Tutoyer les étoiles !

  • Par serpsy1
  • Le 18/08/2023 à 17:00
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Chroniques du 21ème siècle

En 2001, dans la revue Santé Mentale, j’ai eu l’idée d’écrire des chroniques inspirées par l’actualité mais du point de vue d’un soignant. Malheureusement, la première chronique eu pour thème le décès de Josiane Bonnet. Comme peu de soignants la connaissent aujourd’hui, c’est l’occasion d’honorer sa mémoire.   

Tutoyer les étoiles !

“ Alors, j’ai eu un coup de cœur. ”

C’était à Toulouse (31), je crois. Un de ces congrès où l’on glose à l’infini sur les diagnostics infirmiers. On avait délégué un tailleur strict pour les présenter. Le vaillant petit tailleur avait été parfait, comme toujours. C’est étonnant cette volonté de certains organisateurs de congrès à faire défendre les théories anglo-saxonnes par des professionnels qui ne s’habitent pas, qui ne s’impliquent pas. Il faudrait des pasionaria, des femmes qui vibrent, des tribuns qui argumentent pied à pied. Des hommes et des femmes aussi lisses et interchangeables que des technocrates tentent de convaincre notre raison que l’on ne peut pas soigner sans Résumé de Soins Infirmiers.

C’était donc à Toulouse. Je faisais partie des intervenants. J’avais dû interpréter un de mes grands succès : “ L’observance médicamenteuse ” que j’ai chanté jusque dans les maisons de retraite de Saint-Maur des Fossés (94). Je m’ennuyais un petit peu. Comme infirmier, je suis plutôt du genre hard rock et là c’était de la musique de chambre.

Le speaker annonça :

“ And now Josiane Bonnet ! ”

Les applaudissements crépitèrent. 

 

« Alors, j’ai eu un coup de cœur ! »

Un vrai. L’argumentaire était banal. Il s’agissait peut-être d’un monologue sur la démarche de soin. Peu importe le contenu à qui a du talent. Il existe des gens qui vous rendraient intelligent rien qu’en vous lisant le décret de compétence infirmière revu et virgulé par le CEFIEC. Josiane faisait partie de ces gens-là. Je la revois, le micro à la main, rétroprojecteur allumé. Elle avait quelque chose d’Annie Fratellini. Une lueur dans le regard, comme si elle ne prenait pas réellement au sérieux les grandes étapes de la démarche de soin. En bandes dessinées. Je vous promets. Elle nous l’a fait en bandes dessinées ! Nos rires ont ponctué son exposé jusqu’à son terme. Mais il en est resté quelque chose. L’humour. La distance.

C’est peu de dire que quelque chose en elle m’a séduit. Pas la démarche de soins. Non ! Mais sa capacité à se détacher de la sorte de théorie qu’elle avait en charge d’enseigner. Comme si elle nous disait : N’écoutez pas ce que je raconte, l’essentiel est ailleurs. Comme si reprenant les mots de Charcot, elle affirmait encore et encore que la théorie, ça n’empêche pas d’exister et surtout de chercher.

“ J’ai hissé le ciel à ma voile. ”

Nous nous sommes revus, pas si souvent que je l’aurais souhaité. Nous avancions en parallèle, chacun dans notre champ. Autour du stand de « Santé Mentale », au salon de « L’infirmière Magazine », nous refaisions inlassablement un soin à notre mesure. Entre le mécréant et la dubitative, entre celle qui cherchait inlassablement une théorie de soins qui aurait pu contenir sa générosité, son écoute de l’autre et le sceptique qui refusait le prêt à soigner, entre le psy et la soin générale des passerelles naissaient. Nous avions hissé le ciel à notre voile et égrenions dans notre course folle des concepts aussi vite soupesés que posés. Nous nous sommes tournés autour, nous nous sommes reniflés, testés, toisés, jaugés, mesurés. Nous nous sommes affrontés parfois mais toujours l’humour, le respect affleuraient. « Santé Mentale » et ce que la revue représente nous rassemblait. Nous nous sommes rapprochés encore lors des journées organisées en 1996 par ISIS (Institut en Soins Infirmiers Supérieurs) : « La violence dans les soins ». Nous partagions les mêmes indignations. Nous avions les mêmes exigences.

« Je suis partie pour un ailleurs »

Un jour, elle m’a invité dans le Saint des Saints. Enseignante, responsable pédagogique, elle formait les conseillères de santé, les spécialistes cliniques. J’ai reçu cette proposition comme si elle m’invitait à partager un rare moment d’intimité. Je ne sais plus quels frères hébergeaient ISIS. Le lieu avait quelque chose de vétuste. Il sentait la poussière, le bois vieilli. Comme une école communale. J’imaginais Florence Nightingale y discutant avec Léonie Chaptal. Il régnait une atmosphère d’émerveillement que l’on ne retrouve plus dans les universités où l’on ne sait plus que bachoter. Mais notre hussarde des soins, mêlant le fond et la forme, distillait ses questions, amenait les étudiants à se remettre en question, à leur rythme. Ce fut un grand moment. Censé amener le groupe à travailler sur la question de la violence, je ne réussis pas en douze heures d’intervention à dépasser le stade des présentations ; chacun avait mûri la problématique, les réflexions ; les interventions surgissaient de partout. J’y entendis un des plus jolis exposés de ma carrière sur la contention à l’hôpital général. Il y avait une rigueur et un humanisme dans ce travail dont plus d’un ISP aurait pu s’inspirer. Le travail réalisé par une spécialiste clinique qui faisait partie d’une équipe de soins palliatifs me montra, s’il en avait été besoin, combien les deux disciplines pouvaient gagner à réfléchir de concert. Ce fut un pur moment de bonheur que le groupe et Josiane me donnèrent.

« Je veux tutoyer les étoiles »

Nous avions plein de projets en tête, notamment celui de publier les Actes des Journées ISIS. Nous avions commencé en écrivant pour la revue « Soins » un article sur la violence. Nous aurions pu tutoyer les étoiles, si un jour le crabe, la sale bête, n’avait posé ses maigres pattes sur Josiane. C’est au retour du Salon de L’infirmière Magazine qu’elle sentit les premières atteintes de son mal. Qu’importe sa localisation, un terrible combat commença pour elle et pour les amis qui restèrent à ses côtés. C’est dans les coups durs que l’on peut compter ses amis. Être atteint d’une maladie grave pour un soignant c’est presque de l’ordre de la transgression. Comme si notre statut d’infirmier(e) devait nous protéger. Mais non, nous sommes mortels, comme chaque être humain. Pas de passe-droit. Il y a là quelque chose d’insupportable pour certains soignants. Les relations s’éloignent, ne restent plus que ceux qui espèrent encore et toujours, que ceux qui frèrent et soeurent envers et contre tout. J’en connais qui donnent des leçons et qui ne sont que de minables petits escrocs du cœur (des du four et au moulin). Petites combines, petits écrits, petits sentiments. Pas la peine de les nommer, ils se reconnaîtront. Il en est d’autres qui se révèlent, qui abandonnent blouses et tailleurs et laissent vibrer leur âme.

Josiane ne se contenta pas de se battre contre sa maladie, pied à pied, malgré les rejets, malgré les espoirs constamment déçus, elle en fit un objet d’observation, d’étude. Elle remit, là, en cause autour des explications que donnaient ou non les médecins, autour de ses lectures, autour des échanges avec les soignantes l’ensemble de ses savoirs d’infirmière. A travers les actions et les réactions des soignantes vis-à-vis d’elle, elle interrogea l’infirmière qu’elle était, les soins telle qu’elle les pensait. Dans notre numéro sur la question de la spécialité, elle avait créé le personnage profondément jubilatoire de Jean Bave, un détective à la Philipp Marlowe qui enquêtait sur ceux « dont la souffrance refuse de rentrer dans les petites cases pré-étiquetées genre « maladies des boyaux du corps » d’un côté, et « maladies des boyaux de la tête » de l’autre ! »[1]

Dans ce texte, elle se définit à partir d’une double casquette : « celle d’une vieille infirmière, toujours passionnée par les soins, et qui s’est bagarrée pendant plus de quinze ans pour le développement et la reconnaissance d’une filière clinique infirmière en France ; et celle d’une usager de soins qui expérimente au quotidien depuis ces deux années les richesses et les failles de notre système de santé ... ! C’est aussi un domaine d’expertise ! »[2]

Certaines situation de soins sont plus complexes que d’autres en ce sens que les fils qui en tissent la trame sont particulièrement nombreux et enchevêtrés. « Pour aborder ce genre de situations, il faut plus de connaissances conceptuelles, plus de compétences techniques, plus d’habiletés relationnelles, une panoplie d’interventions plus large, et puis aussi probablement plus de maturité émotionnelle. »[3]

Et si les belles constructions théoriques anglo-saxonnes l’ont beaucoup fait rêver, elle expliquait aussi que : « Toute personne confrontée à une maladie somatique grave et à la prise de conscience de sa propre finitude va mettre en place quantité de mécanismes de défense, devra pour donner du sens à cette expérience, la réinterroger à la lumière de toute une trajectoire de vie. Il lui faudra tenter de ne pas se laisser submerger par l’angoisse, faire avec les modifications de son corps, avec les changements dans l’exercice de ses différents rôles, accepter les répercussions de sa maladie dans son système familial, renoncer à de plus en plus de choses jusqu’à souvent sa propre vie tout en restant pleinement vivante jusqu’au bout. ... Cette personne aura bien sûr besoin de toute une batterie d’interventions techniques hautement spécialisées, mais elle aura besoin tout autant d’un accompagnement qui exige de la part du soignant un haut niveau d’expertise relationnelle et une grande maturité émotionnelle. »[4] Je connais quelques I.P.A qui devraient s’inspirer de ses phrases. En devenant I.P.A, ils semblent avoir perdu toute polyvalence et ne s’aventureraient pas à écouter, accompagner autrement que dans un registre biomédical. Pour ça, diraient-ils, il y a l’IPA en santé Mentale.   

Jamais, non, jamais elle n’a renoncé. Elle est restée pleinement vivante jusqu’au bout. Chaque fois que nous rencontrions, en live ou au téléphone, cette question des soins revenait dans nos échanges. Elle partait de son vécu et l’interrogeait. Elle tutoyait les étoiles, quelque chose de l’ordre de sa théorie de soin à elle était en germe. J’aurai tant aimé qu’elle l’écrive, qu’elle en transmette quelque chose. Son exigence pour le soin, elle l’a portée jusque dans la maladie.

Elle tutoyait les étoiles

J’ai demandé à Chat GPT qui était Josiane Bonnet. Comme il ne la connaissais guère, en dehors de ses deux ouvrages, je me suis dit qu’il serait bien de la lui présenter même si l’avant-propos de mon ouvrage « Epistémologie du soin infirmier » lui est consacré.[5]  

Cadre-infirmier, consultante clinique, titulaire d’une maîtrise en consultation et recherche en soins infirmiers de la Webster University, directrice pédagogique d’ISIS, Josiane possédait un humour ravageur qui en faisait une conférencière écoutée. Elle avait co-écrit un ouvrage sur le burn-out [6], dirigé la traduction française de l’ouvrage de Jean Watson « Le caring : philosophie et science des soins infirmiers »[7] qui permit aux infirmières françaises de découvrir le care. Elle avait une conception large de la discipline, aux antipodes du corporatisme étroit que nous avons souvent rencontré en cours de route. Les aspects somatiques, psychiques, culturels et sociaux pouvaient, dans son esprit et sa pratique, cohabiter harmonieusement au sein d’une discipline non pas centrée sur les infirmières mais sur le soin. Nous nous rencontrâmes, une dernière fois, en 2001, sous l’égide de la revue Santé Mentale, lors d’un entretien croisé proposé par la directrice de publication.[8] Nous nous sommes retrouvés autour du micro de Catherine Talbot-Lengelé, la secrétaire de rédaction pour une discussion/rêverie sur la clinique infirmière publiée dans le dossier « Recherche clinique désespérément ». Ce fut un grand moment que l’entretien publié ne rend qu’imparfaitement. Où sont les éclats de rire ?

Je ne dirais pas que nous étions amis, nous nous sommes probablement rencontrés trop tard. Nous étions collègues, simplement collègues, confrères même si nous n’appartenons pas à une profession libérale. Confrère et sœur en clinique.

Josiane/Jean Bave conclut en faisant le constat qu’il n’aurait jamais imaginé « que pour soigner un quidam agité du bocal ou rongé par le crabe, il faille autant de savoirs et d’expertise ... Si un jour, il m’arrivait de devoir faire un petit séjour chez les blouses blanches, j’aimerais que ceux ou celles qui prendront soin de moi ne soient pas des coincés du bulbe, des asséchés du cœur, ou de simples resserreurs de boulons ! »

Quelques jours après sa mort, je recevais ces quelques mots, signés Josiane :

“ Alors, j’ai eu un coup de cœur

J’ai hissé le ciel à ma voile.

Je suis partie pour un ailleurs

Je veux tutoyer les étoiles ... ”

Que Sainte Nightingale nous préserve d’être des coincés du bulbe, des asséchés du cœur ou de simples resserreurs de boulon ! Merci Josiane !

Dominique Friard.


[1] BONNET (J), BAVE (J), « A qui profite le crime ? », in La question de la spécialité, Santé Mentale, n° 48, mai 2000, pp.37-41.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Friard D., Epistémologie du soin infirmier. De la blouse blanche à la toge universitaire, Editions Seli Arslan, Paris, 2021.

[6] BRISSETTE (L), ARCAND (M), BONNET (J), Soigner sans s’épuiser, Gaëtan Morin Editeur, Paris, 1998.

[7] WATSON (J), Le caring : philosophie et science des soins infirmiers, trad. BONNET (J) (dir.), WAINGNIER (C), CAAS (L), Edition Seli Arslan, Paris, 1998.

[8] BONNET (J), FRIARD (D), Etre en recherche permanente, Entretien, in Santé Mentale, n° 55, Février 2001, p. 25-30.

 
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