Une autre histoire du regard, A. Chalot

Une autre histoire du regard

Anaïs, une jeune infirmière, s'interroge sur la distance/proximité relationnelle à partir des soins à Alexandra, une patiente avec schizophrénie, dont elle est une des infirmières référentes. Elle revisite de fond en comble se façon d'être et de penser la relation. 

" Par une froide journée d'hiver, un troupeau de porcs épices s'était mis en groupe serré pour se garantir mutuellement contre la gelée par leur propre chaleur. Mais tout aussitôt, ils ressentirent les atteintes de leurs piquants, ce qui les fit s'écarter les uns des autres. Quand le besoin de se réchaufer les ut rapprochés de nouveau, le même inconvénient se renouvela, de sorte qu'ils étaient ballotés de ça et de là entre les deux maux jusqu'à ce qu'ils finissent par trouver une distance moyenne qui leur rendît la situation supportable. Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur vie intérieure, pousse les hommes les uns vers les autres; mais leurs nombreuses manières d'être antipathiques et leurs insupportables défauts les dispersent de nouveau. La distance moyenne qu'ils finissent par découvrir et à laquelle la vie en commun devient possible, c'est la politesse et les belles manière.Cette parabole de Schopenhauer fait écho à ma pratique professionnelle.

Infirmière depuis 7 ans, j’ai tout d’abord exercé en soins somatiques avant de découvrir les soins en psychiatrie. J’intègre en Mars 2017 un service de soins de psychiatrie générale adulte, une véritable plongée dans l’inconnu.

Mes questionnements sur la relation thérapeutique et cette soi-disant distance relationnelle nécessaire dans les soins revenaient sur le devant la scène. La relation de soins est éminemment importante en psychiatrie. Elle se construit au fur et à mesure que l’on rencontre les autres, l’Autre. On apprend à se connaître mutuellement et on bâtît ensemble cette relation. 

En arrivant dans l’établissement j’ai rapidement entendu parler d’Alexandra, une patiente qui appelle régulièrement et qui est définie par l’institution comme une patiente « chronique », tout le monde semble la connaître. Je deviens au fur et à mesure une de ses infirmières référentes et construit petit à petit sa prise en charge avec mes collègues.

  • Présentation clinique

Alexandra est une femme de 48 ans, mais a un air d’adolescente fixée dans le temps. Elle porte de grandes robes quelle que soit la saison, des longs cheveux bouclés et épars et des yeux bleus pétillants qui viennent vous interpeller sans cesse. Elle est charmante malgré sa présentation incurique, un peu comme sortie d’un conte de fée !

Elle est « adhésive », pouvant rester fixée, voire absorbée, dernière les vitres des lieux de réunions des soignants. Alexandra est logorrhéique. Son langage et son discours sont désorganisés ce qui entraîne des dysfonctionnements sociaux et personnels.

Elle est dysharmonique, dotée d’une grande intelligence et d’une grande culture générale, elle manque de capacités pratiques ce qui la rend incapable de réaliser de nombreux actes de la vie quotidienne.

Elle est en permanence envahie par des idées délirantes de persécution et mégalomaniaques.  Elle tient des propos érotomaniaques envers les psychiatres qui ont croisé son chemin au fil des années. Sa persécution est régulièrement centrée sur des problèmes d’argent, liés selon elle à sa curatrice et à l’héritage dont elle aurait été lésée. Elle se montre alors très quérulente.

Alexandra est ambivalente face à ses symptômes et se défend souvent de ne pas être schizophrène, de ne pas être érotomaniaque, de ne pas entendre de voix. Mais elle reconnaît dans le même temps la nécessité pour elle de prendre des traitements, que l’on met en place en suivant ses souhaits. Et il paraît naturel de discuter des traitements avec elle puisque c’est sa stabilisation que l’on recherche par son adhésion aux traitements et une relation de confiance mutuelle. Elle alterne entre des moments de profonde dépression et tristesse et des moments d’agitation qui la poussent à des passages à l’acte auto-agressifs.

  • Histoire de la maladie

Alexandra est fille unique. Elle vit une enfance assez solitaire. Très proche, voir en symbiose avec sa mère qui ne la laissait pas jouer ni se mêler aux autres enfants. Sa mère souffre également de troubles psychiques depuis de nombreuses années. Son père bien que présent était accaparé par sa création de peintre. Il peint majoritairement des portraits notamment de sa mère mais d’elle aussi. Les tableaux de son père occupent d’ailleurs toute une pièce dans son appartement. Elle a posé pour lui tout au long de sa vie et elle-même réalise des portraits.

Elle est une élève brillante et réussit son parcours scolaire. Elle entre, suite à son baccalauréat, en prépa littéraire. Ses troubles débutent à ses 21 ans et se présentent sous la forme d’une dissociation et de troubles de l’humeur.

Elle est très vite hospitalisée. Elle essaye différents traitements sans y adhérer pleinement. Elle n’accepte pas un traitement au long cours et est dans un déni massif de sa pathologie. Elle bénéficiera de différentes prises en charge dans des lieux de psychothérapie institutionnelle, également en soins études où elle fait de longs séjours, qu’elle finit toujours par interrompre abruptement.

Malgré ce contexte, elle passe avec succès trois licences, une d’anglais, une d’arts appliqués et une licence de lettres modernes. Elle a du mal à évoquer ses diplômes qui le répète-elle ne lui ont pas permis de travailler.  

Peu après le décès de son père, elle quitte le domicile familial et fait à 33 ans sa première expérience de vie seule, dans un appartement dont elle est propriétaire.

Toutes ses années de prise en charge quelque peu chaotiques seront émaillées de plusieurs tentatives de suicide. La dernière a été gravissime. Elle s’est défenestrée du 2e étage de la fenêtre de la chambre de l’EHPAD de sa mère sur injonction hallucinatoire. Elle a entendu la voix du diable qui lui demandait de sauter pour aller au paradis, seule fois où elle dit avoir entendu une voix.

Elle en ressort après de longs mois d’hospitalisation en soins somatiques avec des séquelles motrices invalidantes. Sa rééducation prend fin suite à une décompensation psychiatrique, avant son terme, ce qui l’a conduite à être alors ré hospitalisée une énième fois dans le service de psychiatrie avec comme projet un retour à domicile. Ce domicile si inquiétant pour elle, source de souffrances psychiques mais qu’elle veut à tout prix.

  • Début de la séquence de soins actuelle

En tant qu’équipe soignante nous tentons régulièrement de l’accompagner vers ce retour à domicile. Nous l’étayons dans tous les gestes de la vie quotidienne. Nous lui avons proposé une prise en charge souple et au plus près de ses besoins qui fluctuent au fil des semaines. Elle nous sait toujours disponibles pour elle et en fait l’expérience. Elle nous sollicite au cours des semaines pendant lesquelles elle est de retour chez elle pour manger, discuter, demander de l’aider entre autres pour utiliser son téléphone, gérer ses relations avec sa curatrice, qui sont souvent source de conflits et de projections négatives à son encontre. Et également sa relation avec sa mère, qui demeure toujours très symbiotique. Elles se téléphonent tous les jours et sont empreintes l’une vis à vis de l’autre d’une inquiétude constante, voire par moment morbide.

Pour faire au mieux ce travail et répondre aux demandes d’Alexandra, nous avons mis en place une « constellation transférentielle ».

Nous sommes plusieurs infirmières impliquées dans son suivi, ainsi qu’un psychiatre sur le CMP et un psychiatre sur ces temps d’hospitalisation qui ne changent jamais. Nous avons des positions différentes dans sa prise en charge, de par nos métiers différents, l’institution nous donne donc des rôles différents. Mais également de par nos sensibilités différentes, nos personnalités différentes qui font de nous des êtres singuliers et qui nous donnent à chacun un rôle personnel dans la prise en charge. Cette multitude de soignants autour d’un même patient permet une constellation transférentielle et le transfert dissocié.

Le patient peut investir l’institution et les soignants de la même manière qu’il investit son environnement. Cela permet d’ouvrir la possibilité à des transferts multiples et davantage subjectivés par le patient.

Nous travaillons étroitement avec sa curatrice, ainsi qu’avec les personnels de l’EHPAD qui prennent en charge sa mère. Notre démarche s’inscrit dans un projet de soins, une planification de soins, qui nous permet de lutter les uns et les autres contre la désorganisation psychique d’Alexandra, qui autrement nous envahirait également.

  • Distance relationnelle

Au début de notre rencontre, je l’ai appelé par son nom de famille. Lorsqu’il a été posé en équipe que j’étais une de ses soignantes référentes je me suis mise à l’appeler par son prénom. Je ne sais pas trop comment expliquer cette utilisation du prénom à partir de ce moment, peut être en corrélation avec notre implication dans son quotidien, dans son intimité. Elle-même nous connait tous et nous appelle par nos prénoms. Elle est avide de détails personnels sur nous. Elle a une mémoire phénoménale et engrange toutes les informations qu’on lui donne au fil des années.

Dans ce même temps je l’aide dans son hygiène quotidienne et entre autres autour d’un bain de façon régulière. C’est un moment qu’elle apprécie car, comme elle me le dit, elle a toute mon attention pour elle, je l’aide à prendre soin d’elle, de son corps. Au décours de ce soin elle me parle de son rapport à son corps, de sa prise de poids liée aux traitements et qu’elle regrette son apparence de ses jeunes années. Elle n’a pas une pleine conscience de ce corps qui lui appartient et dont elle peut décider de qui le touche, qui le voit, dont elle ne perçoit pas toujours les limites.

Au décours de ce soin nous écoutons ses musiques préférées, souvent de la musique classique ou des classiques de la variété française, toujours des chansons tristes qu’elle  préfère car elles lui ressemblent m’a-t-elle dit un jour.

Cette explication m’a attristée en me faisant entrevoir la solitude et la tristesse qui sont siennes.

Alors qu’en est-il de cette « distance thérapeutique », quand nous partageons des moments aussi intimes, aussi intenses ?

La distance et la proximité dans les soins sont « les faces opposées d’une même médaille. »[1]

Pour pouvoir oser la relation avec le patient il faut avoir la capacité de la doser et d’interroger la notion de « proximité » et de « distance » avec lui. On peut pour cela s’appuyer sur l’équipe soignante pour nous aider dans ce « dosage ».

J’ai eu l’occasion de faire de nombreuses VAD chez elle et au domicile familial.  Domicile familial qui a été conservé après le décès de son père et le placement en EHPAD de sa mère, et qu’Alexandra considère comme un refuge notamment dans ses moments de grande angoisse. Quelle intimité une nouvelle fois partagée avec elle.

J’ai vécu avec elle des moments très difficiles émotionnellement pour elle, notamment j’ai dû aller au domicile familial où elle a dû faire un tri rapide et quitter cet appartement en ne sachant pas quand elle pourrait y retourner car elle n’en a plus les clés. C’était très dur pour elle et j’ai essayé de l’accompagner au mieux de mes capacités et de l’entourer. Comment après un tel moment rester dans la distance avec elle et ne pas au contraire laisser une certaine proximité ?

Le docteur Kapsambelis a montré dans ses différentes publications l'importance de la confiance accordée au patient. Freud a lui-même défini "l'alliance thérapeutique comme une base nécessaire pour tout traitement psychiatrique."[2]

Il faut bien sûr que les patients fassent confiance aux soignants ce qui est facilité par notre disponibilité, notre capacité à respecter le temps de chaque patient ainsi que notre bienveillance. 

Il décrit ensuite la confiance à accorder aux patients comme un élément essentiel de la thérapeutique psychiatrique. 

Epic porc

  • La référence infirmière pendant un moment aigu de soin

Au décours d’un moment d’hospitalisation à temps plein, Alexandra souhaite que je prenne le relais d’un appel téléphonique qu’elle avait avec sa curatrice. L‘échange qu’elles avaient était houleux.  Nous étions à ce moment-là isolées toutes les deux dans un bureau loin de l’équipe soignante. Alexandra s’est brutalement agitée, elle était « hors d’elle ».

Elle n’entendait rien, hurlait son mal être en postillonnant. Elle m’a acculé contre le mur et s’est avancée encore plus près de moi. Je me suis sentie totalement envahie psychiquement et physiquement ce qui m’a conduit à me protéger en levant un bras devant moi.

Une accalmie s’est produite et j’ai pu me dégager. Nous l’avons reçu en entretien médical très rapidement, elle était plus calme et s’est excusée plusieurs fois.

Lors de ce moment aigu, je me suis sentie envahie psychiquement et physiquement. J’ai levé le bras pour me protéger de son débordement, je n’en n’avais pas conscience sur le moment. Elle a rencontré mes limites en me coinçant contre un mur pour que nous prenions conscience toutes les deux de son mal être.

Elle m’a fait peur mais non pas physiquement, je lui fais confiance et ne me suis jamais sentie en danger. Je me suis sentie impuissante. J’ai perçu la profondeur de son mal être, de sa folie dans ses cris et cela a été insupportable pour moi.

Lors de ses crises majeures Alexandra est impressionnante par la profondeur de sa souffrance et sa tristesse, de plus elle conserve une bonne capacité de raisonnement et un esprit vif.

Pendant la période entourant cette crise, j'étais la seule de ses soignantes référentes à être présente donc elle me sollicitait naturellement beaucoup. 

Toutes ces difficultés j’ai pu les partager avec mes collègues mais également avec Alexandra lors d’entretiens que nous avons eus par la suite avec son médecin et mes collègues infirmières impliquées dans sa prise en charge.

J’ai pu lui dire que je m’étais sentie débordée par ses symptômes et même si je savais qu’elle ne m’aurait jamais frappé j’ai eu l’impression qu’elle avait débordé sur moi. Elle m’a immédiatement dit qu’elle ne m’aurait jamais frappé parce qu’elle m’aimait beaucoup. Cette phrase n’est pas anodine et elle dit souvent qu’elle m’aime beaucoup.

Nos ressentis et nos émotions vis-à-vis du patient peuvent nous aider à mieux comprendre sa clinique et nous guider dans sa prise en charrge, il serait donc intéressant de pouvoir les expérimenter. 

"Il faut apprendre à utiliser ses émotions comme une force, comme ce qui nous permet de mieux comprendre, de mieux prendre soin, et non les craindre comme  ce qui risque de nous détruire.[3]

Je trouve que cette citation reflète mes difficultés à mes débuts, cette peur de franchir une ligne en m'impliquant trop émotionnellement mais en même  temps me sentir naturellement poussée à ne pas rester de marbre et à impliquer un peu de moi dans mes relations de soin. Devoir se contenir et se contrôler tout en restant en même temps authentique et naturelle dans mes réactions et ma façon de faire. Il faut faire un travail d'équilibriste ! Je trouve que l'authenticité du soignant dans la relation de soins est indispensable et permet une confiance mutuelle nécessaire. 

"Le soin relationnel est l'ensemble des actes et dispositions mobilisées par un soignant pour répondre à une souffrance psychique."[4]

Ce soin est donc par nature intersubjectif puisqu'il concerne deux sujets qui sont chacun touchés par le vécu spécifique de l'autre. 

Un moment intersubjectif voulu, possible et encadré par un savoir spécifique peut devenir un sooin relationnel. On entend voulu comme relevant d'une intention de mieux être de l'autre. 

Possible qui s'inscrit dans une disponibilité physique, cognitive et émotionnelle, et enfin encadré comme  professionnalisé par des savoirs. La professionalisation permet de gérer son propre engagement en effectuant un travail d'objectivation. 

Ce travail peut être fait en donnant du sens aux expériences que l'on fait et les réunions cliniques peuvent en être un outil ainsi que les analyses de pratique. 

On peut utiliser la réflectivité reflet pour maîtriser  notre subjectivité, c'st-à-dire être capable de raisonner sur la situation et l'image de soi. 

L'intersubjectivité impose un partage affectif qui rend compliqué le "décollement sans briser ce partage". 

Il faut donc pouvoir s'appuyer sur des savoirs qui nous permettrons de  mieux comprendre ce qui se passechez l'autre et de maîtriser ce qui se passechez nous-mêmes. 

La mise en écriture de cet épisode clinique m'a permis de mieux  percevoir les enjeux  qui se jouaient dans cette relation. Je ne craignais plus la proximité. 

J’ai pu mettre des mots sur mon ressenti, conscientiser cette relation et légitimer pour moi les sentiments qu’elle me renvoie.

Penser les ressentis douloureux ou négatifs exprimés par le patient permet de ne pas les laisser nous envahir, au moment de cette crise aigüe d’Alexandra je n’ai pas pu faire ce travail et je me suis laissée envahir. Par la suite j’ai ressenti le besoin d’en parler, d’« évacuer » et j’ai pu le faire avec des collègues dont je suis proche ce qui m’a permis de mettre à distance cette souffrance comme étant celle d’Alexandra et non pas la mienne. Je peux l’accompagner dans cette souffrance si je n’en suis pas envahie et que j’arrive à garder une certaine distance. La distance se trouve là, je ne peux pas me laisser envahir par la souffrance et doit donc garder une distance par rapport à celle-ci mais accepter et laisser la proximité s’installer dans la relation.

Cet écrit me permet aussi de rendre tout son sens à cette prise en charge et ne pas perdre de vue l’objectif commun à toutes les parties en jeu, qu’Alexandra ait une vie qui la satisfasse dans un environnement dans lequel elle puisse évoluer en sécurité psychique et physique.

Je comprends mieux les symptômes et les difficultés d’Alexandra ce qui me permet d’y répondre de manière plus adaptée. En parcourant son anamnèse j’ai découvert des faits à son sujet que j’ignorais jusque-là. Patiente supposée « chronique » mais elle ne nous a pas encore livré tous ses secrets !

  • Equilibre de la relation soignant/soigné

Depuis quelque temps Alexandra se plaint d’avoir perdu son talent et de ne plus réussir à dessiner. A tour de rôle on essaye prudemment de la motiver et de la valoriser pour qu’elle redessine mais elle n’y arrive pas ou elle n’est pas satisfaite de ce qu’elle fait.

Puis un weekend, lors d’une hospitalisation, Alexandra me demande si je peux poser pour elle afin qu’elle fasse mon portrait. J’accepte en lui disant qu’on n’a jamais fait mon portrait mais que je suis curieuse de le voir.

On s’assoit ensemble, seules, dans un bureau en laissant la porte ouverte car je devais rester attentive au service. Je prends un article que je voulais lire et je pose pour elle en le lisant.

Mais elle a besoin que je regarde devant moi donc j’arrête de lire et je l’observe en train de m’observer.

Son regard est professionnel, elle est habitée par ce qu’elle dessine, elle est concentrée et le reste pendant cette heure de dessin, ce qui est très inhabituel pour elle. A ce moment-là j’ai en face de moi une peintre.

Elle a des mimiques de concentration, elle a un regard affuté, précis, elle corrige ce qui ne lui convient pas, a le souci du détail et veut que ce portrait soit le plus fidèle possible.

Elle termine le dessin en me faisant une dédicace dessus et en le signant avant de me l’offrir. J’en fais une copie pour elle, elle est fière du résultat.

La laisser me dessiner m’a semblé logique et c’était un moment agréable à partager avec elle, j’ai connoté sa concentration et son application et l’ai remercié de ce « cadeau ».

Elle m’a répondu « c’est le moins que je puisse faire pour vous Anaïs après tout ce que vous faites pour moi ».

  • Evolution de ma pratique soignante

Je pense que je n’aurais pas été capable de partager ce moment au début de mon exercice. Déjà d’une part parce que je ne la connaissais pas assez pour me le permettre mais également parce que je ne me connaissais pas moi-même en tant que professionnelle.

Travailler en psychiatrie m’a fait beaucoup évoluer, être dans cette référence m’a fait beaucoup me questionner et donc réajuster, apprendre de mes erreurs, me sentir plus en confiance avec elle pour me permettre des choses et tenter différentes approches.

Ce changement de vue m’a aussi renvoyé à la toute-puissance soignante. Au début de ce travail je projetais sur Alexandra mes propres besoins : avoir un intérieur propre et rangé, manger équilibré, avoir une tenue propre et adaptée, avoir une hygiène corporelle irréprochable.

Travailler avec Alexandra et faire ce travail d’écriture m’ont renvoyé de l’humilité.

J’ai changé mon attitude pour abandonner cette toute-puissance dont j’avais besoin pour me rassurer et pour avancer dans la relation du début pour me laisser porter par Alexandra et notre relation qui évolue au fil du temps. J’apprends tous les jours à écouter ce qu’elle dit et ce qu’elle ne dit pas pour ajuster ses soins, son projet mais j’essaye de ne plus projeter sur elle mes propres attentes.

C’est un travail sur soi d’humilité et de mise en danger en sortant de ce que l’on connaît, de notre zone de confort rassurante pour aller au-devant de l’autre et le rencontrer dans toute sa singularité.

Une confiance mutuelle a été indispensable et il a fallu du temps pour la mettre en place et l’éprouver au fil du temps. S’il n’y avait pas eu cette confiance mutuelle le travail n’aurait pas pu être fait de la même façon.

« On pourrait envisager les soins en psychiatrie […] comme un accompagnement pour aller mieux et pouvoir reprendre le cours de sa vie. »[5]

Aujourd’hui Alexandra est de retour chez elle, stabilisée depuis plus d’un mois maintenant.

A sa demande nous avons mis en place l’hôpital de jour, un SAMSAH qui l’accompagne dans le réinvestissement de son domicile, une infirmière libérale qui lui délivre le traitement quotidiennement le matin (selon sa préférence), et bien sûr son suivi au CMP avec les IMR mensuelles. Autour de tout ce dispositif ma collègue et moi avons toujours une place pour le moment, nous coordonnons les différents intervenants, on reste pour elle un lieu d’accueil inconditionnel et on la voit régulièrement pour dîner ou participer aux ateliers dans le cadre d’un accueil à temps partiel.

La notion de référence soignante est centrale dans cette situation, Alexandra et moi avons appris à nous connaître et lorsqu’elle était en crise il y a quelques mois elle m’a fait confiance pour recevoir sa souffrance et l’aider à la gérer, ce que j’ai alors pris comme une faute de ma part était en fait la confiance qu’elle m’accordait qui s’exprimait.

Dans ce type de prise en charge complexe pour une patiente gravement malade il est important de trouver le bon étayage qui permet de lui assurer une sécurité psychique et physique mais qui ne l’étouffe pas pour autant et lui laisse la liberté de déambuler à loisirs et de mener sa vie comme elle l’entend.

Après 3 ans à lutter et à se battre pour ce projet Alexandra a atteint une stabilité psychique qu’elle n’avait plus connu depuis de nombreuses années, elle a même pu dire qu’elle n’est ni logorrhéique ni muette mais qu’elle est bien.

  • Conclusion

 « La clinique infirmière en psychiatrie ne consiste pas à « faire du soin » en apportant une réponse codifiée. Elle est faite d’écoute, de réassurance, de confiance. »[6]

Elle est basée sur notre singularité, nos qualités, nos expériences, notre façon d’être. Elle ne peut reposer sur des protocoles établis. L’écoute est un soin primordial en psychiatrie et n’est pas chose facile.

Patients et infirmiers partagent un temps de vie qui permet de construire au fur et à mesure une relation de confiance nécessaire et indispensable aux soins.

On apprend tous les jours grâce à nos collègues, à travers cette équipe soignante dont nous faisons partie, qui nous donne un cadre et nous permet à chacun de nous exprimer en sécurité et de nous laisser aller à une improvisation qui conduit à des prises en charge aussi singulières que le sont chacun des patients.

 

Anaïs Chalot, Infirmière ASM XIII.


[1]FRIARD Dominique, OSER LA RELATION ! « Santé Mentale » N°234 PAGES 20 à 21 ISSN 1273 7208

[2]KAPSAMBELIS Vassilis, LA QUESTION DE LA CONFIANCE EN PSYCHIATRIE, « Santé mentale »10/2015  N° 201 PAGES 28 à 32 ISSN 1273-7208

[3]GINESTE Yves, PELLISSIER Jérôme, DE LA SOLITUDE A L’HUMANITUDE, « Santé Mentale » 09/2005 N°100 PAGES 38 à 43 ISSN 1273 7203

[4] MERKLING Jacky, METTRE EN ACTE LE SOIN RELATIONNEL, « Santé mentale » 09/2018 N° 230 PAGES 36 à 41 ISSN 1273 7208

[5]http://ancien.serpsy.org/colloques_congres/compte-rendu/cottin.html 1ere journée de l’association SERPSY 17 Mars 2000 THERAPEUTIQUE ET TOC !

[6] IREP Doris, DE LA PEUR DU FOU A LA RENCONTRE DU PATIENT. A l’écoute de la folie. Avec un collectif d’infirmiers en psychiatrie. Nouvelle revue de psychosociologie 2007/2 N°4 PAGES 159 A 179

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