La folie avant la psychiatrie

Les modèles de compréhension de la maladie mentale

Considérée à la fois comme une branche de la psychologie et comme une réflexion sur la clinique psychiatrique, la psychopathologie recouvre toute étude clinique des maladies mentales qui se réfère aux théories et à la pratique de la psychologie. Elle pourrait être l’équivalent de la physiopathologie pour la médecine si elle en possédait les mêmes bases expérimentales. Elle n’est pas une science fondamentale. La psychopathologie vise à élaborer, à partir des observations de patients, une véritable théorie de la connaissance du fait psychiatrique. Elle subit des fluctuations dues à l’avancée des découvertes et aux différentes façons de penser la maladie mentale. Ainsi que l’écrit J. Postel « organicisme, phénoménologie, psychanalysme, structuralisme, neurobiologisme, etc. vont successivement la séduire et elle va errer, dans son appréhension globale de « l’homme-malade-mental », de l’organogénèse cérébrale la plus localisatrice à la psychogénèse la plus métaphysique. »[1] Nous allons tenter de balayer ce spectre très large avec tous les oublis et les approximations que ce genre d’exercice suppose. La psychopathologie repose sur une nosographie, c’est-à-dire sur la description et la classification des diverses maladies. Si en médecine, grâce aux bases expérimentales qui fondent l’art médical, on note, aujourd’hui, peu de désaccords sur la nosologie, il n’en va pas de même en psychiatrie. De nombreuses théories pathogéniques cohabitent dans le même espace-temps et opposent les professionnels. Le profane et le soignant novice ne peuvent que s’y perdre. L’étiologie des maladies mentales, quoi qu’en disent les tenants des différents courants, reste inconnue et ce que nous en ignorons est plus important que ce que nous en savons. Afin d’éviter que soit plaquée une classification de syndromes cliniques sur une classification de facteurs ou de processus étiologiques, un certain nombre de professionnels, essentiellement nord-américains, ont élaboré une classification des maladies mentales (les DSM) qu’ils ont voulu athéorique. Cette pseudo-nosographie pose plus de problèmes aux cliniciens qu’elle n’en résout. Classer les troubles d’un patient ne permet pas toujours de le soigner et n’aide en rien à penser le soin. Sans théorie de référence, c’est-à-dire sans vision d’ensemble, on ne peut que traiter des troubles que rien ne vient relier et viser à leur disparition.

La psychiatrie est une discipline jeune de deux siècles. Le terme apparaît en 1802 sous la plume du médecin allemand J.C. Reil. Ainsi que l’indique J. Postel, c’est seulement à partir de 1860 qu’il va remplacer progressivement celui de médecine aliéniste.[2] Comment pensait-on la maladie mentale, et plus précisément la folie, avant l’avènement de la psychiatrie ?

Penser la folie avant l’avènement de la psychiatrie

L’étymologie nous apprend que le substantif « fou » est issu d’une famille de mots indo-européens qui expriment l’idée de souffler, de gonfler. Ainsi, le mot follis signifie sac ou ballon gonflé d’air mais aussi soufflet de forge qui a pris en bas latin le sens de fou par métaphore.[3] La notion de folie renvoie ainsi d’abord à un contenant (un sac de cuir) et ensuite à un contenu (l’air). La folie serait ainsi la pression du contenu sur le contenant, avec le risque que le contenant explose.

A de Waelhens note que le terme de folie, antérieur à l’institution du langage scientifique de la psychiatrie moderne, n’a jamais vraiment eu cours dans celui-ci. « L’idée d’assimiler la folie à une maladie, de vouloir coûte que coûte qu’elle soit semblable en son principe aux autres maladies, en dépit de différences qui demeurent irréconciliables envers et contre tout, cette idée quoique fort ancienne, n’a jamais pu s’imposer absolument. »[4] Le concept de maladie mentale ne recouvre pas purement et simplement celui de folie.

Consubstantielle à l’homme, la folie accompagna les premiers hommes bien avant que l’humanité se dote de l’écriture. Tenter d’en écrire l’histoire est donc voué à l’échec. Tout ce que nous pouvons penser sur la folie n’est par ailleurs que du registre du langage, d’un discours totalement impropre à décrire le phénomène. « Totalement incompréhensible, échappant à la rationalisation, rebelle à l’explication logique, la folie engendre un sentiment irrépressible d’insécurité, la peur de l’inconnu : dès lors, se mettent en place des mécanismes de défense que sous-tendent à la fois les divers courants de pensée qui prétendent rendre compte de la folie, et nos propres attitudes personnelles vis-à-vis de l’irrationnel. »[5]

Que l’on adhère au mythe faisant de Pinel le libérateur des insensés et le fondateur d’une attitude médicale radicalement nouvelle[6], que l’on considère comme F.G. Alexander et S.T. Selesnick[7] que l’histoire de la psychiatrie décrit le combat millénaire de l’homme contre la maladie mentale, combat marqué par le triomphe d’une approche rationnelle contre les superstitions du Moyen-âge et par l’apogée de la psychanalyse ou que l’on dénonce avec Foucault[8] l’asile de l’époque moderne comme instrument de la domination du fou par les normes de la rationalité, on sera loin du compte, la folie ne saurait se limiter aux différents regards qui ont été portés sur elle.

L’être humain des origines explique la folie par l’influence maligne d’un être surnaturel, d’un ancêtre ou d’un autre homme doté de pouvoirs magiques. Elle s’exerce sur une personne mais atteint un collectif. La folie est le problème d’un groupe, d’une parenté réunie sous un même « totem », sous le même ancêtre mythique commun, qu’elle soit perçue comme consécutive à la colère d’une divinité, d’un ancêtre qui n’a pas été inhumé selon les règles ou la conséquence d’une faute individuelle, elle atteint un individu mais bouleverse un collectif.

L’opérateur thérapeutique loin d’isoler le « fou » réunit la communauté pour purifier la personne et le groupe. Le rituel thérapeutique du n’dop, tel qu’il a été observé au Sénégal, par le psychiatre H. Colomb[9], dans les années 60, en fournit un bon exemple. Face à une femme devenue soudainement mutique qui refuse de manger et de boire, le psychiatre identifie une psychose au sens de la psychiatrie occidentale. Le sorcier du village pose un diagnostic partagé par les membres du groupe : cette femme est habitée par un esprit mauvais nommé « râble ». Il s’agit des râbles fâchés (les ancêtres) de la mère de la malade. Les rituels de deuil n’ont pas été respectés. Dès lors c’est le village tout entier qui va participer à une sorte d’exorcisme collectif pour apaiser la colère des râbles.[10] L’ethnopsychiatrie moderne telle qu’elle a été développée et théorisée par T. Nathan se réfère à ce modèle traditionnel.[11]

Hippocrate (460-377 av. J.C.) a appliqué les spéculations des philosophes antiques de la médecine en les combinant à des observations cliniques. Il est le premier à s’efforcer d’expliquer toutes les maladies de manière cohérente à partir de causes naturelles. Le Corpus hippocratique établit une classification « rationnelle » des maladies mentales. Il inclut l’épilepsie, la manie (agitation), la mélancolie et la paranoïa. Les médecins hippocratiques ont décrit les caractéristiques des états puerpéraux (psychose puerpérale). Ils ont identifié les phobies et inventé le mot « hystérie ». Cette classification repose sur la théorie des humeurs qui énonce que l’être humain est en santé lorsque les quatre humeurs : sang, phlegme, bile jaune et bile noire sont équilibrées et mélangées. Il y a maladie quand l’une de ces humeurs s’isole et se met à fluer causant une double douleur à l’endroit qu’elle quitte et à l’endroit où elle se fixe. Ainsi la mélancolie est-elle due à un excès de bile noire. Cette théorie va connaître un grand succès en raison de la netteté avec laquelle elle est exposée, de la cohérence d’un système qui met en rapport ces quatre humeurs avec les quatre qualités élémentaires (chaud, froid, sec, humide) et avec les quatre saisons.[12] Il s’en déduit également une thérapeutique qui consiste à chercher à rétablir l’équilibre entre ces humeurs (régime, saignée, etc.) et un pronostic. Les médecins hippocratiques ont également tenté de décrire des profils de personnalité (colérique, flegmatique, sanguin ou mélancolique). La théorie des humeurs restera valide pendant de nombreux siècles, quasiment jusqu’au 18ème siècle.       

Humeurs 

Une méthodologie rationnelle n’interdit pas de croire aux démons, ainsi en va-t-il de Celse (25 av. J.C-50 ap. J.C.) qui en dépit d’observations cliniques exactes croyait en la démonologie au point de penser que certaines maladies, dont les maladies mentales, sont dues à la colère des dieux. Il estimait qu’un traitement brutal avait pour effet de faire sortir par la peur, le malade de sa maladie. Celse enchaînait ses malades, les affamait, les isolait dans une obscurité complète et leur administrait des cathartiques pour tenter de leur faire retrouver la santé en les effrayant.

Celius Aurelien dont l’œuvre psychiatrique est considérée comme la plus importante de la médecine antique[13], consigne en latin les idées de son maître Soranos d’Ephèse (93-138). La forme de traitement des malades mentaux pratiquée par Soranos s’oppose aux méthodes préconisées par Celse. Soranos estimait pouvoir réduire l’état de malaise des malades mentaux en leur parlant et il recommandait de parler avec le malade de ses occupations ou de tout autre sujet susceptible de l’intéresser. Ainsi, selon ce qu’en rapporte Celius Aurelien, Soranos donne de nombreuses recommandations en ce qui concerne le patient qui souffre de ce que l’on nommait à l’époque la manie (qui recouvre alors divers états d’agitation et de délire) :

« En outre, il faudra interdire que beaucoup de gens puissent entrer dans la chambre, interdire surtout les visiteurs inconnus du malade. Il faut également charger les domestiques de corriger leurs erreurs en leur accordant une écoute bienveillante. C’est-à-dire éviter que, en donnant leur assentiment à tout ce qu’il dit, ils n’augmentent la manie du malade en confirmant toutes ses élucubrations ; mais aussi éviter qu’ils n’aillent au contraire, en s’opposant à tout, aggraver l’accès de la maladie, établissant que tantôt, en lui cédant, et en le persuadant, ils lui fassent des concessions ; tantôt par l’insinuation, ils redressent ses illusions en lui montrant le vrai. »[14]

« Avec la progression du traitement, et en fonction de ses possibilités intellectuelles, on le fera réfléchir, discuter, parler en public. Mais s’il n’a aucune culture, il faudra lui poser des problèmes en rapport avec son propre métier, à un paysan des problèmes d’agriculture, à un pilote des problèmes de navigation. Et si le malade à traiter ne s’intéresse à rien de particulier, il faudra  poser des questions sur des sujets forts ordinaires, ou bien le faire jouer à des jeux de pions. Car ces jeux ont quelque chose qui peut exercer l’esprit, surtout si son partenaire est plus habile que lui. Et si les malades veulent entendre les discussions des philosophes, il faudra les y faire assister. Car par leurs paroles, ils enlèvent la crainte, la tristesse ou la colère, ce qui n’est pas une mince affaire au soulagement du corps. »[15]

Celius Aurelien ne se limite pas à ces recommandations qui constituent un véritable programme de traitement, il critique également les positions théoriques et les pratiques des autres médecins notamment saignées, diète, obscurité et contention. Soranos et Celius Aurelien ont réduit au minimum l’usage des médicaments et des autres méthodes physiques, pour souligner l’importance de la relation existant entre le médecin et son patient.[16] D’une certaine façon l’antagonisme entre Celse et Celius Aurelien structure l’histoire de la psychiatrie. Soit l’on considère que le malade mental est totalement envahi par la maladie et on l’enferme et on lui administre des thérapies destinées à faire sortir la folie, soit l’on considère que malgré sa maladie il reste en lui un côté sain avec lequel il est possible d’établir un dialogue qui lui permettra de recouvrer une certaine forme de santé.

Au Moyen-âge, l’hospitalis domus est une maison où l’on reçoit des hôtes, elle correspond à l’obligation faite à l’église de créer des lieux de passage et d’accueil pour les indigents. La communauté hospitalière prend en charge les tâches hôtelières et s’occupe de la régénération de l’âme du malade dont l’origine des souffrances se repère dans le registre de la maladie ou de la faute. Les Hospices de Beaune, en Côte d’Or, que l’on peut visiter, illustrent le fonctionnement de ces lieux d’accueil. Le fou est donc rarement enfermé en tant que tel.

La création d’établissements spéciaux destinés aux « malades mentaux » est d’abord due à l’Islam. Les frères de l’ordre religieux et militaire de la Merci, moines et médecins, sans cesse en relation avec les populations musulmanes pour le rachat des prisonniers chrétiens, remarquèrent les institutions hospitalières spécialement destinées aux malades mentaux que l’Orient possédait depuis des siècles (au moins depuis le 7ème siècle) et fondèrent en Espagne, à Valence en 1409, le premier asile d’Europe. La nouvelle institution charitable de Valence provoqua un élan général en Espagne et bientôt après, Saragosse, Séville, Valladolid, Tolède ouvrirent aussi des établissements spécialisés. Ces lieux connurent malheureusement une décadence assez précoce. Les malades furent assez rapidement enchaînés, enfermés ainsi que le confirme le témoignage de Jean Cleudat. Jean Cleudat (1495-1550), plus connu sous le nom de St.-Jean de Dieu, a destiné une partie de sa vie au soin des insensés, notamment à Grenade.

Au Moyen-âge, les insensés ne sont donc que très rarement enfermés. Les « furieux » sont dès cette époque, gardés étroitement par leur famille, qui est civilement responsable d’éventuelles déprédations dans le voisinage. « Relégués dans une grange, sous un escalier, ou dans une cabane au fond du jardin, ils participent éventuellement aux travaux saisonniers, méritant ainsi leur soupe, voire quelques tentatives thérapeutiques quand survient un empirique, ou quand vient l’époque d’un pèlerinage d’un saint guérisseur. » [17]

Ils fréquentent peu l’hôpital, toujours surpeuplé, et peu soucieux de s’encombrer de tels malades, souvent incurables et toujours difficiles à gouverner. Les fous qui apparaissent dans le circuit pénal ou hospitalier ont presque toujours été arrachés à l’anonymat de l’intégration familiale ou villageoise à la suite d’une conduite perturbatrice, violente, voire criminelle.

On compte, selon Postel et Quetel, quelques dizaines d’insensés, parfois moins, pour l’équivalent de trois départements actuels. Ils sont enfermés dans les culs de basse-fosse, ou dans les tours de rempart qui ont échappé aux destructions de la guerre de Cent Ans. Quelques couvents reçoivent par ailleurs les rares insensés pour lesquels une famille accepte de payer une pension.[18]

(A suivre !)

Dominique Friard


[1] POSTEL (J), Psychopathologie, In Grand dictionnaire de la psychologie, Larousse, Paris 1991, pp. 620-621.

[2] POSTEL (J), Psychiatrie, in Grand dictionnaire de la psychologie, op.cit., pp. 610-612.

[3] PICOCHE (J), Nouveau dictionnaire étymologique du français, Paris, 1971, p. 244.

[4] De WAELHENS (A), Folie, in Encyclopédie Universalis, Paris, 2009, pp. 893-897.

[5] ZARIFIAN (E), Les jardiniers de la folie, Editions Odile Jacob, Paris septembre 1988, p.10.

[6] POSTEL (J), QUETEL (C), Nouvelle histoire de la psychiatrie, Dunod, Paris, 1994.

[7] ALEXANDER (F.G), SELESNICK (S.T), Histoire de la psychiatrie, Armand Collin, Paris 1972. .

[8] FOUCAULT (M), Histoire de la folie, Plon 10/18, Paris 1974.

[9] MEIGNANT (M), Le n’dop, Sandoz cinémathèque, 1972.

[10] ABDELMALEK (A.A), GERARD (J.L), Sciences Humaines et soins, InterEditions, Paris, 1995.

[11] NATHAN (T), La folie des autres. Traité d’ethnopsychiatrie clinique, Paris, Dunod, 1986.

[12] GRMEK (M.D) dir., Histoire de la pensée médicale en Occident, Seuil, Paris, 1995, t. 1, pp. 25-65.

[13] POSTEL (J), QUETEL (C), Nouvelle histoire de la psychiatrie, Dunod, Paris, 1994, p. 5.

[14] CELIUS AURELIEN, Des maladies aiguës et des maladies chroniques, trad. Anglaise de I.E. Drabkin, Chicago, University of Chicago Press, 1950.

[15] Ibid. cité in POSTEL (J), QUETEL (C), Nouvelle histoire de la psychiatrie, op. cit., p. 14-16.

[16] ALEXANDER (F.G), SELESNICK (S.T), Histoire de la psychiatrie, Armand Colin, Collection U, trad. ALLERS G., CARRE J., RAULT A., Paris, 1972, p.63.

[17] POSTEL (J), QUETEL (C), Nouvelle histoire de la psychiatrie, Dunod, Paris, 1994.

[18] Ibid.

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