Les infirmières spécialistes cliniques : une filière privée de statut

  • Par serpsy1
  • Le 18/08/2023 à 19:40
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Les infirmières spécialistes cliniques :
une filière privée de statut

Le terme d’infirmière clinicienne apparaît aux États-Unis en 1943. Il décrit une pratique infirmière spécialisée. Hildegarde E. Peplau crée le premier programme orienté sur la santé mentale et la psychiatrie en 1954 à l’Université Rutgers, dans l’État du New Jersey[1]. Christophe Debout, précise que l’appui du gouvernement fédéral fut essentiel au développement de ces programmes : « Les universités reçurent des subventions afin de de favoriser la formation infirmière post-diplôme et des bourses d’études furent accordées aux étudiants. En 1997, on comptait ainsi 306 programmes de mastère. Cependant aucun programme de formation unique ne fut promulgué, laissant toute liberté aux universités. »[2]

L’American Nurse Association (ANA) définit l’infirmière spécialiste clinique comme une « experte clinique qui dispense des soins directs aux patients (examen clinique, intervention de promotion de la santé, actions de prévention, prise en charge de problèmes de santé chroniques d’un domaine de pratique infirmier spécialisé). L’ISC assure la promotion de la qualité des soins infirmiers grâce à des actions d’éducation, de consultation, de recherche et en s’inscrivant en agent de changement au sein du système de santé »[3].

La parenté avec les infirmières cliniciennes de pratique avancée apparaît ici évidente.

L’émergence de la filière clinique en France date du début des années 1980. Rosette Poletti, de retour des États-Unis, comprend tout l’intérêt de cette nouvelle fonction et en informe ses collègues françaises. Elle est à l’initiative des premières formations à l’École d’enseignement supérieur infirmier de la Croix Rouge suisse (ESEI Lausanne). Elle met ensuite en place, en Suisse francophone, une filière globale qui s’articule autour de trois niveaux :

  • niveau 1 : infirmière clinicienne (certificat) ;

  • niveau 2 : infirmière spécialiste clinique (diplôme équivalant à celui de cadre) ;

  • niveau 3 : infirmière consultante (Master délivré par l’Université Webster, à Genève).

Une reconnaissance statutaire est rapidement accordée aux professionnelles issues de cette filière par les autorités suisses. On mesure encore une fois l’écart avec la France même si sur ce coup-là, les politiques n’en portent pas seuls, la responsabilité.

À la même époque, le ministère de la Santé français et l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris mènent une réflexion sur l’intérêt de développer une filière clinique en France. Elles organisent plusieurs réunions. Suzanne Dupuis, Josiane Bonnet[4], Marie-Thérèse Balcraquin[5], Evelyne Malaquin-Pavan[6], Martine Nectoux[7] … pionnières de la filière, participent à ces groupes de travail. La Société Française des Infirmières Cliniciennes (SFIC) est créée dans la foulée.[8]

Le Ministère semble plutôt favorable. Catherine Duboys-Fresney[9] et Georgette Perrin, infirmières conseillères techniques à la Direction des hôpitaux et Michèle Bressand[10], conseillère auprès du ministre, déploieront toute leur énergie pour faire aboutir ce projet, soutenu également par l’ANFIIDE.[11]

Malheureusement, écrit diplomatiquement Debout, les divergences de la profession sur le positionnement de l’infirmière clinicienne au sein du système de santé français ne permettront pas de finaliser cet accord.[12]

Désaccord de fond, sensitivité à fleur de peau, rapports de pouvoir ou conflits de personnes, cette belle mobilisation a accouché de deux instituts de formation privés qui se sont fait une sévère concurrence : l’ULESI et ISIS. Marie-Thérèse Balcraquin crée l’Université Libre Européenne de Soins Infirmiers qui fonctionne jusqu’à sa découverte des constellations familiales et ne forme aujourd’hui plus d’infirmières cliniciennes. Au passage, elle dépose l’appellation « infirmière clinicienne » et interdit, de fait, à tout professionnel issu d’un autre organisme que le sien de se prévaloir du titre.

En 1990, Monique Fadier[13], Marie-José Véga[14], Catherine Duboys-Freiney, Josiane Bonnet, Rosette Poletti et Jean-François Negri élaborent un programme d’infirmière clinicienne qui reprend les trois niveaux définies dans la filière suisse. L’institut en Soins Infirmiers Supérieurs est porté sur les fonts baptismaux par J. Bonnet et J-F Negri. Il va former des milliers d’infirmières spécialistes cliniques (et non pas cliniciennes donc). Ce cursus étant ouvert à tous les infirmiers, de nombreux infirmiers de secteur psychiatrique l’emprunteront avant d’investir les maîtrises des années 90, c’est par exemple le cas d’Anne-Marie Leyreloup.

Pour y être intervenu, je peux témoigner de l’ouverture de l’organisme et de l’ambiance à la fois studieuse et réflexive qui y régnait. La personnalité de Josiane Bonnet y était pour beaucoup. Cadre-infirmier, consultante clinique, titulaire d’une maîtrise en consultation et recherche en soins infirmiers de la Webster University, directrice pédagogique d’ISIS, Josiane possédait un humour ravageur qui en faisait une conférencière écoutée. Elle avait co-écrit un ouvrage sur le burn-out [15], dirigé la traduction française de l’ouvrage de Jean Watson « Le caring : philosophie et science des soins infirmiers »[16] qui permit aux infirmières françaises de découvrir le care. Elle avait une conception large de la discipline, aux antipodes du corporatisme étroit que nous avons souvent rencontré en cours de route. Les aspects somatiques, psychiques, culturels et sociaux pouvaient, dans son esprit et sa pratique, cohabiter harmonieusement au sein d’une discipline non pas centrée sur les infirmières mais sur le soin.

On peut se demander pourquoi la mobilisation des cliniciennes ne s’est pas traduite par une formation universitaire qui aurait ouvert les portes à un troisième cycle. C. Debout le regrettait :

"Si les programmes français n’ont pas le statut académique accordé par nombre de nos collègues européens, canadiens ou américains, ils sont élaborés en réponse à des problématique de santé publique, spécifiques à notre pays et aux attentes des professionnels infirmiers. Il est toutefois à déplorer que leur évolution soit entravée par le manque de reconnaissance statutaire. Compte tenu du nombre de cliniciennes qui ne cesse de croître –environ 2000 aujourd’hui – et des résultats positifs observés dans les nombreuses expériences engagées sur le terrain, il serait opportun que la filière clinique obtienne une reconnaissance quels que soient ses modes d’exercice (cliniciennes, spécialistes cliniques, stomathérapeutes, etc.)"[17].

De nombreuses infirmières cliniciennes cherchent, aujourd’hui, reconnaissance et statut du côté des I.P.A. C’est sûrement une bonne chose pour les pratiques avancées.

 

 

Dominique Friard


[1].   On mesure encore une fois que la psychiatrie et les infirmiers qui y travaillent, pour peu qu’ils ne soient pas stigmatisés, comme en France, peuvent faire figure de pionnier. H.E. Peplau en est un brillant exemple.

[2].   C. Debout, « Pratique avancée et filière clinique infirmière », Soins, n° 684, avril 2004, p. 39-41.

[3].   American Nurses Association, Nursing : a social policy statement, Kansas City, 1980.

[4] BONNET (J), Concepts et théories de soins infirmiers, Lamarre, Paris, 1997.

[5] Marie-Thérèse BAL-CRAQUIN est Maître en Programmation Neuro-Linguistique, formée en Psychanalyse, Relaxation analytique, Analyse Transactionnelle, Gestalt, Thérapie systémique des familles, Psychologie Transpersonnelle, Approche Rationnelle Émotionnelle, se référant à l’approche transmise par Christiane SINGER, elle anime des séminaires de Constellations depuis 20 ans.

[6] MALAQUIN-PAVAN (E), JOUTEAU-NEVES (C) (dir.), L’infirmier(e) et les soins palliatifs Prendre soin : éthique et pratiques. Elzevier-Masson, Paris, 2013. On peut noter que nombre de ces pionnières étaient issus des soins palliatifs.

[7] NECTOUX (M), Prendre soin. Les acteurs des soins infirmiers dans l’essor des soins palliatifs, in SALLAMAGNE (M-H), THOMINET (P), Accompagner trente ans de soins palliatifs en France. Editions Demopolis, Paris, 2016. Tout comme P. Svandra, M. Nectoux s’est pris le Sida en pleine face. Sa carrière en a été bouleversée.

[8] DEBOUT (C), Pratique avancée et filière clinique infirmière, op. cit., p.41.

[9] DUBOYS-FRESNEY (C), PERRIN (G), Le métier d’infirmière en France, PUF, Paris, 2017.

[10] BRESSAND (M), Infirmière. La passion de l’hôpital, Ed Robert Laffont, Paris, 2006.

[11] Association Nationale des Infirmières et Infirmiers Diplômes et Etudiants. Au moment où il écrit C. Debout en est le président.

[12] DEBOUT (C), Pratique avancée et filière clinique infirmière, op. cit., p.41.

[13] FADIER (M), GAMBRELLE (G), Vous avez dit mobilité ? Etude sur la mobilité professionnelle des infirmières à l’assistance publique. AP-HP : Université de Paris 09, Paris, 1994.

[14] VEGA (M-J), Le temps de l’urgence et l’urgence du temps, in Soins, n°664, avril 2002, Masson, p. 24-26.

[15] BRISSETTE (L), ARCAND (M), BONNET (J), Soigner sans s’épuiser, Gaëtan Morin Editeur, Paris, 1998.

[16] WATSON (J), Le caring : philosophie et science des soins infirmiers, trad. BONNET (J) (dir.), WAINGNIER (C), CAAS (L), Edition Seli Arslan, Paris, 1998.

[17] DEBOUT (C), Pratique avancée et filière clinique infirmière, op. cit., p.41.

 

 
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