Tout à la sauce thérapeutique ! Blandine Ponet

Tout à la sauce thérapeutique !
Blandine Ponet
 
Cuisine



Je vais commencer par me présenter : je suis infirmière en psychiatrie depuis longtemps maintenant et je travaille à Toulouse. Ces dernières années, j'ai travaillé en appartements thérapeutiques et j'ai quitté depuis peu cette unité de soins. J'ai beaucoup écrit à partir de cette expérience en appartements thérapeutiques.

La manière dont j'ai compris la présentation de ces journées rejoint le fil des questions qui viennent d'être posées : on fait du cheval, c'est thérapeutique, même le repas est thérapeutique, et comme on vient de le dire, jouer au tarot, c'est thérapeutique aussi. Ainsi, on met tous nos actes " à la sauce thérapeutique ", si bien qu'à la fin, on peut légitimement se demander ce qu'il en est exactement du thérapeutique. Je voudrais associer cette question à une autre -qui me semble tout aussi centrale dans notre métier : c'est souvent quand on ne croit pas faire les choses, qu'elles ont un effet. Pour le dire vite, je pourrais dire : c'est lorsqu'on sort de l'intention de soigner qu'on a souvent le plus grand effet soignant.

Si on relie cette remarque, ce constat à la question précédente (celle du " tout thérapeutique "), la situation se complexifie. Peut-être peut-on remarquer que la première facette de la situation parle du contexte dans lequel soignants et patients se rencontrent (autour d'un repas, en pratiquant le cheval ensemble etc.) et que la seconde facette concerne ce qu'il en est des effets proprement soignants au sein d'une relation thérapeutique, d'un transfert.

Pourtant, il y a quand même cette question : pourquoi a-t-on mis toutes les actions à la sauce du thérapeutique ?
Je crois qu'au départ, il y avait un impératif : sortir du rapport asilaire, du rapport guerrier qu'il y avait avec les patients. Quand il y en a un qui est " l'autre fou " et l'autre " le gardien ". Il me semble que pour sortir de ce rapport-là, on s'est rendu compte qu'on avait besoin du désir du soignant, que l'engagement du soignant permettait de rendre vivant le lien entre malade et infirmier.

Je crois que la tentative d'y mettre de la vie, du lien, du liant, cela se fait en dehors du cadre thérapeutique figé. Et le " tout thérapeutique " serait ce qui fait retour de cette tentative : parce qu'on a des autorités de tutelle, des personnes à qui on doit rendre des comptes, une commande sociale. J'ai le sentiment que c'est pour se justifier qu'on dit : " oh ! mais ça c'est thérapeutique " et qu'on va se mettre à parler d'équitothérapie, d'art-thérapie, de repas thérapeutiques, etc.

Dans l'appellation " appartements thérapeutiques " par exemple, l'ambiguïté est saisissable dans l'appellation même. Dire appartement, c'est situer le lieu du côté du privé, c'est là où l'on vit, c'est un endroit où l'on n'a pas le droit de rentrer n'importe comment. Thérapeutique, c'est le contraire, c'est un qualificatif qui positionne le lieu du côté du public et de la commande sociale, ainsi que je l'ai souligné plus haut.

Ainsi, il nous faut remarquer que nous sommes sur une ligne de crête, une ligne de paradoxe, c'est une contradiction en tant que telle, mais en même temps, il me semble que c'est à cette condition-là qu'on est vivant, qu'on garde quelque chose de vivant à notre métier, et au rapport qu'on a avec ce métier, mais aussi et surtout au lien que l'on a à l'autre.
Lorsqu'on dit que c'est en sortant de l'intention de soin qu'on est le plus soignant, finalement on parle de la même chose.
Seulement, à partir du moment où l'on dit ça, ça n'a plus d'effet et on ne peut en faire une règle : c'est bien là toute la question. C'est à partir du moment où il y a quelque chose qui va nous échapper, à partir du moment où ça nous échappe que cela a le plus grand effet. Sans doute parce qu'alors on touche à l'intime, à notre profonde vérité et qu'au fond, c'est ce qui est et le lien et le soin.

Bartleby
 

Il y a une nouvelle très connue d'Herman Melville intitulée " Bartleby, le scribe " qui fait vivre de façon remarquable comment le lien s'engage -dans l'insu et la surprise- entre deux personnes. Dans la nouvelle, il s'agit donc d'un employé qui vient d'être embauché dans une étude notariale et dont le travail est de recopier des actes. Le notaire l'appelle : " Je l'appelai en lui expliquant rapidement ce que j'attendais de lui : à savoir qu'il collationnât avec moi un bref mémoire. Imaginez ma surprise, non, ma consternation lorsque, sans quitter sa solitude, Bartleby répondit d'une voix singulièrement douce et ferme : " Je préférerais pas. "
Je gardai pendant quelques instants un silence parfait afin de rassembler mes esprits en déroute. L'idée me vint aussitôt que mes oreilles m'avaient abusé ou que Bartleby s'était entièrement mépris sur le sens de mes paroles. Je répétai ma requête de la voix la plus claire que je pusse prendre. Mais tout aussi clairement retentit la même réponse que devant :
" Je préfèrerais pas.
- Vous préfèreriez pas ? " fis-je en écho, me levant avec beaucoup d'excitation et traversant la pièce à grandes enjambées. " Que voulez-vous dire ? Avez-vous la berlue ? Je veux que vous m'aidiez à collationner ce feuillet-ci… Tenez. "

Et je lui tendis.
" Je préfèrerais pas " dit-il.
Je le regardai fixement. Son visage offrait une maigreur tranquille ; son œil gris, une vague placidité. Si j'avais décelé dans ses manières la moindre trace d'embarras, de colère, d'impatience ou d'impertinence ; en d'autres termes, si j'avais reconnu en lui quelque chose d'ordinairement humain, je l'eusse sans doute chassé violemment de mon étude. Mais en l'occurrence j'aurais plutôt songé à mettre à la porte mon pâle buste de Cicéron en plâtre de Paris. Je restai quelque temps à le considérer, tandis qu'il poursuivait ses propres écritures, et puis je retournai m'asseoir à mon bureau. Voilà qui est étrange, pensai-je. Quel parti prendre ? Mais les affaires pressaient. Je décidai d'oublier provisoirement l'incident, le réservant pour d'ultérieurs loisirs. "

Plus loin, alors que le notaire a de nouveau appelé Bartleby et que ce dernier lui a fait la même réponse, on peut lire cette remarque : " Avec tout autre que lui, je fusse aussitôt entré dans une colère terrible et, sans daigner ajouter un mot, je l'eusse ignominieusement banni de ma présence. Mais il y avait quelque chose en Bartleby qui me désarmait étrangement, bien plus, qui me touchait et me déconcertait d'une façon extraordinaire. "

J'ai envie de vous dire qu'ici, c'est une relation de soin qui commence. En tous cas, de mon point de vue, il n'y a pas de différence entre ce récit et le soin : ça se noue comme ça, ça se noue quand quelqu'un est bizarre et qu'on s'engage dans sa bizarrerie. Dans l'histoire, Bartleby est employé et sa tâche, c'est bien de collationner les fameux mémoires. Et il répond : " Je préfèrerais pas. " C'est alors que l'inattendu et l'insu commencent. Le notaire dit : normalement, j'aurais dû le virer, mais plutôt penser virer le buste en plâtre de Cicéron. (On ne sait pas pourquoi Melville place cette figure-là à ce moment-là. En tous cas, lorsqu'on est dans une relation de soin, c'est le style de remarque à laquelle on doit prêter attention à la fois pour nous-même et pour l'autre : notre outil de travail, c'est ce style de remarque parce qu'elle parle du lien qui vient de se nouer.)

Ce qui me semble remarquable dans ce récit, c'est qu'il nous montre comment l'autre s'engage. L'autre (c'est-à-dire le notaire), ne sait pas qu'il est engagé, il dit : les affaires pressent, je vais me mettre à faire le travail qui attend. Mais de fait, il est déjà pris au piège.

Cet engagement, c'est aussi une sortie de son rôle habituel. Et ce mot : " sortie ", peut nous servir de repère (de repère clinique, dans notre travail avec les patients). Ainsi, dans la sortie de son rôle, par cette sortie, il s'engage et puis retourne aux affaires qui pressent. Ce qui s'engage, on peut déjà soupçonner que c'est à la fois pour l'autre et pour lui-même. Et se dire que l'engagement, c'est toujours ainsi qu'il opère. Dans notre position, c'est à peu près pareil. Quand on est engagé, on ne sait jamais comment ça commence, on finit toujours par s'en apercevoir un jour ou l'autre, ne serait-ce que parce qu'on a du métier. Mais aussi, parce que le patient va nous appeler là, il va toujours y revenir, parce qu'il y a quelque chose en lui qui l'a su, qui a senti que quelque chose en nous s'est engagé. Il va toujours nous interroger à cette place, et c'est ainsi qu'on commence la relation. C'est aussi là qu'on est dans une relation vivante et humaine, dans quelque chose, pourrait-on dire, qui est une création des deux.

Pour revenir à la question posée au départ, celle du " tout thérapeutique " : je crois que ce qui est fondamental dans le travail qu'on fait avec un patient, c'est cet engagement dans une rencontre. Quand on dit, je fais de l'équithérapie, par exemple, ou de l'art-thérapie, finalement, on parle du cadre qui est posé. Même l'art-thérapie, c'est une sorte de dispositif qui est posé là et qui va faire un espace de rencontre à la fois pour le soignant et pour le patient.
Le cadre en lui-même est absolument indispensable parce que c'est l'espace de la rencontre, et en même temps, la rencontre, elle, est unique : elle est œuvre créative. C'est une chose que j'ai tendance à prendre le plus en compte maintenant et à revendiquer en tant que telle : on ne peut pas être soignant sans être créatif, sans surprise, sans sentir que l'on s'est engagé et puis s'en débrouiller tant bien que mal. La création, c'est suivre le fil du lien à l'autre tout en restant sur la scène du soin (la scène : encore une manière de dire l'espace de la rencontre, équithérapie, art-thérapie ou autre…), sans plonger dans des relations complètement fusionnelles, des images factices de bon soignant etc. Ce n'est pas facile.

Je voulais dire un mot sur le tarot, ou ce qu'on appelle l'occupationnel.
Prendre soin, c'est aussi prendre soin de l'espace de la rencontre. Passer du temps, c'est-à-dire prendre du temps, pour jouer au tarot ou aux boules, c'est faire vivre un autre temps, une vacance qui permet éventuellement que quelque chose puisse s'inscrire. Je crois qu'il y a des choses qui ne concernent pas directement le soin mais qui font partie du soin en tant que tel et prendre soin de l'espace de la rencontre avec l'autre en fait partie. (Une autre manière de se retrouver dans le " tout thérapeutique " !) Une maison avec des fleurs aux fenêtres ou sans fleurs aux fenêtres, ce n'est pas la même chose. Prendre soin de l'espace, c'est de cet ordre-là, c'est faire vivre une sorte de politesse devant la vie, pour l'espace où l'on circule qui est un espace d'accueil à l'autre, mais qui est aussi un espace d'accueil pour nous. Je crois que si l'on perd la vision qu'en prenant soin de cet espace d'accueil, on le fait aussi pour nous-mêmes, (et pas seulement pour le patient comme on le croit souvent), on prend le risque d'instrumentaliser totalement la relation, le lien et ce faisant, les rapports qui en résultent sont marqués par la persécution. C'est ainsi que soigner l'espace, en prendre soin, fait partie intégrante du thérapeutique. Ce n'est pas nouveau, c'est même très ordinaire, c'est dommage qu'il faille redire cette chose très simple et très humaine.

Je voudrais vous parler d'une patiente dont j'ai soigné l'espace… c'était une chambre d'isolement… C'était donc une jeune patiente enfermée en isolement, elle avait 18, 20 ans. Je vais l'appeler Marie. Je crois que je sentais confusément que j'y avais été " pour quelque chose " dans son enfermement ; sur le fond, je n'en sais rien et peu importe.

J'étais terrorisée par le fait qu'elle allait rentrer dans la vie avec ça à porter : " j'ai 18 ans, je suis en hôpital psychiatrique et en plus, je suis à l'isolement . " Marie souillait toute la chambre, elle n'était pas franchement délirante, peut-être hystérique ou confuse. Là où je me suis engagée -sans le savoir, une fois de plus- et bien au-delà d'une attitude thérapeutique prévue, c'était prendre soin de son espace. C'était donc, tout le temps, aller nettoyer avec elle sa chambre, aller changer les draps plein de pipi, nettoyer les murs quand elle y faisait des dessins avec sa merde ou le fromage blanc de son repas. Et mon idée fixe, c'était " on ne peut pas avoir 18 ans et avoir ça derrière soi. "

Je crois que c'était très personnel, ce n'était pas une norme thérapeutique, ça ne se met pas en carte, ou en statistiques. Et en même temps voilà, j'ai fait cela une semaine ou deux avec elle. Je n'avais pas l'impression que c'était du soin, c'était de l'entretien presque.

Plus tard, j'ai rencontré son analyste dans un congrès, je suis allée me présenter et lui demander des nouvelles de Marie. J'ai été surprise quand elle m'a dit combien je l'avais aidée, c'était presque comme si je lui avais sauvé la vie. Pourtant, je n'avais pas eu l'impression d'avoir fait quelque chose d'extraordinaire, j'avais juste soigné l'espace. Mais en le faisant, à ce moment-là, dans ces moments-là, je lui parlais probablement d'elle et de moi, d'un lien.

Ces moments où je l'ai accompagnée me tiennent beaucoup à cœur parce qu'ils m'ont aussi appris notre honte. Lorsque quelqu'un est en isolement, il n'y a pas beaucoup d'infirmiers qui aiment ça, et en même temps, on sait bien qu'on ne peut pas faire autrement. Ceci est dit très rapidement, et on peut imaginer pour chaque cas de chaque personne qu'on aurait pu trouver, inventer une manière d'éviter l'isolement. Et ceci est vrai. On peut dire que chaque fois que quelqu'un est en isolement, c'est à cause de cet échec : parce qu'on n'a pas réussi, justement, à inventer avec l'autre, le patient, le malade, comment sortir de l'impasse où il est pris. J'ai l'impression que dire ça, justement, c'est dire beaucoup sur notre honte et notre culpabilité. Je crois aussi que si beaucoup d'infirmiers se réfugient dans les salles de repos pour boire le café, c'est dans une tentative de ne rien savoir de cette honte et de cette culpabilité, c'est pour la rejeter dehors, (et le patient se sent seul à la porter et c'est ainsi qu'il s'en trouve persécuté).

Le surhumain de ce métier, finalement, ce serait accepter ces échecs brûlants et accepter de vivre avec eux, presque accompagnée d'eux. Et y trouver un témoignage de notre humanité même.

Soigner l'espace, ce sont des choses auxquelles on ne pense jamais en tant que telles. Peut-être que c'est parce que c'est quelque chose du côté féminin, c'est ce que font les femmes à la maison : elles prennent soin de l'espace. Prendre soin de l'espace, ça peut être 80 % du boulot.

Je vous dirais aussi que prendre soin des relations dans l'équipe, c'est très important, c'est aussi soigner l'espace. En ce moment, je travaille dans une équipe où les gens ne sont même plus capables de prendre le café ensemble. Mon idée fixe -en exagérant un peu- ce n'est pas de faire des réunions, mon idée fixe c'est qu'ils prennent le café ensemble. Parce que c'est ça le tissu qui va porter, l'équipe, c'est les mailles du filet. On est obligé de travailler ensemble, on ne peut pas rester sur le fait que l'autre est con et que l'on ne pense pas la même chose. On doit faire un tissu ensemble.

Je vais terminer en vous lisant un très beau passage d'un livre de Russel Banks " Afflictions " qui nous fait sentir ce tissu, comme le lien au monde et aux autres : " Les faits d'une vie, même d'une vie aussi solitaire et aliénée que celle de Wade ont sûrement un sens. Mais seulement si cette existence est retracée, seulement si elle se donne à voir en termes de ses rapports à d'autres vies : seulement si on lui accorde qu'elle possède une âme de la même façon que le corps est pourvu d'une âme. Car sans son âme le corps humain n'est à son tour qu'un fait, un tas de minéraux, un sac de liquides : un corps n'est rien. De sorte que si l'on considère l'âme du corps comme, disons, une membrane rouge sang, une hélice de tissus à la fragilité inquiète qui relie toutes les parties les unes aux autres, un firmament écarlate entre les firmaments -qui les touche et les définit en même temps-, on peut considérer l'âme de la vie de Wade (ou de tout autre personne) comme cette partie de la vie qui est reliée aux autres vies. Et l'on pourrait s'irriter et s'affliger en voyant ces connexions tranchées, cette membrane déchirée, déchiquetée, réduite en lambeaux auxquels un enfant s'accroche pour parvenir quand même à l'âge adulte -en petits drapeaux sanglants qu'il agite en vain au-dessus d'abîmes immenses. "

 

Blandine Ponet,

Toulouse-Strasbourg , mars-Avril 2000.
 

Date de dernière mise à jour : 13/11/2020

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