55 jours. Emilie Briot

55 jours

 

55 jours

Prendre son premier poste de cadre dans une structure dédiée à l'accueil de personnes âgées, en période de Covid 19, c'est tout sauf une sinécure. Emilie raconte ...

 

55 jours, c’est le nombre de jours où nous avons été confinés. Enfin, « nous », ce sont les français, et moi, je n’ai pas été confinée tout à fait de la même façon…

Fraîchement sortie de l’institut de formation des cadres de santé, j’ai pris mon poste sur une structure accueillant des personnes âgées de presque 100 résidents et une équipe à coordonner de plus de 80 personnes. Je suis la seule cadre de santé, épaulée par un cadre supérieur. A moins que ça soit moi qui l’épaule.

55 jours et 2 semaines de plus.

Cinquante-cinq jours, mais en vrai, c’est quinze de plus pour les résidents et les équipes. En effet, étant dans un département ayant connu un « cluster », notre structure a stoppé les visites en amont du confinement annoncé par le Président de la République. Ça fait 15 jours de plus pour les résidents, mais aussi pour les équipes de mes 3 unités. Quinze jours où les premiers symptômes covidiens sont apparus : toux, hyperthermie, voire malaise et tutti quanti. Chaque symptôme, à contexte ordinaire, devenait une cause de suspicion tant les données sur les symptômes de ce virus s’élargissaient quand il s’agit d’une personne vulnérable, âgée. Les premières mesures d’isolement, les premiers masques, surblouses, binômes AS/IDE dédiés. Bref, une logistique matérielle et organisationnelle se met en place, à chaque nouvelle suspicion, nous gagnons en réactivité, en symbiose et en confort. Les tests arrivent avec leur formation sur le tas. L’infirmière hygiéniste répond présente quand nous en avons besoin. Elle répond aux questions des équipes. J’écoute, j’écris, je formalise les consignes pour que tous les professionnels aient la bonne information sur la gestion de ce virus. L’institution commence aussi à se consacrer à la lutte contre le virus. Le premier impératif à décliner sur le terrain a été de faire arrêter les vols de masques et de SHA dont le stock n’avait pas été anticipé par l’Etat. Je l’ai interprété comme un manque de tact, de compréhension. Comme si nos soignants n’étaient pas avant tout, des hommes et femmes emprunts au mouvement de panique ambiant. L’erreur, la faute ne viennent pas des soignants, mais bien du manque de marge de manœuvre psychologique anticipée et pensée.  Les demandes institutionnelles s’arrêtent et me permettent d’être davantage sur le terrain. Mais cette première quinzaine de jours, s’est accompagnée, bien normalement, aussi des premières inquiétudes, questions, incertitudes, de stress : si le virus passe, ça va être meurtrier. Le soignant tout puissant, n’y pourra rien, mais au moins, la première phase a confiné la structure de l’extérieur.

Le confinement : le rythme de croisière tant attendu ?

Le confinement est annoncé. Un peu de répit éthique. Le président, vient de finalement acter ce que la structure a mis en place et lui donne un cadre légal. Au moins, on ne joue plus avec les lignes, les interprétations. La loi, c’est la loi, et parfois, la respecter et ne pas jouer avec elle, c’est reposant ! Et pourtant, je n’oublie pas le risque de ne plus penser, Hannah Arendt plane dans ma tête. Ce confinement a exacerbé le formidable investissement d’une équipe aide-soignante qui travaille auprès des personnes âgées les plus dépendantes de ma structure. « Quoi, je ne comprends rien, on nous dit de rester chez nous, de croiser personne et ici, rien n’est fait dans le service » me dit, non sans tact, Zoé arrivée en trombe aux transmissions. Effectivement, la protection s’est organisée vis-à-vis de l’extérieur mais pas à l’intérieur. C’est juste, en plein dans le mille du bon sens. Ce bon sens qui traduit aussi l’investissement, voir le surinvestissement de certaines collègues aides-soignantes. Ce qu’elles vivent à l’extérieur, elles le vivent pour l’intérieur de la structure. J’ai pu recevoir le témoignage de Marie : son mari continuant à travailler, elle s’interdit tout contact avec lui, de peur de « le choper et de le ramener ici ». Alison s’est isolée de son enfant et l’a envoyé chez un membre de sa famille qui pouvait être confiné. Ce don de soi est bien là. En fin de compte, est-il exacerbé ? Je n’en suis pas certaine. Il prend ici tout son sens et cette période est propice à le dire haut et fort, sans honte. Elles sont des héroïnes, entièrement consacrées à la cause de soignantes du vulnérable. Cependant, je n’ai pas surfé sur une proposition d’évaluer si elles étaient prêtes à se confiner avec les résidents. Le soin a besoin de limites, je me suis fait porteuse de ces limites. Peut-être avais-je senti que l’après ne serait pas aussi rose que ce que laissait penser l’optimisme du monde d’après…le soin, l’accompagnement des personnes âgés est abandonné depuis longtemps, il le restera encore (un peu ?) une fois la crise passée. Le prochain été, avec sa vague de chaleur, d’usure professionnelle, de maux de dos, de fatigue, de solitude et d’absentéisme, en sera le témoin. Mais je ne suis pas médium…j’espère me tromper, pour eux, pour elles, pour moi.

Le confinement à l’« intérieur » s’est alors organisé dans cette unité. Cela prête à sourire maintenant. Dans la vraie vie de l’instant, c’était 10 jours avant les directives ministérielles imposant le confinement en chambre en EHPAD. Chaque nouvelle consigne, de l’ARS, du ministère, chaque allocution du premier ministre est une source de stress car il va falloir la décliner en vrai, sur le terrain. On ne joue pas. Alors, a posteriori, la remarque de Zoé, aide-soignante prenant son service, énervée, agacée et étonnée, est arrivée bien avant une pensée ministérielle. A point nommé. Zoé est venue s’excuser quelques jours plus tard, quand nous étions seules dans le bureau des transmissions. J’en ai été étonnée, tellement sa cause et sa remarque avaient été justes et novatrices. J’ai refusé ses excuses en ce sens, juste le conseil de mettre un peu de « soupline », mais pas facile quand on est en colère et inquiète. Jusque-là, mon rôle avait été d’être réactive, pédagogique et d’appuyer les bonnes recommandations en hygiène. D’apporter réassurance et attention aux éléments d’inquiétudes aussi. Je me dégageais aussi plus de présence en direct dans les unités. Mais j’ai aussi commencé à recevoir des éléments bruts, la colère, des équipes. Clairement, j’ai été attaquée par de nouveaux éléments Bêta Bionesque. Merde. J’ai mal du faire mon boulot, je n’ai pas réussi à faire digérer les anciens bêta et les transformer en alpha. Je réagis à chaud, mon management s’écroule. Je me sens seule. Lors de ma décharge auprès d’un collègue, on me dira de prendre du recul, mais à force de reculer, j’ai l’impression que je vais tomber dans un autre ravin, celui qui est dans mon dos. Un autre collègue me dira comme conclusion « aie, ça fait mal narcissiquement ». N’est-ce que cette question de narcisse ?

Le confinement annoncé par des directives ministérielles a sonné l’impératif dans les deux autres unités dont je suis responsable. Dans l’une d’elle, facile, la clinique avait pris le pas depuis le début : les résidents déambulant doivent continuer à déambuler. Le confinement, tout comme le respect de cette distanciation sociale, ou du moins physique, est impossible à respecter quand on avance sans but sinon celui de répondre à un besoin archaïque et irrépressible de sentir son corps, de se mouvoir, peut-être à la recherche d’un souvenir réveillé, qu’il fasse jour ou nuit, confiné ou non confiné. C’était donc facile à mettre en place. Ces nouvelles directives ont donné l’impératif de s’y mettre pour la troisième unité. Le confinement en chambre : non car l’isolement social est un risque plus important pour nos résidents qui luttent et vivent au quotidien avec leur psychose ou dépression chronique depuis déjà si longtemps. C’est la distanciation physique qui est alors appliquée : agrandissement des tables de restauration pour garantir ce mètre. Mes ptits bras et ceux de la psychomotricienne m’épaulant, on s’y colle. Cléa est alors la seule professionnelle transversale encore présente sur la structure à ce moment. L’impression que le navire se vide est bien là. L’animatrice est arrêtée depuis le début, l’autre psychomotricienne aussi, les kinés n’interviennent plus. Le confinement a renvoyé tous les professionnels en « sureffectif » chez eux pour éviter tout potentiel de contamination. Les formations annulées révèlent ce « sureffectif ». Je ne vais pas tarder à avoir le retour de bâton de ce soi-disant « sureffectif ». Quand je me dis que cette crise sanitaire révèle les personnes… elles m’ont révélé le don de soi encore bien présent des professionnelles mais aussi la logique de comptabilité qui agit toujours comme une épée de Damoclès…mais jamais avec une note de service claire, nette, précise et partagée. Non, le flou est laissé, les acteurs du terrain s’en dépatouilleront…après tout, les cadres de santé sont des anciens soignants, qui mieux qu’eux peut faire décliner et traduire les ordres auprès de leurs pairs. Ils ont, à un moment parlé le même langage, ils ont maintenant le nôtre…à eux de s’en dépatouiller…mais jamais leur dire qu’ils ont réussi, simplement le leur dire quand ils échouent, car ils ne doivent pas échouer, mais obéir et réussir. De bons ptits soldats … d’une autre guerre.

Le vécu du confinement jamais partagé.

Ça y est, la date du 11 mai approche et se confirme. J’ai eu un looooong week-end de repos. Je n’en pouvais plus. Quelques semaines avant, j’avais eu ma semaine de congés pendant les « vacances » de pâques. Mes enfants sont jeunes, elles ont aussi besoin de ma présence…et aussi pour ma plus grande, d’un soutien pédagogique. Elles ont pu bénéficier de l’école, car reconnues comme enfants de soignante, ouf, je suis encore dans ce corps professionnel dont je viens. Mon mari était en télétravail puisque possible mais sans allègement pour autant de sa cadence. Alors, partagée entre professionnalisme et parentalité, j’ai cru que je n’avais pas à choisir, comme mes équipes, je suis un « personnel indispensable à la gestion de la crise ». Je ne sais pas. Si je suis juste indispensable pendant la crise, elle s’arrête, que vais-je devenir ? Je n’attends que ça, finalement, être confinée, me mettre à l’abri. Mais quand la crise sanitaire sera contenue, le quotidien va me happer de nouveau, moi et mes plus de 80 agents. La gestion RH et sa comptabilité va me redonner comme direction l’impossible. L’impossible de recruter, l’impossible d’amener de la vie aux résidents, l’impossible de faire mieux avec plus, juste de faire mieux avec ce qui s’épuise, c’est-à-dire les comptes. Je redeviendrai juste un « agent », une main d’œuvre, une force de production dans cette machinerie du care. La prime n’aura juste mis qu’un peu d’huile dans mes rouages, tout comme il servira à mes équipes à se payer des séances d’ostéopathie, avant de venir prendre son service.

Emilie Briot

Emilie Briot fait partie des professionnels interrogés par Seli Arslan dans l’ouvrage Prendre soin en santé mentale. Entretiens avec des soignants sur la crise sanitaire et les perspectives. On peut y lire son témoignage (pp. 196-210).

Date de dernière mise à jour : 09/05/2021

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