaire est souvent délicate et on a vite fait de se planter. Chaque nouvelle relation est un recommencement.
Car c’est bien notre subjectivité qui est le support de la relation, le support des soins, car le patient n’investira pas une relation froide et aseptisée. Notre subjectivité, c’est-à-dire nos qualités et nos défauts, nos peurs, nos manques, nos failles, nos interrogations.
Privilégier l’abord relationnel, c’est ne pas être un technicien qui nourrit sa pratique de critères objectifs, c’est aller du coté de l’humain, dans toute sa dimension subjective, c’est se poser en thérapeute .
Un thérapeute qui ne s’enfermerait pas dans un bureau, mais qui serait capable de partager le quotidien avec les patients, d’entrer en relation simplement ou banalement, directement ou grâce à la médiation d’une activité.
Bref, savoir créer du lien, sans se cacher ni derrière une blouse blanche, ni derrière un supposé savoir.
Cette subjectivité, indispensable car porteuse du désir sur lequel le patient va étayer le sien, est aussi en elle même faillible.
Cela implique une vigilance et l’exigence de modestie nous préservera du délire à deux et de sa mégalomanie.
Car on n’entreprend pas de soigner la psychose en solitaire. Celui qui prétend le contraire est un fou dangereux. Dangereux pour lui-même et pour autrui.
C’est pourquoi on travaille en groupe, en équipe, en institution. On est bien mieux armé à plusieurs pour se confronter à la pathologie des patients dont on ne comprend pas parfois ni d’où elle s’origine, ni comment la faire régresser.
Cette mise en commun du travail provoque un effet paradoxal : à la fois elle facilite la tache et à la fois elle la complexifie. Au travail intersubjectif avec le patient, vient s’ajouter le travail intersubjectif avec les collègues, avec tout ce que cela comporte d’entraide mais aussi de conflits.
Cette mise en commun est pourtant nécessaire. Mon sentiment est qu’en termes de traitement au long cours de la psychose, la thérapeutique est institutionnelle ou elle n’est pas. Je vais essayer de m’en expliquer maintenant.
 
Violette
 

La sociologue Madeleine Montceau, auteure de l’ouvrage « Sooigner en Psychiatrie », estime que la principale cause de souffrance professionnelle dans notre métier est l’absence de cohérence dans la prise en charge des patients, et l’absence de solidarité entre les différents partenaires de l’équipe de soins.
Voilà bien une nouvelle raison de cultiver notre modestie : les équipes soignantes seraient-elles aussi schizophrènes que les patients qu’elles prétendent soigner ? Y aurait-il un effet de miroir où patient et équipe soignante se renverraient mutuellement leur reflet ?
C’est ainsi que, parallèlement à la mise en oeuvre des soins prodigués aux patients, il faudra se préoccuper du bon fonctionnement de l’équipe soignante.
Au morcellement, à la désintégration psychique des patients correspondrait l’incohérence de l’équipe où chacun fait tout et n’importe quoi, où il n’y a pas de fil directeur, et où, naviguant dans le brouillard, patients et soignants seraient soumis à des injonctions absurdes et contradictoires.
Je vous présente là le pire des scénarios. Mais il existe malheureusement, je l’ai rencontré. Espérons seulement qu’il n’est pas trop répandu.

 Examinons maintenant les autres scénarios possibles .

 Les patients, dans leur effort de reconstruction, incapables d’une intégration qui générerait trop d’angoisse, mais invalidés par un morcellement trop pénible et trop coûteux, vont tenter de réagglutiner les morceaux épars en petits paquets, en petits groupes, eux-mêmes hermétiquement séparés par des zones de clivages.
 L’équipe soignante, dans son effort de construction et de constitution, va faire de même, elle va cliver.

Pour éviter d’alourdir mon propos j’emploierais indifféremment le terme de clivage pour désigner aussi bien le clivage du Moi que le Clivage de l’objet qui sont deux opérations psychiques différentes mais qui ont ceci en commun :
- le clivage sert à séparer ce qui est bon de ce qui est mauvais, il les maintient séparés hermétiquement pour éviter que le mauvais n’envahisse le bon et le fasse disparaître.
- le clivage implique donc que ces entités créées, s’ignorent mutuellement.
- l’autre partie est soit déniée dans son existence, considérée comme hors réalité, soit déniée dans sa validité, frappée systématiquement d’opprobre quoi qu’elle dise, fasse ou pense.
On verra donc que les clivages qui devront être traités proviendront du fonctionnement de l’équipe ou seront activés par les patients.

Le travail en psychiatrie, de par sa difficulté, est générateur de désillusion, démotivation, d’épuisement professionnel. C’est un travail qui peut être vécu comme ingrat, un travail de l’ombre, peu générateur de satisfaction, d’un travail bien fait et efficace.
L’image d’incapacité et d’inefficacité peut coller à notre vécu professionnel.
Plus le vécu de pénibilité du travail est élevé, plus l’effort de solidarité interne va être nécessaire et plus le sentiment d’appartenance va renforcer le clivage dedans-dehors.
Pour retrouver une bonne image de soi, face à un mauvais devenant trop envahissant, le réflexe habituel est de projeter, d’expulser ce mauvais à l’extérieur et de s’y trouver ainsi un ennemi, réceptacle de nos frustrations.
Il y a clivage lorsque les conflits sont systématisés et ne permettent pas une confrontation vivante et enrichissante.
Les exemples sont divers, le clivages intra-extra hospitalier est le plus répandu mais on peut en citer d’autres. Ainsi la famille du patient, l’administration, la société en général peuvent être vécus comme hostiles et persécutifs, systématiquement responsables de nos difficultés à soigner efficacement.
L’ennemi est le plus souvent placé à l’extérieur de l’équipe, mais lorsqu’elle se sent plus assurée, elle acceptera que le clivage s’installe à l’intérieur d’elle-même.
Ce clivage interne sera d’ailleurs utilement activé par le patient.
Dans son travail de reconstruction, de réagglutinement, celui-ci va investir des objets, lieux, situations, personnages, qu’il va cliver entre eux.
Dans les diverses activités, les diverses relations avec les soignants, il va montrer aux uns et aux autres ces différentes facettes clivées de sa psyché. Selon ce qu’il aura perçu de la subjectivité de son interlocuteur, par réflexe de fusion, il va lui présenter la partie la plus en corrélation avec le désir de l’autre.
C’est comme ça que les différents soignants auront des visions différentes du même patient, ce qui pourra alimenter clivages et conflits, générés par le patient, mais en corrélation directe avec leur personnalité de soignants.
Plus ces personnalités seront diverses et plus on aura de chance que le patient déploie largement sa palette.
On retrouve par exemple souvent dans les équipes ce clivage entre ceux qui ont une attitude plus protectrice, plus compréhensive et ceux qui valorisent plus la confrontation, l’autonomisation. Certains patients ont d’ailleurs l’art d’exacerber ces conflits. Le fait qu’ils soient vécus à l’extérieur de lui-même soulage fortement son angoisse, car un tel conflit interne est bien difficile à gérer pour lui.
Car le clivage est pour le patient un processus défensif très utile qu’on aurait tort de vouloir éradiquer sans y regarder de plus près. Il protège le patient de représentations insupportables, et tant qu’il est nécessaire, notre tache est de laisser au patient le recours à cette modalité défensive.
Alors comment travailler ça à l’intérieur de l’équipe ? Pour que ces divers points de vue nécessaires au patient puissent cohabiter, pour que le clivage nécessaire au patient puisse se maintenir, malgré les enjeux souvent émotionnels que ces situations peuvent provoquer ?

 
Il y a donc nécessité qu’existe une instance, que j’appellerais instance fédératrice, pour que s’expriment les énergies déployées autour du patient, pour que les points de vue différents, voire opposés et contradictoire puissent être entendus par tous avec le respect nécessaire. Chacun étant porteur de sa propre vision du patient, souvent partiale et partielle, car basée sur sa relation subjective.
La contradiction n’empêche pas l’estime, les clivages même maintenus peuvent s’assouplir, cohabiter, voire s’articuler. Une saine conflictualisation, respectueuse de l’autre, dans un cadre contenant, profite à tout le monde, patients et soignants .
C’est dans ce lieu là d’élaboration commune que viennent prendre sens toutes les actions de soins et que s’exerce la thérapeutique, parfois de manière cathartique.

 
Deux questions demeurent, cependant. La première est : qui doit être l’animateur, le garant de cette instance fédératrice et de son fonctionnement : l’équipe, le cadre infirmier, le médecin, un intervenant extérieur ? La deuxième question découle de la première : qui est formé pour ça ? Je laisserais volontairement ces questions en suspends ; chacun pourra tenter d’y apporter un début de réponse.

Quoi qu’il en soit, aussi fin et précis soit-il, ce travail d’élaboration doit laisser ouvertes toutes ses potentialités au patient. Il ne s’agit pas d’en rechercher une vision totale, totalisante, qui risquerait alors d’être totalitaire .
La pratique de la modestie nous recommande au contraire de toujours laisser un espace au possible, à la surprise. Il me semble qu’il est presque vital qu’un patient nous échappe, pour pouvoir lui même échapper un jour à nos bons soins. L’idée qu’il puisse être totalement appréhendé me parait une idée épouvantable. L’activation, la mobilisation des parties saines peut révéler, sans que nous pouvions en douter auparavant, des ressources insoupçonnées chez le patient .
Parce qu'après tout, la seule personne qui peut décréter un changement de fonctionnement interne, c’est le patient et lui seul ! Tant qu’il s’y refuse, il ne se passera rien !

Changer, c’est passer d’un équilibre instable à un autre. Toute personne qui a été confrontée à la nécessité d’un changement le sait : ça n’est ni facile ni évident. Et ça fait peur. On n’est jamais assuré que l’équilibre recherché ne sera pas moins instable que le précédent.
Le patient seul a ce pouvoir de diriger ses soins, en quelque sorte il est lui-même son propre thérapeute, nous ne sommes là que pour tenter de lui offrir les meilleures conditions pour que ce changement puisse advenir.
Et ce faisant, le patient est le premier évaluateur de nos soins. En allant mieux, en ne changeant pas ou en allant moins bien, il est notre premier indicateur, notre premier validateur de la pertinence de nos soins .

Et à nous, me direz-vous, que nous reste-t’il ?
A nous , il nous reste notre intention de soin , dont le résultat est bien souvent aléatoire.
Et puis il nous reste notre démarche éthique, la modestie.


    
Texte présenté à la première journée SERPSY : le 17 mars 2000.

Jérôme HEROGUEL
ISP , SPASM
31 , Rue de Liège
75008 PARIS

Date de dernière mise à jour : 13/11/2020

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