L'an 01 de la psychiatrie. Manifeste

  • Par serpsy1
  • Le 20/04/2022 à 18:24
  • 2 commentaires

L’an 01 de la psychiatrie

Manifeste à faire circuler

L’an 01 de la psychiatrie : on arrête tout, on réfléchit et c’est pas triste. Et d’abord rencontrons-nous pour parler, échanger autour de nos pratiques, de ce que l’on peut faire, de ce que l’on aimerait faire, des moyens de pouvoir y parvenir, de le penser, de l’organiser.

Lorsque le 23 mars 1992, le législateur supprime le diplôme d’Infirmier de Secteur Psychiatrique (ISP), il ne fait pas que créer le diplôme d’Etat d’infirmier polyvalent (IDE) en adaptant la formation aux recommandations européennes. En expurgeant progressivement la formation de ces IDE des contenus psychiatriques et de sciences humaines qui structuraient la formation d’ISP, il affirme qu’il n’y a pas besoin de posséder des connaissances spécifiques pour soigner une personne souffrant de troubles psychiatriques.

Les personnes en état maniaque ou mélancoliques, celles qui délirent bruyamment, qui sont envahies par des hallucinations acoustico-verbales, celles dont l’organisation limite les pousse à attaquer tout lien à l’autre, celles qui vérifient plus de 200 fois que leurs robinets et portes sont bien fermées, doivent bénéficier des mêmes types de soins, réalisés avec le même type de raisonnement clinique que les personnes souffrant d’un infarctus, d’une sclérose en plaque ou d’un diabète. Le savoir être du soignant, son investissement dans la relation, les mécanismes de défense qu’il déploie et ceux auxquels il est confronté seraient donc de même nature. Il ne serait ainsi pas nécessaire que le soignant apprenne à travailler sur lui-même, développe ses qualités d’insight ou s’initie à la dynamique des groupes.

Trente ans après ce décret, au moment où les derniers ISP partent en retraite, il est souhaitable d’en tirer un bilan et quelques leçons. L’Etat aurait pu se borner à entériner les recommandations européennes en termes de contenu, d’heures de formation, d’ouverture aux sciences humaines. Il aurait pu, surtout, constatant un manque, créer une véritable formation complémentaire, un diplôme universitaire (D.U. de soins psychiatriques) comme l’ont fait quelques établissements privés (ASM XIII, La Verrière) et même la Suisse (avec le CAS et le DAS), voire créer une nouvelle spécialité infirmière. Il n’en a rien fait et n’a même jamais envisagé de le faire.

Trente plus tard, les contentions qui étaient devenus rares voire exceptionnelles se sont banalisées. Les différents textes de lois qui visent à en restreindre l’utilisation se heurtent à un mur de méconnaissance : « On ne sait pas comment faire autrement » gémissent les infirmiers polyvalents qui imposent physiquement ces mesures et les psychiatres qui en prennent la décision. Et, de fait, comment pourraient-ils faire différemment si au cours de leurs formations initiales, cette question n’a été à aucun moment abordée ou travaillée ? Il s’agit d’une véritable perte de chance pour les patients hospitalisés. Comment concilier l’empowerment (pouvoir d’agir des usagers, autonomie) tant proclamé par les différentes strates de l’Etat et le fait, pour une personne hospitalisée d’être enfermée, attachée à son lit pendant un temps plus ou moins long ? Toute contention suffisamment prolongée a un coût cognitif, psychique (traumatisme) qui entraîne une perte d’espoir et de confiance en ses compétences. Une personne qui a été attachée ou isolée, demandera moins souvent des soins quand elle se sentira moins bien. C’est alors la confiance en l’institution psychiatrique, elle-même, qui est compromise avec les risques d’aggravation symptomatique et leurs conséquences sur la vie sociale de la personne voire pour l’ensemble de la société elle-même. Une véritable perte de chance qui devrait conduire ceux qui en sont responsables devant les tribunaux. 

Cette suppression du diplôme d’Infirmier de Secteur Psychiatrique, et surtout des contenus de formation qui y étaient attachés, apparaît rétrospectivement, avec la suppression du CES de psychiatrie pour les médecins, comme la première attaque contre la psychiatrie en tant que discipline. Depuis 1992, on ne compte plus les textes et règlements qui réduisent, éparpillent, amputent, dénaturent le soin en psychiatrie et le secteur qui visait à soigner chacun au plus près de chez lui. Faut-il les lister au moment où leur accumulation paupérise la psychiatrie et transforme les personnes hospitalisées en citoyens de seconde zone ?

La sociologue D. Linhart, auteure de nombreuses enquêtes et ouvrages dont le dernier « La comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale » est sorti en 2015 aux Editions érès, analyse bien ce passage. Elle note que Taylor (le père du taylorisme) avait très tôt identifié qu’au sein des entreprises, le savoir c’est le pouvoir. Il faut donc éviter quand on est manager « d’avoir des gens capables d’opposer un autre point de vue en s’appuyant sur les connaissances issues d’un métier ou de leur expérience. Si un salarié revendique des connaissances et exige qu’on le laisse faire, c’est un cauchemar pour une direction. » C’est dans cette logique que fut supprimée la formation d’ISP. Devenus aujourd’hui des seniors, ils sont « les gardiens de l’expérience, ils sont la mémoire du passé. Ça ne colle pas avec l’obligation d’oublier et de changer sans cesse. Il y a donc une véritable disqualification des anciens. On véhicule l’idée qu’ils sont dépassés, et qu’il faut les remplacer. » Il s’agit, par-là, de « déposséder les salariés de leur légitimité à contester et à vouloir peser sur leur travail, sa définition et son organisation. L’attaque contre les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) se situe dans cette même idéologie de dépossession. Ils constituaient en effet des lieux de constitution de savoirs experts opposables au savoir des directions. Les seuls savoirs experts qui doivent désormais « légitimement » exister sont ceux portés par les équipes dirigeantes où se trouvent des gens issus des grandes écoles, secondés par des cabinets de consulting internationaux. » Ce qui vaut pour l’entreprise vaut pour l’hôpital désormais géré de la même façon.

Le rapprochement avec l’hôpital général, permis par la mise au pas des « ornithorynques » psychiatriques a transformé la psychiatrie et les soignants qui y travaillaient en variable d’ajustement. Nos unités ressemblent d’ailleurs de plus en plus à des services de soins somatiques. Ils sont traversés par des blouses blanches qui n’ont plus le temps de s’arrêter auprès d’un patient qui va mal, de lui proposer un entretien, au débotté. Ils doivent nourrir l’ordinateur, cet ogre qui nous dévore chaque jour un petit peu plus. En temps réel évidemment. Et nous notons, cotons, gavons la machine sans prendre le temps de nous arrêter pour penser.

La clinique, attaquée par les laboratoires pharmaceutique et les experts qu’elle finance, a mis en avant la notion de trouble qui ne décrit plus d’entité clinique clairement repérée.  Le trouble bipolaire a remplacé la vieille PMD et permis de multiplier la vente d’antidépresseurs. Les troubles du spectre autistique, diagnostiqués par les Centres expert pullulent. Bientôt, comme au Japon, la schizophrénie sera remplacée par le trouble de l’intégration, qui sera, certes, un temps moins stigmatisant mais sera vite repris par les discours médiatiques dès qu’un quelconque « cannibale des Pyrénées » sortira sans autorisation. Il est à craindre que les multiples plateformes et autres numéros verts soient de peu d’utilité dès lors qu’il s’agit non plus de repérer ou de diagnostiquer mais de soigner. Le soin en psychiatrie repose sur des personnes, des soignants, des travailleurs sociaux, des médecins et des usagers qui réfléchissent ensemble, bref sur des collectifs. Nul ne soigne seul. Cette leçon, bien oubliée, de la psychothérapie institutionnelle évite nombre de mesures coercitives.

Un comportement n’est jamais simplement ce qu’il parait être. Il existe toujours un sous-texte, un discours latent caché par le discours manifeste, discours auquel nous sommes hélas de plus en plus sourds dans des unités désertées par la réflexion psychodynamique. Empowerment, humanitude, rétablissement, virage ambulatoire, plate-forme numérique, distanciel … on ne soigne pas avec des slogans qu’on ânonne bêtement. Il faut de la présence, de la clinique et de l’écoute.   

Stop !

Arrêtons-nous là, on va finir par pleurer alors qu’il nous faudrait plutôt lever le poing. Nous sommes dos au mur. Nous ne pouvons plus reculer. Les jeunes infirmiers désertent de plus en plus des établissements que nos plaintes décrivent comme un long purgatoire. Savons-nous bien susciter leur désir ? Était-ce mieux avant ? Pas partout, pas toujours, pas tout le temps. C’était mieux là où nous nous battions. Et si, par dérision, nous nous sommes nommés nous-mêmes les dinosaures de la psychiatrie, nous sommes plutôt des ornithorynques, une espèce étiquetée mammifère mais qui pond des œufs, notre mâchoire cornée ressemble à un bec, nous avons la queue d’un castor et sommes à l’occasion venimeux. Nous sommes des inclassables et nous le revendiquons.

« Ça suffit ! »

Arrêtons de nous plaindre. Nous ne pouvons que rebondir, qu’aller de l’avant. Battons-nous !

Ce lundi 21 mars, nous avons lu quelques textes issus d’une abondante littérature infirmière dédiée au soin en psychiatrie. Je regrette que faute de temps nous n’ayons pu découvrir ou redécouvrir ensemble les ouvrages de Blandine Ponet, Patrick Touzet, Yves Gigou, Hubert Bieser, ni les articles de Jean-Paul Lanquetin, de Serge Rouvière et de bien d’autres. Si en 1992, nous avions collectivement laissé peu de traces écrites, il n’en va plus de même aujourd’hui. Commençons par nous lire nous-mêmes, par nous critiquer pour avancer, pour explorer d’autres horizons. Sans ces lectures critiques, nous ne ferons pas reculer les isolements et contentions.

Les Assises Citoyennes de la Santé Mentale ont rassemblé à Paris, à la Bourse du Travail, ces 11 et 12 mars plus de 500 personnes. Des motions ont été rédigées par des participants issus de toutes les couches de la société. C’est un début.

Créons dès aujourd’hui une nouvelle psychiatrie. Proclamons l’an 01 de la psychiatrie, dès aujourd’hui, dès ce 21 mars 2022, de sinistre mémoire. On arrête tout, on réfléchit et c’est pas triste !

Nous avons été des bricoleurs, nous avons utilisé des moyens détournés pour provoquer des mouvements incidents, des sauts de côté où le soin pouvait advenir et les relations se développer. Nous avons su faire avec les moyens du bord, nous avons agrégés le peu qu’on nous laissait : objets, instruments, médiations, activités de bric et de broc, nous avons accumulé des connaissances et des bouts de ficelle qui pourraient toujours servir et qui finalement servaient. Nous avons fait preuve d’inventivité, de créativité, de ruse souvent, développé une véritable poétique du soin/bricolage. Nous avons su parler avec les choses, mais aussi au moyen des choses, nous avons su faire parler les matériaux, les choses et les instruments à des fins que nous avions conçu avec les patients. Il n’était pas d’objets que nous ne pouvions détourner et investir. C’était carnaval. Pas tous les jours mais chaque fois qu’il y avait une opportunité. Nous savions saisir le Kayros par les cheveux chaque fois qu’il se pointait dans nos services, dans les rues de la ville ou lors des séjours thérapeutiques que nous organisions. Mais l’ingénieur et le comptable ont fini par nous supplanter. D. Linhart décrit bien cette appropriation de l’ensemble des connaissances détenues par les professionnels de terrain au profit des managers. Ils en ont tiré des règles, des process, des prescriptions, des feuilles de route et s’autorisent de cela pour nous dire en quoi consiste notre travail. « Il s’agit d’un transfert des savoirs et du pouvoir, des ateliers vers l’employeur, et d’une attaque en règle visant la professionnalisation des métiers. » Cette réorganisation fait émerger de nouveaux professionnels, des ingénieurs et des techniciens. Ceux-ci ont une masse de connaissances et d’informations à gérer et à organiser, afin de mettre en place des prescriptions de travail, à partir des connaissances scientifiques de l’époque.

Ils ont asséché notre créativité à notre corps pas toujours défendant.

Nous étions des bricoleurs, il nous faut maintenant devenir braconniers sur les terres des seigneurs de la Finance et des petits marquis du management néolibéral. Posons nos collets en douce, pour rester soignants. Faisons mentir les ordinateurs. Serpentons à travers les mailles des réseaux qu’on nous impose, collectons ce qui nous paraît utile, et composons par notre marche même, par ces rencontres singulières, rares peut-être mais riches, composons pas à pas, notre quotidien. Résistons. Chaque entretien, chaque activité que nous proposons, chaque soin même peut et doit devenir un acte de résistance. Rusons.

L’an 01 de la psychiatrie c’est cela, du bricolage, du braconnage, du petit à petit, du pas à pas, du petit ruisseau qui fera peut-être un jour une grande rivière. Des pratiques altératives dirait Mathieu Bellahsen à l’unisson ou presque de Lévi-Strauss et de Michel de Certeau. C’est la psychiatrie qu’il nous appartient d’inventer aujourd’hui au cœur de nos unités, de nos CMP et de nos hôpitaux de jour. Avec les usagers. Leurs familles quand c’est possible. Faisons feu de tout bois. Tout ce qui n’est pas explicitement interdit est autorisé. Tout ce qui est interdit peut être détourné. 

L’an 01 de la psychiatrie : on arrête tout, on réfléchit et c’est pas triste. Et d’abord rencontrons-nous pour parler, échanger autour de nos pratiques, de ce que l’on peut faire, de ce que l’on aimerait faire, des moyens de pouvoir y parvenir, de le penser, de l’organiser. Après tout, nous ne sommes pas sous des bombes russes. Nous n’affrontons jamais que des tigres de protocoles. Rassemblons-nous chaque fois que c’est possible pour échanger … à cinq, à dix, à plus. Partager nos aventures de soins, nos réflexions, nos rêves. S’entraider. Mettre nos ressources en commun. Tout seul dans ton unité tu crèves. A plusieurs on résiste, on s’épaule, on pèse. Un peu plus. Serpsy prendra sa part. Sur le site serpsy1.com, dans les unités chaque fois que vous nous inviterez.

L’an 01 de la psychiatrie, nous y sommes. A nous de jouer !

Faites circuler !

Dominique Friard pour l’association Serpsy

 
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Commentaires

  • Sanae BONO
    • 1. Sanae BONO Le 06/05/2022
    Bonjour,

    Merci pour ce manifeste. Cela met du baume au cœur. J'aime beaucoup l'idée des ornithorinques...
    Bonne et belle continuation.

    Dr Bono
    Psychiatre
  • BATTELE
    • 2. BATTELE Le 20/04/2022
    Ce manifeste me parle tellement.
    Dans la rédaction du mémoire actuel, je parle d'une partie du pouvoir médical sur l'infirmier psy avant leur émancipation par l'appropriation de savoirs, de l'expérientiel... Mais je parle aussi de ce que qualifiait La Boétie de la servitude volontaire....je me disais, et si, cette nouvelle forme de servitude était justement cette question de néolibéralisme, de fausse qualité de soins que je renomme quantité d'actes validés comme vous expliquez très justement en "nourrissant cet ordinateur". L'an prochain, il est question de "certification" : Branle-bas de combat ! Atteignons des objectifs en mettant nos petites croix dans des cases car ceci est preuve de la bonne prise en charge. Ne soyons pas fou! Ce qui n'est pas "tangible", mesurable n'a aucune légitimité dans le prendre soin à l'heure actuelle. Les soins relationnels et leur fonction de pare-excitation, d'étayage, transférentielle, de contenance. Tout ce qui, pour moi fait sens pour le patient, au coeur de notre profession... Oubliettes ! On veut nous faire croire que la qualité dépend d'une quantité de soins (actes) validés plus que réalisés...et ceux réalisés avec qualité, non "validés" considérés comme non réalisés...
    J'écris, beaucoup sur ce que j'observe, repère, analyse dans mon quotidien, peut être, un jour je me sentirai légitime à partager ces écrits.

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