Soigner un impossible ?

Soigner un impossible ?

Les 13 et 14 octobre 2023, l'Institut Régional de Travail Social Paca Corse (IRTS), l'association L'@psychanalyse, Psychasoc, Lapsus Numérique et l'Association Serpsy organisaient un colloque dont le titre était : "L'impossible est mon métier : éduquer, soigner, diriger". Le titre du colloque fait référence à la préface que Sigmund Freud rédigea en 1925 pour l'ouvrage de l'éducateur August Aichhorn. Il y rappelle les limites et l'impossible des métiers dont le coeur est la relation, métiers voués à des résultats aléatoires et insuffisants, aux ratés. Julie Cubells et Madeleine Jimena Friard y sont intervenues pour Serpsy. 

 

Tout d’abord, je voudrais préciser que nous sommes deux à avoir préparé cette intervention, une jeune collègue infirmière, Julie Cubells et moi-même, infirmière (mais je n’exerce plus en tant que telle), metteur en scène et art-thérapeute. Nous sommes toutes deux membres de l’association Serpsy, soins et recherche en psychiatrie.

Nous tenons à remercier chaleureusement les membres de l’organisation de nous avoir invitées à participer à ce colloque sur ce thème de l’impossible comme métier.

Et comme le temps accordé à notre intervention est très court, 10 minutes, voici sans préambules, quelques-unes de nos réflexions :

Le premier point qui nous est apparu comme un obstacle assez subtil aux soins et pourtant évident, est que les infirmières sont prises dans les rouages de l’institution. La hiérarchie. Par exemple, parfois, on ne peut pas directement discuter d’un patient et d’une prise en charge avec un médecin. Il vaut mieux passer par la cadre. Qui, elle, connaît bien le médecin. Elle nous le fait gentiment savoir, nous infantilisant au passage. C’est comme ça. L’organisation réelle n’est pas forcément celle qui est décrite dans l’organigramme. La sensation « d’une force supérieure », qui réglemente et régit les pratiques.

Les infirmières sont prises dans un réseau, une toile qui leur dicte comment elles doivent soigner, se comporter, penser même, pour être en adéquation avec l’institution. La petite phrase : « Ils ont décidé… » nous intrigue. Qui ? D’où viennent ces préconisations colportées par les cadres dans les unités de soins ? S’ajoute à cette verticalité, la sensation diffuse que chacun se protège en faisant référence à une instance supérieure à laquelle il « obéit ».  Il faut décoder les règles, les passages obligés ou interdits.

Mais laissons-là ce point qui nous amènerait à bien des développements car, vu le temps trop court de notre intervention, ce n’est pas celui que nous avons choisi de développer.

Mais quand même, nous nous sommes posé la question « Qu’est-ce qui fait que, Julie tout comme moi, n’avions pas senti avant ce poids de l’institution dans notre quotidien infirmier de manière aussi prégnante ? » Aujourd’hui le rôle du « cadre » serait-il à interroger ? Comme celui du médecin au sein de ce qu’il est commun de désigner comme « l’équipe soignante », comme s’il s’agissait d’une entité globale et uniforme !

On sent bien que nous glissons du côté du fantasme de « la mère/institution dévoratrice » et de la nécessaire fonction de tiers. Fonction tierce au fondement de toute approche du soin psychique quand on l’aborde sous l’angle de la relation transférentielle.

Bien des choses seraient à développer sous cet angle. Mais passons, nous n’avons pas le temps de les développer ici.

« Il faut que le patient sorte ! » Autre point du quotidien des soignants. Ici l’idée est qu’il faut traiter le symptôme. Dans un calage sans doute avec l’approche des soins en somatique. « Comment se fait-il qu’il n’aille pas mieux ? Ça fait trois semaines qu’il ou qu’elle est hospitalisée !! » Sous-entendu, qu’est-ce que vous foutez ! Culpabilisation, remise en cause de la compétence, déni de la notion de cycles, de temps psychique, de mouvement psychique. En psychiatrie, c’est la relation qui soigne. D’ailleurs, c’est pour ça que les infirmières choisissent d’y venir travailler. Sans savoir exactement ce que cela veut dire. La relation prend du temps. La vie psychique et ses mouvements internes aussi. Un autre temps. Parfois rapide, parfois lent. Il n’y a pas de règles, pas d’à priori. L’inconscient ne connaît pas le temps.

Mais c’est une autre histoire, que nous n’avons pas, par manque de temps, choisi de développer ici.

Nous le vivons régulièrement, il y a une certaine ambiance qui permet aux patients de vivre un peu plus sereinement leurs relations aux autres. Une certaine manière d’être. Une certaine manière de penser et d’être là.

Les activités du quotidien, et au quotidien, amènent les personnes à une remise en route des liens sociaux, même à minima, remettant en mouvement un psychisme atteint par l’isolement social, la dépression, le délire ou l’angoisse.

Le travail sur le « milieu », l’ambiance, dirait Jean Oury est de première importance. Et j’ai été très intéressée de lire comment August Aichhorn, dans son ouvrage « Jeunes en souffrance », en tant que directeur de la maison d’éducation spécialisée, utilise le pronom « nous » quand il parle du projet de l’établissement en termes de processus, et comment il s’inclue lui-même dans ce processus éducatif, dans ce lieu de vie.

Il y a bien quelque chose de cette ambiance qui est à penser dans une institution qui relève du soin psychiatrique selon une vision horizontale, en lien avec les fonctions de chacun et non hiérarchique, verticale, selon son statut ou son titre.

Mais c’est un développement que nous n’aurons pas le temps de poursuivre ici bien que tout à fait fondamental. Et sans doute a-t-il à voir avec les deux premiers.

Quand ces notions de relation, et d’ambiance relatifs aux soins infirmiers sont niés, le « personnel » devient une variable d’ajustement dans le rouage de l’institution. Retour au premier point. L’infirmière doit obéissance à son cadre, à sa hiérarchie.

Là non plus, par manque de temps, nous ne développerons pas ce point complexe et fondamental.

Le troisième point, ou quatrième ? nous n’avons pas compté, qui nous est apparu comme obstacle à la pratique de notre métier de soignant en psychiatrie, est le contrôle des discours infirmiers. Dans certains services des mots du vocabulaire spécifique au soin psychique sont mis à l’index pour les infirmières. Sont perçus comme transgressifs, voire tabous : angoisse, étayage, clivage, transfert, structure psychique, défenses psychiques...

Mais nous n’avons pas choisi non plus de développer ce point pourtant si sensible de la formation des infirmières en psychiatrie.

Parce que dans nos échanges pour préparer cette intervention, est apparu un point que nous n’avions pas prévu. Une sorte de point aveugle, « un angle mort », dit Julie.

Voici le contexte qui nous a arrêté.

Dans le Centre Médico-Psychologique, qui, faut-il le rappeler, est le pivot du travail de santé mentale sur un secteur, où Julie a travaillé il y a quelques mois, il n’y a pas de bureaux dédiés aux entretiens infirmiers, et rendez-vous pris avec les patients. Elles sont cinq infirmières. Elles doivent chaque fois jongler avec les « vacances » des psychiatres, des assistantes sociales et des psychologues. Les infirmières n’ont pas d’outils pour travailler, pas de bureau propre où utiliser un téléphone en toute discrétion, ni où rencontrer les patients, pas d’agenda personnel mais une bannette où glisser leurs carnets d’entretiens et d’éventuels documents relatifs aux patients. Elles utilisent les bureaux des absents. L’absence des uns permet la présence des autres…

Julie, qui travaillait pour la première fois dans un CMP, ne s’est pas rendu compte de l’incongruité de la situation. Cela lui a paru « normal ». Si un jour, il n’y a pas de bureau disponible, elle se dit qu’elle peut rencontrer les patients dans le parc tout proche, ou dans un café ou bien au domicile du patient ou … dans la salle de pause repas de l’équipe. Les 5 infirmières, qui correspondent à 3 équivalents temps plein dans la réalité, a chacune sa file active de patients. Les deux psychiatres ont leur propre bureau, les 2 psychologues également un bureau individuel. Ils sont là deux jours par semaines. Le cadre de service a également son bureau, qu’il laisse volontiers à l’équipe pour les entretiens, ainsi que la secrétaire et l’assistante sociale. Il y a également un infirmier de pratique avancée qui vient pour les renouvellements et ajustement des prescriptions, et les suivis somatiques. Le seul bureau infirmier est un bureau de « passage » pour les accueils en urgence ou bien pour répondre aux demandes des patients par exemple un report de rendez-vous médical, une prise de rendez-vous d’entretiens d’accueil, une demande d’ordonnance, la constitution d’un pilulier, une injection de neuroleptique à action prolongée, etc.).

Quand une secrétaire veut passer un appel à une infirmière, elle doit sonner dans chaque bureau pour savoir où elle peut bien être. Les jours où les psychiatres et psychologues sont là, Julie organise ses visites à domicile. Il n’y a pas de bureaux disponibles. Elle s’absente du Centre Médico-Psychologique.

« Peut-être avons-nous été trop gâtées. » se surprends à dire ma jeune collègue. Les infirmières auraient-elles des exigences au-dessus de leurs moyens ? Ou de leur classe, plutôt. Julie me demande de raconter mon expérience d’infirmière où j’ai connu d’autres manières de fonctionner. Je regrette que le temps nous manque pour ce récit.

Ce qui apparaît, c’est qu’il nous faut apprendre à nous débrouiller avec rien. « Se débrouiller avec rien » résonne dans mon esprit. C’est quoi ce rien ? Tosquelles, disait qu’on pouvait soigner même dans un camp de concentration. En 39, réfugié espagnol au camp de Septfonds, il avait dans ses bagages théoriques, la psychiatrie espagnole très moderne pour l’époque, la psychanalyse, la thèse de Jacques Lacan, l’ouvrage d’Hermann Simon sur la thérapeutique active au sein de l’hôpital psychiatrique et le marxisme. N’est-ce rien ?

Qu’avons-nous, nous, les infirmières aujourd’hui, en 2023, c’est-à-dire 82 ans après, dans nos bagages pour penser le soin ? Une myriade de petites techniques qu’on apprends en quelques jours avec des formateurs plus ou moins doués et aucun socle véritable.

Il y a dans cette situation quelque chose de la prolétarisation du soin infirmier. On lui enlève ses outils de travail, et donc un espace à partir duquel penser son travail. Car, après tout, pourquoi pas le parc ou le jardin ? Julie connaît l’histoire du secteur, et ses enjeux théoriques, de l’importance d’inscrire le patient dans son environnement social. Elle peut en parler et le mettre en perspective. Elle met du sens dans ces rencontres qu’elle imagine faire dans ces lieux publics, un jour faute de bureau disponible. Cela ne la met pas en difficulté. Au contraire, il y va d’un jeu relationnel potentiel. Mais d’autres collègues, pourraient ne pas être autant formées. Comme il n’y a pas de bureau infirmier, elles pourraient attendre l’absence des collègues pour prévoir leur rendez-vous. Sans plus. Les visites à domiciles ne sont plus pensées dans le cadre de la sectorisation, leur pertinence s’étiole. Il y a très peu, et de moins en moins, de visites à domiciles. Tant que le patient ne fait pas de vague, ne demande rien, tout va bien. 

Enlever les outils conceptuels et historiques d’une profession, contraindre les corps dans des espaces revisités par des missions redéfinies unilatéralement, réorganiser son temps du travail, c’est lui enlever toute possibilité de penser le sens de son activité. Mais aussi de se rencontrer, d’échanger des points de vue, et de s’organiser en force de revendication.

Mais les 10 minutes qui nous étaient accordées arrivent à leur terme, nous n’aurons pas le temps d’aller plus avant dans notre réflexion.

Ce qui nous semble important de dire, en tant qu’infirmières, c’est l’importance de maintenir notre exigence dans nos capacités de jugement et de critique des soins que nous proposons et de leur organisation. Avoir, comme ici face à vous, la possibilité d’exprimer nos réflexions en dehors de nos lieux de soins et de pouvoir en analyser les enjeux. Pour que cela ne reste pas une liste de doléances, des plaintes stériles et répétitives. Sans ces lieux de réflexion, de paroles et d’échanges collectifs que sont les colloques, ces plaintes macèrent et alimentent un terreau d’insatisfactions et d’amertumes. Ces temps d’analyse clinique, de paroles vives, voire de disputes, ont su exister au sein de certains services. Nous ne les trouvons plus dans nos lieux d’exercice.

Nous pensons que c’est à ce prix que nos pratiques infirmières ont quelques chances de maintenir leur tension entre désir et réalité.

Le métier de soignant en psychiatrie a connu, en d’autres temps, d’autres approches quand il s’appelait gardien des fous, et qu’il était centré sur le contrôle, la surveillance des patients, des traitements médicaux et l’adaptation aux normes de notre société. Cette profession-là n’est pas en danger. Elle s’est même généralisée.

Pour nous, infirmières ayant l’ambition d’une profession qui réfléchit à ce que soigner veut dire, ce qui est empêché aujourd’hui est agi sur plusieurs fronts. Mais c’est bien la relation humaine dans sa complexité, et dans la parole, qui est obstruée. C’est une certaine approche psychodynamique des soins psychiques, dans la relation transférentielle, que Freud et la psychanalyse développée par les générations qui ont suivi, a révélé comme étant la clé de voûte de notre psychisme et cause de ses souffrances.

C’est ce lien au langage, à la relation et au temps nécessaire à son instauration entre deux sujets qui, aujourd’hui, est attaqué dans les soins infirmiers en psychiatrie. Il nous faut réaffirmer, en tant qu’infirmières, la défense d’une causalité psychique des pathologies psychiatriques.

Jusqu’en 1992, date de la suppression du diplôme d’infirmier de secteur psychiatrique, la profession avait acquis, grâce à une formation spécifique et l’éclairage de la psychanalyse, ses galons de soignants. Aujourd’hui cet acquis est à reconquérir.

Mais c’est une autre question, autant dire un chantier, que nous n’aurons pas le temps d’aborder aujourd’hui.

Nous vous remercions de votre attention.

 

13 octobre 2023,  

Julie Cubells, Madeleine Jimena Friard.

Membres de SERPSY

Date de dernière mise à jour : 09/12/2023

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