Le Goff J-P, La Barbarie douce. La modernisation aveugle des entreprises et de l'école

« La barbarie douce

La modernisation aveugle des entreprises et de l’école »

Jean-Pierre Le Goff

Barbarie douce

Un ouvrage important qui permet de faire un saut de côté et d’appréhender le contexte des discours officiels qui vise à justifier la modernisation des hôpitaux et des soins.  Entreprise, école, justice, hôpital même combat !

« Du haut en bas de la hiérarchie, on peut alors assister à une déstabilisation en chaîne. Chaque responsable a tendance à se décharger de ses propres responsabilités, à communiquer son stress et son angoisse à ses subordonnés, et chaque échelon hiérarchique peut les reporter à l’échelon inférieur jusqu’au personnel d’exécution.

Dans cette logique, l’échec n’est pas de mise ? Chacun est censé être impliqué totalement dans le travail et être constamment à l’optimum de ses performances, quelles que soient ses conditions de travail, son statut et sa rémunération. Les cadres et les personnels sont maintenus sous pression dans une situation d’instabilité permanente. » (pp.22-23)

L’auteur

Né en 1949, Jean-Pierre Le Goff, philosophe de formation, est sociologue au Laboratoire Georges-Friedmann (Paris I-CNRS). Il préside le club Politique Autrement, qui développe une réflexion sur les conditions d'un renouveau de la démocratie dans les sociétés développées. Il travaille sur l’évolution de la société et plus particulièrement sur les paradoxes de Mai 1968, sur la formation, les illusions du discours managérial en entreprise, sur le stress et la souffrance au travail.

Sa lecture des phénomènes sociaux met en lumière les idées, les croyances, les représentations qui imprègnent plus ou moins consciemment la société, les acteurs sociaux et les politiques. Il privilégie l’étude de l’arrière-fond culturel qui détermine un certain « air du temps » qui ne se réduit pas à des modes mais révèle des mutations plus structurelles et donc plus profondes.

Il est notamment l'auteur, aux éditions La Découverte, de Le mythe de l'entreprise, (1992) Les Illusions du management (1996), Le Tournant de décembre (en collaboration avec Alain Caillé) (1996), Mai 68, l'héritage impossible (1998).

Dans « La fin du village. Une histoire française », publié en 2012, il décrit la mentalité et le style de vie des habitants de Cadenet, une collectivité « villageoise » situé dans le département du Vaucluse, au sud du Luberon. Il y distingue la pauvreté ancienne et ce qu’il nomme la « déglingue » qui désigne un état de désaffiliation et de destruction lié à la combinaison du chômage avec les décompositions familiales et l’érosion des anciennes formes de solidarité collectives dans le travail t les lieux d’habitation. Ce phénomène est marqué par le sentiment d’être socialement inutile et rejeté du monde commun. On retrouvera ces « déglingués » vêtus d’un gilet jaune, sur les ronds-points.

« La nécessité de l’articulation de la formation et de l’emploi est affirmée avec force et la logique des compétences va devenir hégémonique : « Il faut, écrira un spécialiste, faire passer la démarche « bilan de compétences » dans les schémas de pensée. Au niveau individuel tout d’abord, s’il est vrai qu’il faudra changer complètement d’orientation quatre à cinq fois dans la vie professionnelle et d’activité tous les quatre ans, alors il faut faire pénétrer dans les esprits de ceux que nous formons, jeunes comme adultes, l’idée : de solliciter leur évaluation et que celle-ci soit formalisée ; de faire valoir cette évaluation face aux autres et notamment pour l’embauche. » (p.92)

L’ouvrage

Le Goff commence par faire le constat qu’en une vingtaine d’années, les changements opérés dans l’entreprise sont considérables. Les qualités et comportements requis dans le travail vont désormais au-delà des strictes compétences professionnelles, ils impliquent des comportements qui relevaient antérieurement de la sphère privée et de la liberté personnelle. La notion confuse de « savoir-être » induit une approche psychologisante et moralisante en termes de bons comportements qui permet les manipulations les plus grossières. Le vecteur de cette évolution serait un langage et des pratiques copiés sur ceux du management moderne dit « participatif ». L’idéologie contemporaine de la modernisation se veut adaptative : elle enjoint aux hommes « d’épouser les fluctuations d’un monde en éternel changement, de promouvoir des dynamiques capables d’intégrer les exigences d’une réalité en redéfinition perpétuelle ».

Cette rhétorique du changement masque des points aveugles. Moderniser oui mais pour quoi faire, pour aller où ? A défaut de réponses véritables qui éclaireraient le chemin, des petites idéologies (la pédagogie, le management) nées de la crise des grands discours de référence antérieurs, suscitent beaucoup d’angoisse et de culpabilité. Il importe donc de démystifier ce genre de représentations.

Ambiguës, contradictoires, manipulatrices, culpabilisatrices, déstructurantes ces pratiques visent à dissoudre la réalité sociale, les liens inter-individuels et collectifs et livrent aux patrons du public et du privé, des salariés encore plus soumis, stressés, désorientés et adaptables. Cette barbarie « douce », ne s'impose pas par le fer et le feu mais utilise des termes positifs et consensuels que personne ne peut raisonnablement refuser comme : autonomie, participation, convivialité, aide, soutien, motivation, savoir-être. Nous pouvons retrouver là quelques éléments repris et prolongés par Camille Bernardini, Pascal Levy, Laurent Rigaud, Anaïs Sparagna et Sebastien Firpi dans le texte : Moment de décontamination de la novlangue managériale, présenté le 13/10/2023 au colloque « L’impossible est notre métier » : Moment de décontamination de la novlangue managériale (serpsy1.com)

L’ouvrage se divise en deux parties : une partie descriptive qui dépeint cette modernisation à tout prix et une partie analytique qui cherche à comprendre comment on en est arrivé là.

Le discours de la modernisation repose sur une éthique et des outils forcément libérateurs. A l’autorité qui vient d’en haut a succédé une indifférenciation statutaire qui rassemble des professionnels égaux qui s’informent mutuellement de la bonne marche des services. Face à la mondialisation, à la montée de la violence et des incivilités, à l’arrivée de nouvelles technologies il s’agit de s’adapter par une rupture radicale avec les manières d’agir et de penser antérieures. La grande différence avec la « révolution permanente » est que le « grand changement » ne dépend plus du tout de choix politiques. Des évolutions aveugles dictent les révolutions. Le politique n’est plus qu’un modeste gestionnaire, « surfant sur la demande sociale », qu’il ne maîtrise pas mieux que n’importe qui. L’avenir n’a plus de contenu réel, personne n’est capable de dire où l’on va vraiment ; l’avenir est présenté comme incertain, et non pas véritablement comme radieux. On voit çà et là des managers qui cherchent à « anticiper un avenir flou dans des situations mouvantes » ! Le changement devient la norme, il n’y a donc plus de normes du tout. On débouche ainsi sur un monde sans repères, tout change et tout doit changer. Cette modernisation vide désarçonne et fait peur ; elle rend en grande partie le monde invivable.

Les outils de la modernisation sont essentiellement des logiciels d’évaluation des compétences présentés comme des aides à l’autonomie ! Le salarié est invité soit à répondre à un questionnaire ressemblant à un test psychologique, soit à être jaugé par son chef de service à travers un certain nombre d’items, de critères de comportement et de motivation. Toutes ces grilles d’évaluation pivotent sur la trilogie « savoir, savoir-faire et savoir-être ». Les mots creux de la gestion omniprésente conduisent à un néo-moralisme qui provoque le sentiment de culpabilité de ses victimes. L’individu « autonome » est, en réalité, renvoyé à d’écrasantes responsabilités : savoir changer dépend de lui.

L’intérêt pour les soignants

Il n’apparaîtra évident qu’à ceux qui considèrent l’aspect politique de l’acte de soigner et la nécessité d’analyser les discours qui nous sont opposés. Autant dire qu’en ces temps d’ordre et d’adaptabilité des soignants aux contraintes économiques nous serons peu à le lire. Dommage ! L’ouvrage rend compte des évolutions les plus contemporaines. Le  phénomène depuis 1999 n’a cessé de s’aggraver et de monter en puissance.  

Dominique Friard

Notes

  1. LE GOFF (J.P), La barbarie douce, La modernisation aveugle des entreprises et de l’école, Editions La Découverte, Sur le vif, Paris, 1999.

Date de dernière mise à jour : 28/12/2023

Ajouter un commentaire