L'approche phénoménologique (VI)

L’approche phénoménologique (6)

Husserl

La phénoménologie est d’abord un courant philosophique qui s’est développé dans la première partie du 20ème siècle à la suite des travaux des philosophes E. Husserl et M. Heidegger.

L’expression (du grec phainómenon, ce qui apparaît ; et lógos, étude) est forgée par J.H. Lambert (1728-1777) afin de différencier la doctrine de l’apparaître de celle de l’être. La présentation de ce courant, dans l’espace imparti, ne peut être que très succincte. Nous invitons le lecteur curieux à lire et surtout à étudier les ouvrages de référence[1]

En psychiatrie, il convient de différencier ce qui apparaît (le comportement) de ce qui est (l’être). Si le comportement s’impose à nous comme une réalité objective, il ne dit rien quant à l’être qui adopte le comportement. Nous réagissons souvent comme si nous pouvions avoir accès à l’essence de la personne que nous accueillons. Nous verrons au chapitre suivant, avec Rosenham, quelles peuvent être les conséquences d’une confusion entre ces deux dimensions.

La phénoménologie désigne chez Edmond Husserl (1859-1938), exact contemporain de Freud (1856-1939), l’étude des phénomènes ou d’un ensemble de phénomènes. Il s’agit pour Husserl (comme pour son maître Brentano) de revenir aux choses mêmes, de les décrire telles qu’elles apparaissent à la conscience, indépendamment de tout savoir constitué. Pour ce faire, il est nécessaire de bâtir une science des essences, sans laquelle la réflexion serait impossible. La véritable connaissance est vision de formes absolues (d’essences) qui permettent l’exercice de la pensée et sans lesquelles les choses ne seraient pas ce qu’elles sont. Ces essences sont indépendantes des particularités. L’essence d’un triangle est l’ensemble des propriétés, sans lesquelles le triangle ne serait pas ce qu’il est ; cet ensemble possède sa spécificité par rapport à tout triangle.

La méthode phénoménologique consiste à faire apparaître les lois fondamentales liées aux essences, de telle sorte que l’on puisse parvenir à une vision de ces dernières, au terme d’une réduction qui élimine les éléments empiriques du donné concret pour ne retenir que la pure essence universelle. Pour parvenir à cet objectif, il faut redécouvrir la subjectivité fondamentale méconnue par le positivisme (ou le scientisme) et par le psychologisme. Le positivisme s’en tenant aux faits et à une simple science des faits répudie le sujet. Le psychologisme tend pour sa part à dissoudre les vérités en les ramenant à des données psychologiques. La réduction phénoménologique va consister à mettre entre parenthèses le monde objectif, avec une suspension de toute croyance existentielle à l’égard du monde. La réduction transcendantale met entre parenthèses le moi empirique.

L’épochè (du mot grec qui signifie doute) est la suspension de tout jugement portant sur l’existence des choses. Elle est préconisée pour étudier les phénomènes de la conscience : elle nous permet ainsi de comprendre, par exemple, le sens des diverses religions, indépendamment de tout jugement de valeur relatif à la réalité véritable de leur révélation. Ainsi, autre exemple, lorsqu’une malade affirme entendre des voix, le médecin non phénoménologue lui répond que ces voix ne sont pas réelles. Elle lui répond qu’elles ne le sont peut-être pas mais qu’il est certain qu’elle les entend. Le phénoménologue étudiera le sens de ce phénomène indépendamment de tout problème d’existence. Il se différencie ainsi du psychiatre qui répudie la perception de la malade.

Pour Husserl, l’intentionnalité de la conscience, qui n’est pas un contenant, est une tension vers les choses, un élan, un mouvement, un éclatement. Toute conscience est conscience de quelque chose, c’est une visée et une pure transcendance. Ce concept d’intentionnalité est central pour le phénoménologue. Loin d’être une chose close sur elle-même, la conscience est ouverture au monde. Il n’existe nulle opposition duelle du sujet et de l’objet, parce que l’intentionnalité est un rapport, un échange permanent entre la chose et la conscience. A travers le contact intentionnel avec le monde, nous revenons aux choses mêmes.[2]

Disciple de Husserl, Martin Heidegger (1889-1976) considère que la tâche de la philosophie est de poser la question de l’être, de s’ouvrir l’accès au sens même de l’être, en tant que distinct des étants (les « choses » qui sont). Parmi tous les étants, un seul, l’homme, a la possibilité de s’interroger sur l’être. Cette interrogation (ou sa possibilité) constitue même l’être de cet étant. Si l’être du Dasein (être-là) exerce nécessairement (par cela même qu’il est) une certaine compréhension ou appréhension de l’être en général (ou en totalité), cela ne signifie pas que cette compréhension est explicite et pleinement élevée au rang de concept. Procéder à cette explicitation est la tâche même de l’ontologie et du philosophe.

Le Dasein est un « souci » toujours en avant de lui-même et s’anticipant soi-même, se réfugiant pour fuir l’angoisse, sentiment ontologique qui naît dans la banalité quotidienne, univers factice où triomphe le « on », qui nous fait agir passivement et d’une manière inauthentique. « On » ne désigne personne en particulier mais une forme de réalité où j’abdique. Je fuis toute responsabilité pour échapper à mon angoisse. Au règne du « on » s’oppose l’authenticité de l’homme qui se découvre dans l’assomption de la mort (qui est la structure même de la vie). La mort est saisie comme ma possibilité ultime et le chiffre même de mon destin dans le monde. Dès qu’un homme naît, il est assez vieux pour mourir. La mort apparaît ainsi comme l’origine et le fondement du temps, car sans elle, le temps ne serait pas. Elle participe aux fondements ou bases mêmes de notre être.[3]

Jaspers

Le psychiatre phénoménologue, Arthur Tatossian (1929-1995), a écrit, en 1979, un rapport[4] destiné à donner un aperçu complet des avancées de la phénoménologie en psychiatrie. Si le mot de phénoménologie entre dans le domaine psychiatrique en 1912 (elle décrit alors une méthode de description psychologique particulièrement fine des vécus conscients des malades mentaux), Tatossian met en exergue la journée « historique » du 25 novembre 1922 où lors de la 63ème séance de la Société Suisse de Psychiatrie à Zurich, Minkowski (1885-1972) présente l’étude d’un cas de « mélancolie schizophrénique » et du trouble du temps vécu qui le sous-tend, et, Biswanger (1881-1966) son rapport sur la phénoménologie. Tatossian distingue deux types de phénoménologies : une descriptive et une génétique. 

La phénoménologie descriptive a été développée par Karl Jaspers dans son traité de psychopathologie générale publié en 1913. Jaspers cherche à donner du sens au vécu que le patient peut avoir de sa maladie. Il différencie les troubles dont le développement est compréhensible (réactions liées à un événement originel qui modifie le rapport du sujet au monde, développement d’une personnalité qui évolue vers la pathologie) et ceux qui ne le sont pas (troubles psychopathologiques qui rompent avec le développement compréhensible de la vie mentale, introduisant un fait psychique tout à fait nouveau). Sur la base de cette conception générale, Jaspers met en évidence dans les schizophrénies un type d’expériences dont « la connaissance reste toujours fragmentaire parce que nous sommes incapables de nous représenter concrètement ces modes d’expériences psychiques qui nous sont tout à fait étrangers. En elles, il y a toujours beaucoup d’inconcevable, d’abstrait, d’incompréhensible. »[5] Il décrit le « fabriqué » qui peut être ressenti à propos de tous les phénomènes psychiques (idées, sentiments, actes, perceptions, etc.) et qui correspond à notre syndrome d’influence. Ce phénomène repose sur un vécu primaire que le délire d’influence rationalise. Il est toujours vécu comme personnel par le sujet qui l’éprouve alors qu’il s’agit d’un sentiment de non-appartenance et d’imposition. Les  « expériences délirantes primaires » sont les matrices des idées délirantes vraies qui s’opposent aux idées erronées, déduites d’autres phénomènes qu’elles rationalisent. Ces expériences primaires sont de trois types : les perceptions, les représentations et les impressions toutes délirantes d’où naît le système délirant des psychoses chroniques par un travail d’élaboration. Il existe enfin des sensations indescriptibles tout à fait anormales du corps et des organes pour lesquelles beaucoup de schizophrènes trouvent des termes nouveaux qui n’appartiennent qu’à eux. Une démarche différente a été développée par L. Binswanger qui a créé la « Daseinanalyse » (analyse existentielle), attitude thérapeutique qui vise à « comprendre l’homme en situation ».[6] Il soutient que la question posée par le malade mental est aussi une question qui s’adresse à l’homme dans sa globalité par delà le clivage du normal et du pathologique opéré par le sens commun. L’analyse existentielle s’efforce d’explorer l’existence subjective de l’homme saisi dans sa totalité et comme être de présence au monde, comme être qui au sein de celui-ci, se sent responsable de sa propre existence. Le thérapeute s’attache à découvrir à la fois le monde originaire du malade et la manière qu’il a d’être présent au monde. Il étudie le déroulement des expériences subjectives de la temporalité, de la spatialité, de l’individualité, de la substance, de l’existence sociale, de la causalité, etc. Quatre modes existentiels ont été décrits : le « mode duel » (rapport mère-enfant, frère-sœur, aimée-amant), le « mode plural » (qui ignore l’espace et le temps), le « mode singulier » (rapport du sujet avec son propre corps) et le mode anonyme (façon d’éviter les conflits avec autrui).

D’une façon plus spécifique, Binswanger s’intéresse à la mélancolie et au rapport au temps dans cette pathologie.

En France, Minkowski, dans un registre plus descriptif que phénoménologique, a proposé une étude très approfondie de la phénoménologie de la schizophrénie.[7] Tatossian[8] a développé à Marseille la clinique phénoménologique avec un recentrage sur la phénoménologie des psychoses. Ce courant est toujours vivace ainsi que l’attestent les travaux actuels de Jean Naudin à Marseille. [9]

Dominique Friard


[1] Voir bibliographie

[2] HUSSERL (E), La philosophie comme science rigoureuse, PUF, Paris. 1911.

[3] HEIDEGGER (M), Etre et temps, Bibliothèque de philosophie, NRF, Editions Gallimard, Paris, 1927. 

[4] TATOSSIAN (A), La phénoménologie des psychoses, Coll. Phéno, Le Cercle herméneutique, Paris, 2002.

[5] JASPERS (K), Psychopathologie générale, Alcan, 1933, pp. 86-87.

[6] BINSWANGER L., Introduction à l’analyse existentielle, Paris, Editions de Minuit, (1971).

[7] MINKOWSKI (E), La schizophrénie, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 1997.

[8] TATOSSIAN (A), La phénoménologie des psychoses, Le Cercle Herméneutique, « Collection Phéno », 2002.

[9] NAUDIN J., PRINGUEY D., AZORIN JM., Phénoménologie et analyse existentielle, Encyclopédie Médico Chirurgicale, (Elsevier Paris), 37-815-A-10, 1998, 8 p.

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