L'image de la maladie psychique dans la société

L’image de la maladie psychique dans la société

En 1996, autour du Journal « Quoi de neuf dans le monde ? », les usagers et les soignants du XIVème secteur de psychiatrie de Paris expérimentent collectivement le partage d’informations sur les troubles psychiques.

Juin 1996, le numéro 3 du journal du secteur XIV de Paris vient de sortir. Il a été distribué dans toutes les structures de soin : hôpital de jour St-Eloi dans le XIIème arrondissement, CMP, CATTP, Appartements thérapeutiques et relais, temps-plein hospitalier au CH Esquirol (94) et à quelques partenaires qui le reçoivent régulièrement.

Il sera lu et relu lors des réunions consacrées à « Quoi de neuf dans le monde ? », nom de ce journal qui a, lui aussi, une histoire qui est relatée dans un autre article à paraître.

Une trentaine d’usagers de la psychiatrie, hospitalisés ou suivis dans une des structures du secteur, ont contribué à l’élaborer. Certains se contentent de butiner ce qui se dit et s’échange au cours des réunions hebdomadaires, d’autres nourrissent les débats, écrivent, fabriquent, dessinent, distribuent. Chacun trouve sa place.

Le journal et les réunions du Comité de rédaction suscitent du mouvement, dynamisent les prises en charge individuelles, créent une vie de groupe dans ce secteur qui accueille un Groupe de Recherche en soins.

L’équipe

Les rencontres sont animées par Gwénaëlle Croizer, cadre de santé, qui coordonne avec l’infirmier Dominique Friard, les activités de réinsertion et de resocialisation du secteur. Danielle Leblanc, infirmière à l’Hôpital de jour Saint-Eloi, est la troisième co-animatrice. D. Friard, responsable du Groupe de Recherche en soins, remplit des fonctions qui seraient aujourd’hui dévolues à un Infirmier de Pratiques Avancées (I.P.A).

Une unité dédiée à la réinsertion, la resocialisation et la réadaptation, couplée avec un groupe de Recherche en soins, ce n’est pas si fréquent en 1996. C’est même assez rare. Les responsables du secteur XIV, M. Windisch et G. Stolz, médecin-chef et surveillante-chef ont fait le choix, contre la direction du Centre Hospitalier, de favoriser les parcours universitaires de 3 infirmiers qui deviendront avec leurs maîtrises puis leurs DEA, les fondateurs du Groupe de Recherche. M. Rajablat, A-M Leyreloup et D. Friard ont d’abord dû faire leurs preuves, montrer ce que la recherche en soins apportait aux patients, tailler leur chemin à la machette avant de créer ce groupe. Un temps plein réparti sur leurs trois têtes.

Ses références

On ne parle pas encore de rétablissement. Les soignants font œuvre de pionniers. Bien sûr, Olivier Chambon et Michel Marie-Cardine, à Lyon, ont publié leur premiers ouvrages.[1] Hery Rajaonson et l’équipe de Jonzac creusent leur sillon depuis quelques années. En Suisse, Jérôme Favrod est à l’œuvre depuis encore plus longtemps. Il a élaboré le jeu Compétences.[2] Tous s’inspirent des travaux de Libermann[3]. Nul ne se prétend encore « orienté rétablissement » sans toujours mesurer ce que cela signifie. La Charte d'Ottawa[4] pour la promotion de la santé établie a dix ans. L’éducation thérapeutique du patient n’a pas encore été discutée par l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé). Ce n’est qu’en mai 1998 que sera publié le Rapport OMS Europe : " Therapeutic Patient Education ". Quant à la HAS et à ses recommandations, elle n’existe pas encore.

Au XIVème secteur de Paris, les soignants suivent une autre piste théorique, très éloignée des Thérapies Cognitives et Comportementales. Fidèle à l’approche psychodynamique, ils ouvrent des espaces qui permettent au groupe de réfléchir collectivement aux problèmes de santé mentale et à leurs conséquences sur la vie affective, sociale et culturelle des patients qu’ils suivent. Les phénomènes transférentiels avec les spécificités de la psychose sont pris en compte et mis en travail. Nous sommes assez proches du travail entrepris par Tosquelles autour du journal de Saint-Alban « Trait d’union ».   

Genèse

Ce numéro 3 est le fruit de 8 mois de réunions, de rencontres d’élaborations collectives. Relisons l’éditorial de ce numéro 3. « C’est toujours délicat de débuter un nouveau numéro du journal. Chacun se regarde. Personne n’ose parler. Après il sera trop tard. On aura commencé. Et puis là, tu parles d’un thème : l’image de la maladie psychique dans la société.

Pourquoi avoir choisi un tel thème ?

Tout bêtement parce qu’Alain l’avait proposé le 6 octobre.

« Il faudrait traiter des complexes, avait-il dit. La maladie mentale ne se voit pas, elle est « complexante » à la différence de quelqu’un qui a le bras cassé. Alors il faudrait faire un numéro soit sur les complexes soit sur comment est perçu la maladie psychique. » »

Ça se passait comme ça le choix du thème d’un dossier. Ce sont les rédacteurs, donc les usagers, qui associent, discutent, choisissent. Les soignants reformulent, favorisent les échangent, rendent possible.

La précédent numéro consacré à l’an 2000 n’ayant pas ou peu abordé ce problème, il nous parut intéressant de combler le vœu d’Alain.

« Micheline avait cependant rapidement pris les choses en main. Il faudrait quatre parties : comment chacun voit la société, puis comment chacun voit sa maladie, ensuite l’explication qu’il en donne et enfin comment s’informer sur cette maladie, comment l’éviter, etc. » Elle n’était pas si éloignée que ça de la démarche du Psycom naissant.

Micheline était une combattante qui multipliait les hospitalisations. On ne voyait souvent d’elle que les aspects « hystériformes » de sa pathologie. On oubliait souvent sa solitude, les voix qui l’assaillaient parfois. Ses persécutions, la plupart du temps à fleur de peau, éloignaient d’elle les soignants les mieux intentionnés. Il n’empêche qu’elle était aussi une militante. Virée du lycée pour avoir lu Jean-Paul Sartre, elle militait chaque fois que cela lui était possible. Elle distribuait l’Humanité-Dimanche avec une autre usagère. Grande lectrice, elle peinait dans son expression écrite, souvent dissociée. C’est à l’oral qu’elle donnait sa pleine mesure. Elle était alors une véritable ressource pour le groupe.

« Un brainstorming succéda à cette première étape.

La société fut mise en accusation et notamment le manque de communication responsable de la maladie. Éric enchaîna en disant qu’il y avait de plus en plus de gens dans la rue qui dorment sur les bouches de chaleur, qui vont à la soupe populaire. Médecins du monde est dépassé. On aborda rapidement la question de la toxicomanie, de la séropositivité, du SIDA. » Henri rappela notre participation commune à la Marche pour la vie au stade Charlety et l’exposition que nous avions organisée.  

Micheline surenchérit en évoquant la solitude : « On ne regarde que des feuilletons américains. » « La solitude. Tout le monde vit seul. Mes seuls amis, c’est la nuit. Et ça veut dire boire un coup. Et se perdre, s’y perdre. Il y a des endroits à Paris où c’est vraiment chaud. Surtout lorsque l’on est une femme. »

Tout cela rappelle à Micheline le Saint Germain de son enfance.

Éric ponctue en disant d’une façon sentencieuse : « La liberté donnée par les parents ce n’est pas une chance. On se sent sans limites et du coup on fait n’importe quoi. »

Cette première séance s’achève par l’évocation du regard des autres et la sensation d’être rejeté. Les soignants n’échappent pas à la critique.

Une petite scénette décrite par Micheline :

« Vous allez bien, dit l’infirmière

- Oui tout va bien répond la patiente.

- Vous avez l’air déprimée, comment ça se fait ?

- Déprimée, moi ? Vous croyez ? Je me sens juste seule. Personne ne vient me voir. Mon frère ne me parle plus. Depuis que je suis soignée, mes rares amis m’ont tous abandonnée.

- Il faut vous secouer, prendre votre traitement. Vous n’avez pas fait ma recette de confiture d’abricots ?

- Non, mais j’aurais préféré qu’on se parle. »

Fin de la séance.

« La folie, c’est une maladie »

Une autre séance, trois semaines plus tard. Micheline est rentrée chez elle, Alain fait une démarche en ville, Éric n’a pas réussi à se lever.

Patrice commence en énonçant qu’il faut aimer son prochain comme soi-même, qu’il faut penser aux autres avant de penser à soi, dans la mesure de ses moyens :

« J’ai bu et mangé avec des clochards pour être près d’eux et leur faire voir que j’étais leur frère.

A Maisons-Alfort, à Charentonneau, au marché, il y avait un homme qui jouait de l’orgue de barbarie, je lui ai acheté deux cassettes et lui ai remis de l’argent.

- Les gens sont égoïstes, reprend Corinne. C’est toujours les plus pauvres qui donnent, les riches jamais. La vie est injuste, mais c’est plus facile pour ceux qui ont la foi.

- C’est comme les SDF, ceux qui vendent Le Réverbère (c’était avant que la RATP n’interdise la vente des journaux dans ses rams). Moi j’essaie de donner tout le temps, été comme hiver. »

Les séances débutent souvent de cette façon : des propos généraux, altruistes, remplis de bonne volonté. Une façon de se chauffer, de se préparer. Moi idéal et Idéal du Moi se tirent la bourre.

« Ce qu’on appelle « maladie », dit Henri, c’est un reflet des problèmes de la société. C’est la société qui crée la maladie.

- C’est vrai, reprend René. L’homme est né bon, c’est la société qui le rend mauvais.  … Peut-être que sur une autre planète, il y a un singe qui essaie de devenir un homme.

- Ou un homme qui redevient singe, paradoxe Patrice.  

Les raccourcis sont parfois rapides. S’exprime parfois, à travers l’accusation de la société, un certain refus de se considérer comme malade. Il n’empêche que le débat qui agite et divise les uns et les autres est un débat actuel qui divise les scientifiques eux-mêmes.

Les participants sont hospitalisés, parfois contre leur gré. Certains sont encore dans la phase aigüe, d’autres en sont à peine sortis. On ne peut pas leur demander, à ce moment-là, de déployer leur insight. Ils sont en chemin. Et les séances du journal font partie du chemin. Evoquer la maladie mentale, la schizophrénie, les troubles bipolaires, en groupe, même si l’on se fourvoie sur ses causes permet d’accoler quelques mots sur des maux et de partager (autant que faire se peut) une expérience.  

« Il faut supprimer les hôpitaux psychiatriques »

A l’hôpital de jour, aussi, la réflexion est intense, les débats sont nourris.

Eugénie, polyglotte, rescapée du Veld ’Hiv, hospitalisée sous contrainte au long cours, après avoir agressé une de ses tantes, commence par énoncer que « la vie est une vallée de larmes ».

« Quelques « snif » plus tard, elle propose de supprimer les hôpitaux psychiatriques :

« En Italie, les hôpitaux psychiatriques sont fermés. Le soin se fait à domicile.

- Les infirmiers ne peuvent pas être disponibles tout le temps, répond Stéphane qui est contre cette fermeture.

- Pour les gens qui ne supportent pas de rester chez eux, il n’y a pas de lieu pour s’évader, nuance Françoise qui éprouve mille difficultés à vivre dans son studio au rez-de-chaussée dans une rue animée, de jour comme de nuit.

- C’est facile de lire une ordonnance, reprend Eugénie.

- Non, contre Nadia, il ne faut pas supprimer les hôpitaux psychiatriques.

- Si, insiste Eugénie, il faut supprimer les hôpitaux, sauf pour ceux qui ont le cerveau à l’envers, qui font des bêtises, qui sont agressifs ou violents.

- Agresser quelqu’un, ce n’est pas être fou, reprend Nadia. Que veut dire « fou » ? La folie c’est une maladie.

- La folie, c’est une maladie, reprend Stéphane, avec l’assentiment général.

- Mes frères m’ont traité de folle, regrette Nadia qui est parfois agressive voire violente avec ceux qui noue un lien trop rapproché avec elle.

- La folie, c’est une maladie ou un comportement, précise Françoise la poétesse du groupe. Quelqu’un qui a un comportement marginal, qui ne fait pas partie du troupeau est traité de fous. Ainsi Vang Gogh, Antonin Artaud, Camille Claudel, Apollinaire.

- Il y a les violents et les doux, poursuit Eugénie. Les doux sont malheureux sur terre. Ils se font avoir.

- Les sensibles se font avoir, poursuit Joël. Quand j’étais agressif, tout le monde m’acceptait. Je suis devenu doux et tout le monde se foutait de moi si bien que je suis devenu méfiant. Il vaut mieux être entre les deux.

- Pour quelle raison devient-on agressif ? demande Dominique.

- Pour se défendre, répond Nadia.

- Pour protéger, se protéger, en prévention, précise Joël. Par exemple, un enfant qui va traverser la rue à qui on donne une fessée. La violence est mon ennemie.

- C’est notre ennemie à tous mais parfois on ne sait pas comment faire autrement. On est emporté. On n’a pas le choix, j’aimerai bien parfois être un peu plus douce, reconnaît Nadia.

- Les doux deviennent plus durs quand ils agressent, conclut Françoise.  

Atmosphère

« Des séances comme celles-ci, il y en eut beaucoup, aussi bien à l’hôpital de jour que dans les unités du temps-plein hospitalier. Les discussions étaient acharnées, denses, nourries. Chacun, selon ses moyens du moment, sa confiance dans le groupe se remettait en cause, racontait parfois sa maladie, comment elle avait débuté, etc. Se dessinait ainsi, sans que rien ne soit rédigé, en dehors des notes prises par un des soignants, l’atmosphère dans laquelle ce numéro allait être écrit.

Evidemment, cette richesse apparaît peu dans ce numéro, tout ne pouvant être écrit. Il y a ce qui peut se dire, se communiquer dans un groupe sans se sentir par trop déshabillé, il y a ce que chacun est prêt à écrire, qui sera lu par d’autres. Le niveau d’implication ne saurait être le même. De la même façon que lorsque l’on rencontre quelqu’un pour la première fois, on ne commence pas par lui raconter sa vie en détail, dans le journal on ne se livre pas complètement. On romance un minimum. »

L’éditorial original, repris en Italique dans ce texte, a été co-écrit par les trois soignants et soumis au groupe. Il illustre que le journal se veut comme l’écrivait François Tosquelles à propos du journal de Saint-Alban « Trait d’union » : « le reflet de la vie collective, facteur d’examen et de critique permettant une conscience de l’évolution de la vie sociale ainsi créée. » Pierre Delion précise que ce journal est « une fenêtre qu’il ouvre en grand sur les réalités de la vie dans l’hôpital, sans oublier, dans ses intentions pédagogiques, le lien avec le monde. »[5]

Conclusion

« Le journal, écrivait Tosquelles, doit avoir un intérêt thérapeutique actif qui dépasse sa valeur proprement documentaire, littéraire ou d’information générale ou locale.

Lire le journal est un acte typiquement social, comme de travailler ou d’aller au cinéma ; lire le journal, c’est sortir de soi pour écouter la voix des autres et s’intéresser à leurs joies et à leurs peines. Beaucoup d’entre vous ont perdu le goût, le courage ou l’initiative du fait même de la fatigue ou des chagrins, ou n’aiment plus entrer en contact avec d’autres personnes. Vous vous isolez trop ; vous vivez ensemble, mais le plus souvent chacun dans sa coquille.

Ce journal vous apportera, avec les nouvelles de tous ordres que vous y trouverez, l’occasion de commenter entre vous des faits réels ; vous échangerez des idées, vous connaîtrez ce qui se passe de bon et de mauvais dans le monde et dans l’Hôpital, car de nombreux articles vous feront connaître les évènements de la vie intérieure de vos pavillons et les faits divers qui se rapportent à votre vie de tous les jours. »[6]

Les soignants ont dû découvrir une nouvelle façon de faire récit. Il ne s’agit pas de faire un récit clinique qui tend toujours, qu’on le veuille ou non, à objectiver la personne en soins dont on relate le parcours de soin mais un récit qui rende compte des échanges, de leur atmosphère d’une façon telle que chacun et le groupe s’y reconnaissent. Il ne s’agit pas non plus décrire une guimauve consensuelle d’où la réalité est absente.

« Comme lors des précédents numéros, nous avions conçu un questionnaire dont le but était de faciliter l’interrogation sur soi, le recueil des points de vue. Trop précis, ce questionnaire auquel François, Corinne, André et René ont répondu était trop impliquant. Il incitait chacun à explorer et à dévoiler son intimité dans une proportion telle que nous avons jugé nécessaire de ne pas en publier les réponses.

S’il est important de travailler sur soi, d’essayer de comprendre ce qui provoque les angoisses, les délires, les hallucinations, ce qui rend agressif, ce qui donne envie d’en finir avec la vie, ce travail doit être effectué avec le thérapeute (psychiatre ou psychologue, nous n’avions pas osé écrire infirmier -honte sur nous) et son contenu doit rester entre le thérapeute et le patient. « 

Nous avons ainsi beaucoup appris de ces rencontres et des récits que nous en faisions. Lorsqu’en 1998, il s’est agi de rédiger des fascicules d’information sur la schizophrénie à destination des usagers et de leur famille, il me fut facile de me référer à cette expérience.

Dominique Friard

 


[1] Chambon O. Marie Cardine M., La réadaptation sociale des psychotiques chroniques, Nodules PUF, Paris, 1992.

[2] Favrod J., Scheder D., Faire face aux hallucinations auditives. De l’intrusion à l’autonomie, Socrate Editions, Promarex, Charleroi, 2003.

[3] Liberman R.P., Entraînement aux habiletés sociales pour les patients psychiatriques, Retz, Paris, 1989.

[5] Tosquelles F., Trait-d’union. Journal de Saint-Alban, Préface Pierre Delion, La boîte à outils, Editions d’Une, Paris, 2015, p. 8.  

[6] « Editorial », 14 juillet 1950.

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