La 2ème vague, la crise et le bouleversement

Episode 2 : la 2ème vague, la crise et le bouleversement.

Témoignage grandeur nature d’un cadre de santé plongé dans la bouleversante transformation d’une unité d’hébergement renforcé en unité covid improvisée.

Bon brute truand

9 novembre 2020,20h30.

Prise d’un doute sur le lieu de ma première activité de demain, jeune cadre de santé que je suis, je me connecte à mon extranet professionnel de chez moi pour regarder un certain mail qui m’aurait donné l’info. Première erreur que de se connecter de chez soi ? Tentative de réassurance… passons, le sujet n’est pas le droit à la déconnexion du cadre. L’info trouvée, mon œil se trouve interpellé par un autre mail. Celui d’un collègue cadre, daté de la soirée, d’après mon départ. 19h43, titré très sobrement « info ». Je n’ai pas résisté, je l’ai ouvert, à la fois piquée par la curiosité par l’envie de me débarrasser d’une tâche pour demain. Info, ça veut juste dire prise de connaissance et éventuellement action de communication. C’est jouable pour ce soir, vite fait, bien fait ! Ce mail m’informe que ma collègue cadre, de garde, a été prévenue par une infirmière d’un de mes services : un test PCR est revenu positif, là, à l’instant. Coup de massue.

C’est vrai, sur l’une de trois unités dont j’ai la responsabilité en tant qu’encadrante, j’ai su dans la journée que le médecin coordonnateur avait prescrit un test PCR pour l’un de nos résidents de notre Unité d’Hébergement Renforcé.

La semaine d’avant, un contexte à ne pas négliger.

C’est vrai, j’ai entendu, mais je n’ai pas tiré la sonnette d’alarme. Il faut dire que quelques jours plus tôt, le vendredi, j’avais participé à tester les 42 résidents restants de notre Unité de Soins de Longue Durée. Et qu’après 2h30 de prélèvements à 3 binômes, j’avais appris le samedi matin, par SMS de mon cadre supérieur sur le qui-vive (moi aussi !) que tout le monde était négatif. Ouf, pas d’inquiétude. Sueurs froides d’une semaine passée à ranger dans la case « gros stress mais on passe à autre chose ». Oui, une semaine passée forte en émotions : rentrée de congés le lundi, c’est déjà pas évident d’ouvrir sa boite mail et de voir 300 mails (parce que là, j’avais réussi à me déconnecter).

Ce même lundi, 16h30, le médecin coordonnateur passe un peu précipitamment aux portes de mon bureau. Inhabituel. J’apprends alors que monsieur Gorin est décédé, là, tout de suite. Incompréhensible. C’était pas prévu. Il chauffait, certes, il avait été vu par le médecin dans la nuit avec prescription de test PCR dans le cadre d’un diagnostic différentiel. Sepsis sévère, fulgurant. Ni une ni deux, je monte. J’apprends le choc. L’équipe infirmière allait pour faire le test à 15h. Elles l’ont retrouvé inconscient, assis dans son lit. Tentative de réanimation cardio-vasculaire au sol, en vain. Mais pas si en vain que cela, les deux infirmières me décrivent une scène d’horreur : « Tu te rends compte, on venait pour le test, on le découvre mort, c’était pas prévu ça. On s’y attendait pas », mais le pire « Quand on a tenté la réanimation, il s’est vidé, le bol alimentaire, les selles, les urines. C’était horrible ». Oui, c’était choquant, horrible, imprévu, bouleversant, incompréhensible. « Il était si simple Mr Gourin », « C’était un gentil ».

Mardi, un appel du laboratoire nous apprend que les hémocultures de Mr Gourin poussent à grande vitesse. Confirmation d’un sepsis sévère. Une antibiothérapie avait pourtant débutée. Mercredi, repos de mon temps partiel. Jeudi, ma journée débute par un rendez-vous que j’apprécie : une réunion cadres du pôle avec notre cadre supérieur du pôle. Un des rares moments où l’on se retrouve tous les quatre pour se mettre au boulot, ensemble. Un mail arrive sur l’ordinateur de mon cadre supérieur : décès d’un résident. Choc. J’appelle l’équipe qui me dit que c’est Madame Janvier. Encore plus inattendu. Arrêt cardio-respiratoire, retrouvée morte en allant la voir à 9h pour qu’elle se prépare à son accompagnement (toilette et petite déjeuner) vers 9h30. Elle ne chantait pas, ne criait pas, c’était calme, trop calme, mais ça pouvait arriver de temps en temps. Madame Janvier était sur un matelas par terre. Petit (ou gros selon les parties) compromis trouvé avec Madame quelques semaines auparavant lors de son Projet d’Accompagnement Personnalisé. Madame Janvier a eu un parcours de vie complexe, ou riche en expériences, c’est selon le point de vue. Elle a été SDF et disait avoir vécu une vie de « saltimbanque ». Elle était nostalgique de cette période pleine de rencontres et de productions artistiques. L’équipe disait qu’elle se mettait en position de ne pas réussir son transfert fauteuil-lit assez régulièrement, se laissant tomber et laissant l’équipe impuissante à l’aider à se relever du fait de son surpoids. Madame, à l’abri des regards qu’elles arrivaient perversement à provoquer, arrivait toujours à finir son transfert, sauf quand elle disait vouloir dormir par terre. Ce sol si plein de souvenirs d’antan. Décès inattendu, au sol (enfin presque, sur un matelas âprement négocié entre Madame Janvier, son désir et ses souvenirs d’un côté et l’équipe aide-soignante qui ne concevait pas un tel lieu de sommeil en institution).

Deuxième décès inattendu dans la même semaine. La suspicion est là : est-il rentré ? Ce « il », c’est lui, celui qui court après nos résidents jugés vulnérables, celui qui nous court après dans le moindre de nos gestes de citoyens, celui qui fait devenir les soignants de mes équipes des dangers depuis déjà fin février 2020.

Vendredi : déclenchement de l’accord et de la préconisation du médecin hygiéniste de l’hôpital dont ma structure accueillant 100 personnes âgées de plus de 60 ans en perte d’autonomie dépend, de faire les tests PCR de ces 42 résidents restants. Oui, restants, car sur les 44 habituellement, pour mémo, deux sont décédés subitement dans cette même semaine, les résidents zéro ? En catastrophe, je réussis à créer 3 binômes de prélèvement, il est 11h30 quand nous débutons. Nous les faisons à la chaine, pour faciliter le suivi des tests et les accompagnements aux repas. Pas très agréable d’avoir un coton tige au fond de la gorge quand on a l’estomac plein…  A 14h, tout le monde est testé. Ereintant. Deuxième jour sans manger. La veille, j’avais rejoint l’équipe après mon moment de ressource (ma réunion entre cadres) pour assurer un lieu de dépôt, un débriefing à chaud, le recueil de l’incompréhension, des pleurs, de la culpabilité, de la colère, de l’incompréhension, mais aussi de la froideur ressentie de certaines aides-soignantes qui vivaient différemment ce décès : davantage en perte qu’en deuil, mais ça ne peut pas se dire, enfin, c’est ce qu’elles croient.

Samedi, les tests étant négatifs. Le soulagement. Je suis allée acheter une bonne boite de chocolats d’un chocolatier local pour cette équipe. USLD 1, COVID :0, continuons comme ça ! Il faut se rappeler qu’au premier confinement, nous avons vécu aussi quelques attentes de tests PCR, à l’époque où tous les symptômes devenaient suspects, tous étaient revenus négatifs. Alors oui, le test du lundi, j’ai bien pensé que c’était à nouveau pour un diagnostic différentiel, se rassurer que ce n’est pas lui, comme pour les autres. Après tout, aucun professionnel n’avait signalé de signes inquiétants non plus et les tests antigéniques des professionnels (consigne de l’ARS) débutés ce même après-midi confortaient cette prédiction. Aucune famille n’a fait part du moindre symptôme, et pas facile de passer à travers les mailles avec le protocole des visites très strict (lavage de main, port de masque, prise de température à l’arrivée, signature du registre avec remise d’une charte attestant l’absence de signe, de prise de doliprane, de cas de covid-19 dans l’entourage...).

Donc, oui, ça ne pouvait pas revenir positif. Et ce mail sobrement intitulé « info » a sonné le début de la fin pour les quelques semaines qui ont suivi. Première douche froide. Première action : lundi 9 novembre, 20h30. A la connaissance de cette info, ni une ni deux, ma conscience professionnelle de cadre de santé, pourtant dans un corps déjà en pyjama, lové sur un canapé sous un plaid en polaire savourant l’endormissement sans encombre des enfants, n’a pas hésité. J’ai appelé l’équipe concernée et ensemble, nous avons accusé un coup. Puis, consciente de l’envie de rejoindre mon dernier moment de tranquillité, je manage à distance. J’explique où sont les équipements de protection individuelle (et comment fracturer ni vu ni connu l’armoire de mon bureau au passage), rappel des grands principes d’hygiène « du plus propre au plus sale » (merveilleuse formulation), de l’importance de se protéger. Comme ça, je propose une organisation pour demain matin, pour éviter les va et viens des infirmiers entre 2 unités. Ça parle à tout le monde, ça matche. Je poursuis ma soirée en écrivant un mail aux 2 médecins de l’unité, à mon Cadre supérieur, au directeur du pôle. Ce mail-là, je l’ai commencé par « ça y est, on y est ». Demain, il y aura les 13 résidents de cette UHR à tester, dans un contexte qui, devant toute réorganisation d’une journée d’une équipe, va se montrer pleine de questions légitimes et d’inquiétudes (voire pire). Je me couche, je me souviens me dire « allez, cette nuit, c’est la dernière complète avant quelques nuits. Repose-toi bien ». Effectivement, j’ai dormi comme un bébé qui fait ses nuits.

Mardi 10 novembre matin.

Je passe à nouveau 2h de mon temps CDS à tester les 13 résidents. C’est une bonne moyenne, je progresse. Surtout avec des résidents déments qui sont moins conciliants que ceux de l’USLD de vendredi dernier. Je forme même l’IDE avec moi. L’infirmière et, par chance, l’aide-soignant en horaire de journée (fait assez rare pour être remarqué) m’assistent. L’un pour l’assistance du geste, l’autre auprès du résident. C’est luxueux, mais on a voulu faire les choses bien !

Mardi 10 novembre début d’après-midi : tout dérape.

Commence en début d’après-midi la 2ème session de tests antigéniques. Une IDE, celle qui devait venir la nuit de ce soir, est positive. Grosse surprise. Elle est totalement asymptomatique. Puis, s’est ensuite une AS de l’UHR, qui me décrit n’avoir fait que dormir le week-end dernier mais ne pensait pas que c’était cela. Elle venait d’arriver pour prendre son poste. Elle retournera chez elle après avoir contacté le service santé au travail. En discutant avec ces deux professionnelles, ma collègue CDS responsable d’un autre service, qui est venue prêter main forte pour ces prélèvements, me fait signe. Un signe qui me montrait 2 doigts. J’ai pu lire sur ses lèvres « il y en a 2 autres ». Bingo, une troisième arrive, sonnée par la nouvelle. C’est la 2ème AS de l’UHR. Elle est d’après-midi aussi. Elle est sous le choc. Elle se dit qu’elle doit aller voir le médecin pour son arrêt mais aussi qu’elle récupère ses enfants, fasse les démarches pour les écoles et qu’elle prévienne son mari qui est en déplacement professionnel à l’autre bout de la France. Mais elle ne sait plus par où commencer. Elle erre dans les couloirs. En 45 min, je n’ai plus d’équipe AS pour cette unité. Et un cluster professionnel qui se dessine. Les nouvelles vont vite, deux étudiantes demandent à se faire tester. L’une d’elle est positive, en pleurs, faisant resurgir ses craintes de le transmettre à son frère asthmatique. Elle aussi, est asymptomatique. Après avoir « réglé » le problème de présence ide pour la nuit, avoir accueilli les premières questions (et le choc) des professionnelles testées positives, avoir débriefé avec ma collègue CDS et l’équipe de prélèvement elle aussi émue de telles réactions que l’on n’avait pas vu venir, je m’attèle à la tâche de l’organisation des soins. L’AS de journée, accepte de rester avec moi pour la soirée. J’appelle une autre collègue chez elle, testée négative de la veille. Elle accepte de venir pour finir la journée avec nous. L’IDE du matin est toujours là, il est 16h, elle n’a toujours pas mangé. Elle est avec le médecin car un résident n’est pas dans son assiette. Non, en fait, il est dans son lit et ça ne lui ressemble pas, lui qui a pour habitude de déambuler de longues heures. Il présente une hyperthermie mais aussi un mollet rouge, chaud et induré. Une prise de sang est prescrite pour vérifier la coagulation. Je propose de faire la prise de sang pour qu’elle appelle son mari pour le rassurer de son retard et pour qu’elle rentre enfin. Elle doute. Je lui dis que je sais encore faire une prise de sang. Elle rit. L’équipe AS est stupéfaite, regrettant de ne pas avoir d’appareil photo pour immortaliser cela. Bongo, j’ai réussi la prise de sang. Je pensais alors naïvement que c’était le plus dur que je venais de faire. Erreur. Je viens d’apprendre qu’une autre IDE de la résidence est testée positive, avec le cadre supérieur de santé, elle a décidé de finir sa journée. L’équipe IDE est transversale, c’est-à-dire qu’elle intervient sur toute la résidence. Où ce virus s’arrête-t-il ?

Mardi 10 novembre en soirée : le bouleversement.

La soirée débute, je travaille avec les AS, repas, traitements, changes. Je vois que quelques résidents ne sont pas au top. J’avais proposé de m’occuper de l’UHR pensant qu’avec 14 résidents j’allais mieux m’en sortir que les 40 autres sur l’EHPAD ou sur l’USLD. Erreur encore. On fait nos pronostics : 3 ou 4 résidents vont revenir positifs. 20h15, la collègue de l’EHPAD vient d’avoir un appel du laboratoire. Elle a aussitôt appelé les aides-soignants travaillant avec moi (ou avec lesquels je travaille. Peu importe). Ils m’attendent à la sortie d’une chambre. Ils m’annoncent alors que sur les 13 testés, 9 sont positifs. C’est le black-out. Je me répète « 10/14, 10/14, putain 10/14 ». Je suis arrachée, tant bien que mal, à mon errance. Les deux AS, autour de moi, penauds, me livrent « Emilie, on n’est pas prêt à les voir mourir ». Je leur ai répondu « personne n’est prêt ». Il est 20h30, je n’ai pas fini mon tour. Les deux collègues infirmières débarquent. Le laboratoire a rappelé. La prise de sang effectuée quelques heures avant montre une élévation très anormale de certains marqueurs cardiaques. Il faut appeler le médecin de garde. « foutue pour foutue » dit l’infirmière positive, « j’y vais ». C’est donc elle qui a fait le lien avec ce résident nouvellement positif et en souffrance cardiaque avec le médecin. Je finis le tour pendant ce temps-là. Je vois le médecin de garde qui déclenche une régulation SMUR. Il est 21h15 quand le SMUR arrive. L’équipe de nuit est là. Bref, quand je quitte ce service, il est 22h, laissant la seule infirmière (et son binôme d’aide-soignante) seule avec 90 résidents, un SMUR qui nous dit que le résident ne sera pas transféré car « rien de plus ne sera fait, il faut attendre » et 10 cas covid+. La nuit du mardi 10 novembre, je n’ai presque pas dormi. Me disant que je serai davantage utile au boulot, mais bon sang, la nuit ne passe pas vite.

Mercredi 11 novembre 7h : début du combat.

Jour férié, mais pas quand on est cadre et qu’on sait ses équipes dans la panade. Oh, certes je ne suis pas indispensable. Quand je ne suis pas là, il y a un collègue de garde et tout un tas de directeurs à déranger. Mais ils ne connaissent pas assez le terrain pour imaginer ce qu’il s’y passerait. J’arrive à 7h, j’avoue, 6h45 c’était un peu dur pour moi. En plus, j’avais réveillé mes enfants, qui voulaient absolument un bisou et que je les recouche, et « encore un bisou maman ». Quand je suis arrivée, j’ai été applaudie par l’équipe IDE en transmissions. Il semble alors que je sois bien légitime ici, là, à cette heure. Je balise les soins avec l’équipe AS de l’UHR, j’appelle quelques téléphones d’ide. Une seule me répondra. Je suis très transparente sur ce que je lui propose aujourd’hui : du covid et du covid et du 12h car je n’ai plus d’autres collègues à appeler. Elle me dit banco. Je pensais pouvoir me libérer assez rapidement après son arrivée, mais non, il y avait assez pour 2 IDE ! J’ai réussi quand même à lancer un mail à qui de droit pour expliquer ce qui se passait ici et la demande urgente de renforts, notamment infirmiers. Le directeur général m’appelle et propose de venir voir l’équipe faire le point. Ok, je le fais monter dans l’unité, en l’habillant entièrement. L’équipe est en colère car elle sent que le plus dur n’est pas encore passé et que l’on va se retrouver en pénurie de collègues, puis il y a les doléances matérielles : demande de tensiomètres, saturomètres, thermomètres, sac bleu pour le linge, davantage de chemises ouvertes, des repas en barquettes individuelles etc… j’étais scotchée par leur faculté à avoir dressé une liste des choses qui allaient pouvoir leur faciliter le job. J’en profite pour prêcher pour ma paroisse ou plutôt montrer mes limites en demandant une aide dans l’encadrement car d’ordinaire, seule CDS pour une équipe de 80 et 3 services, c’est pas évident, mais avec une unité covid…. 15h30, je pars. Rincée. Mais la journée de demain est quasi organisée pour s’assurer du minimum de points de contamination avec les autres unités, mais avec mes effectifs internes. Il ne faut pas oublier, c’est un jour férié et autre leçon pourtant déjà expérimentée : le temps du soignant n’est pas le même que le temps institutionnel.

Jeudi 12 novembre : une lueur d’espoir tant attendue qui sombre.

Jeudi, ce n’est qu’en fin de journée (16h30) que je reçois une liste de personnes susceptibles de renfort. Cela peut paraitre rapide, c’est vrai, mais pas assez quand on se sent dans l’urgence et quand on se dit que « Bon sang, rien n’est prêt, et pourtant le risque était bien connu depuis des mois ! ». Je prends mon téléphone. Les professionnels sont étonnés, ils avaient donné leur nom pour l’unité covid institutionnelle mais pas pour l’UHR covid. Je comprends alors que la communication n’a pas été faite, que la résidence n’est pas le centre de l’hôpital à ce moment-là. Certains professionnels refusent. Je réalise que cette liste, représentant l’espoir à mes yeux, ne le sera pas. Je réussis à convaincre une IDE, mais c’était facile. On avait déjà travaillé ensemble quand j’étais IDE il y a une petite dizaine d’années. Elle est à ma cause. Mon cadre supérieur, 19h, me dit « Allez, on arrête pour ce soir, on est fatigué, on arrivera à rien de plus. On verra demain ».

Du 13 novembre au 19 novembre.

Je ne sais plus en détail ce qui s’est passé. Je pourrais regarder mes mails de cette période et retracer les évènements mais cela enlèverait l’effraction ici partagée. Je sais que le week-end n’avait pas été ressourçant. Mon cadre supérieur m’avait pourtant dit « Repose toi, la semaine prochaine sera davantage éprouvante ». Il ne s’était pas trompé. Je me souviens que les tests antigéniques ont continué. Ils se sont même emballés par rapport au planning prévu. Les professionnels voulaient savoir. C’est bien normal. Il y a moins d’éviction. Je sais qu’il a été organisé des tests PCR pour les résidents et professionnels dans le cadre du contact tracing. Des tests PCR que je n’aurais jamais imaginé ainsi. Certains professionnels étaient dans un état anxieux terrible, d’autres criaient pendant le prélèvement tellement ils redoutaient ce test. Ça a été dur aussi pour l’équipe de prélèvement. Ça a été dur comme cadre de voir cela, jamais je n’aurais imaginé tel vécu et telle réalité. Je sais que quelques professionnels testés positifs la semaine d’avant sont revenus, d’autres ont prolongé, vraiment très mal en point. Je sais que le mercredi, nous venions de finir les tests de tous les autres résidents (plus de 80) qui nous revenaient tous négatifs. Je reçois un appel d’une étudiante sur l’EHPAD « Je suis rentrée chez moi, j’ai senti un grand coup de fatigue, je me suis dit que ça pouvait arriver après cette dernière semaine. J’ai fait une sieste mais au réveil, je me sentais toujours bizarre. J’ai pris un yaourt à la fraise, je ne sentais rien. J’en ai pris un à la banane. Pareil. Est-ce que vous croyez que…. ». Voilà un exemple de douche froide émotionnelle. Je sais qu’une ancienne collègue est venue pour tout autre chose et m’a dit que j’avais perdu du poids. Ces quelques jours n’ont été que ça. Pas de nouveaux tests antigéniques positifs, mais des tests PCR qui reviennent positifs avec l’appel des professionnels vers 16h qui viennent d’avoir le service de santé au travail. Des questions, des pleurs… et puis un planning à refaire. Durant cette période, il n’a tenu que 24h maximum. J’ai aussi cherché du soutien psychologique pour l’équipe de l’UHR, mais le mammouth est dur à dégraisser. J’ai lu le mail du directeur général d’après la rencontre avec l’équipe du 11 novembre qui faisait la liste des besoins (sacs bleus, chemises ouvertes…) Il a conclu « Notons la disponibilité +++ de l’encadrement ». Evidemment que j’étais disponible, mais ce que je lui avais demandé, c’est un coup de main dans l’encadrement. Je l’ai pris comme une non-reconnaissance, un déni de mon besoin. Je sais que j’ai vécu des choses que je n’aurais jamais imaginées car ce n’était pas imaginable. Ma mémoire est alors en droit d’avoir mis de côté ces quelques jours, certainement pour mieux me protéger.

Jeudi 19 novembre matin : je perds pied.

Je suis chez moi, après avoir passé une énième nuit sans beaucoup dormir. Coincée dans une ambivalence : quand je suis au boulot, je voudrais fuir, moi aussi être covid+. Puis quand je suis chez moi, je me dis qu’il y encore tellement de choses à faire au boulot qu’il me tarde d’y revenir. Ce matin-là, je me prépare. Je suis prise de quintes de toux. J’arrive au boulot, je demande un test antigénique. Il est négatif ; MERDE. Je pleure. Je n’ai pas d’échappatoire. Je craque. Je n’arrive plus à faire ce que je me dis qu’il serait bon de faire. Plus d’énergie. C’est le vide. J’en alerte mes supérieurs. J’impose un RTT demain. Il ne m’a pas été refusé, il n’était pas refusable.

Vendredi 20 novembre : le repos imposé et culpabilisé

Je suis chez moi, après avoir passé une partie de la soirée à échanger des SMS avec mon supérieur. L’étudiante de l’EHPAD est covid+, les résidents de l’EHPAD sont négatifs mais un infirmier en renfort a eu besoin de m’appeler la veille à 20h pour me dire que madame Giron de l’USLD est covid+. Je donne quelques conseils à chaud pour sécuriser la nuit et le lendemain matin. Je leur dis que je passe le relai mais qu’ils ne sont pas seuls. Il faut tout recommencer dans une semaine. Ça y est, le virus est de l’autre côté des portes de l’UHR. Je passe ma journée du vendredi à culpabiliser, à proposer une organisation à distance à mon cadre supérieur.

Le Week-end du rétablissement : sauver ma peau d’abord

Quand je pense au boulot, j’ai mal au ventre, je tremble. Je ressens une espèce d’angoisse. Je ne me connaissais pas ainsi. Il faut lever le pied, pour moi, pour ma gueule, pour ma peau, ma famille. C’est moi qui suis en jeu cette fois. Mais je me sens d’attaque pour y retourner lundi. Ce que je n’ai pas fait car une des filles a toussé toute la nuit. J’ai paniqué, je l’ai emmenée chez le médecin et j’ai pris un jour enfant malade. Je crois que ma fille a parlé pour moi.

Fin de la semaine : pas de nouvelles contaminations. La fin de la crise. Les résidents récupèrent. On envisage des soins de remobilisation, l’équipe est soulagée mais doit à nouveau se réorganiser autour de nouveaux soins. Je dois les accompagner à envisager la sortie de crise, à se sevrer, petit à petit des maigres renforts trouvés. Je me souviens du premier déconfinement qui avait difficile (cf. épisode 1 « les 55 jours »), je vais essayer d’anticiper et d’organiser un temps collectif pour parler de tout cela : un retour d’expérience en conseil de service.

Episode 3 : Le retour d’expérience

Emilie Briot

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